Le mythe du lecteur haïtien monolingue (1)
Par Nadève Ménard
École normale supérieure, Université d’État d’Haïti
Revue Haïti Perspectives, vol. 4 • no 2 • Été 2015
Article reproduit en novembre 2020
Résumé
Dans cet article, l’auteure remet en question deux idées reçues dans le domaine des études littéraires haïtiennes : d’abord, que la production littéraire des Haïtiens en français est surtout destinée aux étrangers ou aux Haïtiens de l’élite, et ensuite, qu’il existe un lecteur haïtien monolingue en attente d’œuvres littéraires à lire. Elle montre que les écrivains haïtiens visent un lectorat haïtien et que ce lectorat ne se résume pas à l’élite économique du pays. Ceux qui lisent des textes littéraires en Haïti ont été scolarisés et ne sont donc pas des lecteurs monolingues. En fait, l’auteure montre qu’il est dangereux de faire correspondre chaque classe sociale à une langue distincte, de voir le monolinguisme comme caractéristique de l’Haïtien authentique ou encore de considérer le créole comme une langue essentiellement orale. Ce sont autant de gestes qui limitent les possibilités des Haïtiens (lecteurs et écrivains compris) ainsi que leurs langues.
Rezime
Nan atik sa a, fi ki ekri a ap kesyone de (2) lide ki ap sikile nan domèn etid literati an Ayiti : an premye, kesyon pwodiksyon literati an franse an Ayiti se sitou pou etranje ak Ayisyen ki nan lelit la, dezyèmman, lektè ayisyen yo, se nan yon sèl lang yo li epi yo ap tann liv pou yo li. Otè atik sa a, ki se yon fi, vle montre ekriven ayisyen yo ap ekri pou Ayisyen epi moun sa yo se pa sèlman moun ki gen kòb ki ap viv nan lelit la. Moun ki li dokiman literè an Ayiti yo te pase lekòl, kidonk, se pa nan yon sèl lang yo konn li. Anfèt, otè a demontre se yon danje pou yo fè chak klas sosyal koresponn ak yon lang espesifik, epi pou yo konsidere konesans yon sèl lang lan tankou makfabrik Ayisyen natif-natal la, oubyen ankò pou yo konsidere lang kreyòl la tankou yon lang esansyèlman oral. Tout se konpòtman ki limite kapasite Ayisyen yo (lektè kou ekriven) ansanm ak lang yo pale yo.
Il est commun de faire référence à la langue française comme à la langue de l’élite dans le contexte haïtien, tandis que le créole est reconnu comme la langue du peuple. Le dicton le dit : « Kreyòl pale, kreyòl konprann ». Mais il est temps de dépasser ce paradigme simpliste dans le discours critique. Alors que la Caraïbe est célébrée pour son métissage et son multiculturalisme, il y a un déni de la pluralité linguistique des Haïtiens dans le discours universitaire. À titre d’illustration: En 2011, j’ai participé à un panel sur la littérature haïtienne de l’après- séisme. Lors de la discussion qui s’en est suivie, quelqu’un a noté que les livres mentionnés dans ma présentation, bien qu’écrits par des auteurs haïtiens, ne visaient pas un public haïtien, étant donné qu’ils étaient écrits en français, et souvent publiés en France. Cette façon de voir les choses m’a tout de suite intriguée puisque depuis la douzaine d’années que j’enseigne la littérature haïtienne en Haïti, il ne m’est jamais venu à l’esprit que les livres que je lis avec mes étudiants ne nous soient pas destinés. Je me suis donc mise à me poser des questions sur l’image d’Haïti qui rendait possible une telle perspective. En fait, le statut du français en Haïti est beaucoup plus complexe que ce qu’on a tendance à présenter.
Haïti est souvent représentée comme une société qui comprend seulement deux groupes: la majorité authentique constituée de locuteurs monolingues du créole qui seraient pauvres, sans éducation formelle, analphabètes et rudes travailleurs, et une minorité aliénée constituée de locuteurs du français qui seraient tous riches, formellement instruits et en train d’opprimer les membres du premier groupe. S’il est vrai que les divisions de classes en Haïti demeurent assez rigides, cela pose quand même problème de faire correspondre une langue à chaque classe, d’autant plus qu’une de ces langues, le créole, est parlée par tous. Et que fait-on des habitants des villages frontaliers par exemple, qui sont souvent bilingues en créole et en espagnol, ou des rapatriés des Bahamas, des Turks et Caicos ou encore des États-Unis qui parlent l’anglais? Si elle s’appuie sur une situation sociologique bien réelle, c’est-à-dire un système éducatif en faillite et une disparité socioéconomique alarmante, l’idée que la simple capacité d’utiliser une langue autre que le créole haïtien place une personne dans la catégorie sociale la plus élevée est néanmoins fausse.
Selon Michaëlle Ascencio :
« Cette caractérisation de la situation haïtienne comme étant formée par deux communautés linguistiques distinctes […] permet de préciser que ce 13 % de la population qui parle les deux langues fait partie de la bourgeoisie urbaine, définie comme la classe qui se tourne vers les valeurs occidentales. Elle permet aussi de situer le romancier haïtien comme membre de ce groupe qui parle créole et français, et comme individu qui possède, comme d’autres intellectuels et artistes, la compétence pour utiliser le français oral et écrit à des fins académiques, politiques, scientifiques et artistiques2. »
Cette représentation manichéenne de la situation linguistique haïtienne s’accompagne d’un jugement de valeur, à savoir que tous les Haïtiens francophones souscrivent à des valeurs occi- dentales, à des valeurs étrangères à une prétendue identité culturelle authentique. Par exemple, le critique littéraire Maximilien Laroche affirme :
« On sait en effet que de par le fait de la diglossie haïtienne la différence culturelle du français et du créole est aussi une dif- férence sociale de classes. Seuls ceux qui sont passés par l’école parlent, lisent et écrivent le français. Et comme il ne s’agit que d’une minorité (dix pour cent de la population) celle-ci devient, de par la possession même des leviers de commande que l’instruction lui remet, une minorité possédante et dominante3. »
En d’autres termes, par le simple fait d’aller à l’école et d’y recevoir une éducation, on serait capable d’intégrer la classe dominante et d’exercer un certain pouvoir dans la société.
Le linguiste et poète Robert Berrouët-Oriol voit la situation différemment pourtant et remet en question cette alliance quasi naturelle entre classe et langue. Dans un ouvrage collectif sur la situation linguistique haïtienne, il pose la question suivante :
«Comment, par exemple, situer un élève des classes terminales d’un lycée public, né et vivant dans un quartier populaire de Port-au-Prince, dont les parents unilingues créolophones sont de très pauvres petits commerçants de manje kwuit et qui s’exprime dans un français relativement bien maîtrisé ? Appartient-il, par la magie d’un erratique cliché, aux “classes dominantes” du seul fait qu’il a appris le français à l’école4 ? »
On ne peut que répondre « non » à une telle question. En effet, même si on peut affirmer que la maîtrise du français est une condition nécessaire à l’appartenance aux classes dirigeantes, elle est loin d’en être une condition suffisante. De nombreux jeunes sont dans la situation décrite par Berrouët-Oriol : enfants de parents pauvres et analphabètes qui parviennent à les envoyer à l’école5. Mais les représentations traditionnelles de la situation linguistique haïtienne ne tiennent pas compte de ces élèves.
Le poète Georges Castera aussi nous met en garde contre les tentatives d’appréhender la situation linguistique haïtienne par le seul biais des divisions de classe. Dans un entretien, il déclare :
« Je me refuse à penser que le français dans notre pays serait seulement la langue des nantis, et le créole exclusivement celle du peuple. Penser ainsi serait entre autres attribuer une essence aux langues, une fois pour toutes faisant abstraction des pratiques langagières, qui, elles, ont un caractère de classe6. »
Castera ne prétend pas qu’on devrait occulter les questions de classes, mais dit plutôt qu’il ne faut pas les normaliser, les voir comme des caractéristiques essentielles. L’insistance sur le statut monolingue d’une classe comme marque d’identité cache d’autres aspects plus urgents du conflit de classes. Il est beaucoup plus facile d’apprendre une deuxième ou troisième langue que de changer de statut social. Présenter tous les fran- cophones comme faisant partie de la classe dominante donne la fausse impression que tout ce qu’on doit faire pour améliorer ses conditions de vie est d’apprendre le français. Les choses ne sont malheureusement pas aussi simples.
Les représentations de la langue française dans le contexte haïtien qui présentent tous les locuteurs de français comme faisant partie de la même classe sociale signifient aux gens de conditions modestes qui ont appris le français qu’ils n’auraient pas dû le faire ou sont moins authentiques pour l’avoir fait (on peut faire la comparaison avec les Noirs américains accusés de se comporter en Blancs quand ils utilisent un anglais standard).
Il me semble que plutôt que de considérer des limitations linguistiques comme des caractéristiques essentielles, on devrait faire l’effort d’encourager l’inclusion de plus de langues dans le répertoire de tout Haïtien. Il faut reconnaître que toute cette discussion pourrait être considérée comme inutile si la population francophone des classes économiques inférieures était numériquement négligeable. Or, en 2010, l’Organisation internationale de la Francophonie a identifié 12 % de la population haïtienne comme parlant couramment le français avec un autre 30 % identifié comme étant des francophones partiels7. Cela voudrait dire que 42 % de la population haïtienne aurait un certain degré de connaissance du français. Le corps estudiantin de l’Université d’État d’Haïti comprend plus que 20 000 étudiants8. Les jeunes qui fréquentent les universités publiques ne sont certainement pas représentatifs des clans haïtiens les plus riches, dont les enfants ont tendance à étudier à l’étranger ou dans les institutions supérieures privées. Cependant, ce sont des francophones (avec des niveaux de compétence dans la langue qui varient) et ils consomment la littérature nationale dans les deux langues. Dans un entretien datant de 1998, les propriétaires de la librairie La Pléiade, probablement la plus importante du pays, affirment : « Paradoxalement – et cela n’a pas changé depuis la création de cette librairie – les gens qui forment notre clientèle proviennent pour la grande majorité d’une catégorie à faible pouvoir d’achat. Ils sont étudiants à l’université, professeurs du secondaire ou de l’université9.» C’est aussi ce même public qui achète et lit les livres usagés vendus dans la rue ou dans les kiosques aux alentours des universités publiques.
Les écrivains haïtiens, comme les libraires, savent bien que ceux qui achètent des livres ne sont pas principalement issus de l’élite économique du pays. En témoigne le fait que les auteurs haïtiens qui publient régulièrement à l’étranger, quel que soit leur pays de résidence, publient aussi des éditions haïtiennes de leurs textes qui seront vendues à des prix plus abordables que les versions originales. Les livres haïtiens écrits en français visent donc les Haïtiens. Le français n’est peut-être pas parlé ni compris par tous les Haïtiens, mais il n’est pas une langue étrangère en Haïti. Il fait partie du patrimoine haïtien. Les Haïtiens qui ne maîtrisent pas le français sont conscients du fait qu’il leur manque un élément auquel leurs compatriotes ont accès. Comme le dit Lyonel Trouillot dans (Re)penser la citoyenneté, les citoyens haïtiens ont tous droit aux deux langues : « Deux langues (le créole et le français) pour chaque Haïtien. Constituer un patrimoine linguistique commun à tous. Démocratiser l’une. Valoriser l’autre. Parallèlement. Tant qu’il y aura appropriation privative de l’une par un petit groupe, même la valorisation systématique de l’autre ne comblera pas le déficit de citoyenneté dans ce domaine10. »
Plusieurs auteurs haïtiens écrivant aujourd’hui utilisent les deux langues nationales. L’on pourrait se demander pourquoi ne pas privilégier le créole, étant donné qu’il est maîtrisé par la grande majorité de la population, et beaucoup de critiques littéraires et autres analystes de la culture posent cette question depuis des années. Mais, est-ce que les textes littéraires en créole sont vraiment plus inclusifs de la population haïtienne ? Les Haïtiens monolingues lisent-ils la littérature en créole ? À ma connaissance, il n’y a pas eu d’étude évaluant si le lectorat des écrivains varie selon la langue utilisée dans leurs textes. Cependant, j’ai tendance à croire que ceux qui lisent la littérature produite en créole sont les mêmes qui lisent celle produite en français. Comme l’affirme Christiane Ndiaye, «les deux corpus visent la plupart du temps le même lectorat sur le plan national ou régional si on pense à tout l’espace créolophone allant d’Haïti aux îles Mascareignes, en passant par les Antilles11 ». En plus, dans un entretien dans lequel on lui a demandé s’il y a des poètes unilingues en créole en Haïti, Georges Castera de répondre : « Non. Personnellement, je crois que l’écriture est une pratique fondamentalement petite-bourgeoise en Haïti, influencée par l’écrit français. Il serait ainsi difficile pour le moment de penser un itinéraire littéraire unilingue12.» Quelle que soit la langue d’expression qu’ils choisissent, ceux qui écrivent doivent d’abord lire. Et dans le contexte haïtien, il est évident que la majorité des écrivains lisent surtout des textes en français. C’est pour cette raison que l’écrivain Yanick Lahens voit le français et le créole comme étant tous les deux étrangers à l’écrivain haïtien. Elle explique : « Cet écrivain étranger à la langue française, l’est aussi à la langue de sa communauté d’origine, le créole. Son appren- tissage de l’écrit s’est fait ailleurs, dans la langue française. La nouvelle littérature qu’il écrit dans cette langue n’est pas fécondée par la tradition de l’oralité du créole13.» Il n’y a donc pas de division stricte entre la littérature écrite en français et celle écrite en créole, une situation évoquée par Rodney Saint-Eloi quand il affirme : « Car trop longtemps, les écrivains haïtiens ont développé un rapport conflictuel à la langue. Le débat s’est porté sur le choix d’une langue de manière polémique, qui pourrait se résumer ainsi, pour faire bref: écrire en français, opter pour l’aliénation versus écrire en créole, opter pour une nation14. » Du point de vue de Saint-Eloi, les auteurs actuels ne réfléchissent plus en ces termes. Et dans les années récentes, il y a eu en effet une nette augmentation du nombre d’auteurs qui écrivent dans les deux langues.
Certains critiques littéraires, sociologues, anthropologues et journalistes ont perpétué la notion selon laquelle le créole est surtout une langue orale, qui ne doit pas être contaminée par la culture écrite. Par exemple, dans leur introduction à Écrire en pays assiégé, Haïti, Marie-Agnès Sourieau et Kathleen Balutansky déclarent que «deux cultures ont émergé de l’évolution de l’histoire haïtienne : une culture intellectuelle urbaine associée à une élite dont la formation est française, et une culture orale principalement d’origine rurale, associée à une population dont la langue est le kreyòl15 ». J’avoue ne pas trop bien comprendre ce que les auteures veulent dire par une formation « française ». Mais, de toutes les façons, j’affirme que l’insistance continue à considérer la langue créole comme une langue orale ne rend pas service à cette langue. La vaste majorité des langues se forge à partir d’une tradition orale. Cela ne veut pas dire qu’elles sont condamnées à n’être que parlées. Le créole haïtien ne pourra se développer comme langue littéraire, scientifique, académique s’il doit toujours se référer à la tradition orale. Pourquoi alors insister sur cette oralité au lieu d’explorer tout ce que la langue peut offrir? Dans Vœu de voyage, Jean-Claude Fignolé maintient une distinction entre le créole haïtien « ma langue16 » et le français, « la langue de l’ailleurs17 ». Il refuse ainsi de prendre possession de la langue française18. Cependant, il évoque aussi le « silence imposé par une langue étrangère. Si étrangère qu’il m’a fallu prouver que la langue de ma terre pouvait, elle aussi, ins taller ses prétentions dans le domaine privilégié de l’écriture19 ». Ainsi, il voit le développement d’un créole littéraire comme un signe de progrès linguistique et une affirmation de son égalité avec les autres langues.
On peut faire le contraste entre la perspective de Fignolé et celle de Gérard Barthélémy, qui félicite l’utilisation du créole par Frankétienne dans Dezafi pour son authenticité. Il dit : « C’est en utilisant une langue créole paysanne, à la fois riche, authentique et truculente, parfois même hermétique pour l’élite citadine, que l’auteur du roman Dezafi a essayé d’exprimer un certain nombre de concepts, d’émotions et de sensations pratiquement intraduisibles en français20. » Ce genre de caractérisation relève de l’exceptionnalisme haïtien, tant évoqué par des historiens, des politologues et journalistes, et dénoncés par des penseurs comme Michel-Rolph Trouillot. Pourquoi une œuvre ou les mots qu’elle contient seraient-ils intraduisibles? Des textes récemment traduits en créole haïtien incluent Le Petit Prince d’Antoine de Saint-Exupéry et L’Étranger d’Albert Camus21. Pourquoi le processus ne pourrait-il pas s’entreprendre dans l’autre sens ? Barthélémy continue : « Il ne s’agit pas d’une simple transmission de contes ou d’autres matériaux folkloriques mais plutôt de la transmission de tout un langage réapproprié par un homme de la ville qui s’adresse enfin à tous22.» Mais qui a lu Dezafi quand il fut publié en 1975? Qui le lit aujourd’hui? Sont-ce les paysans auxquels Barthélémy fait référence ou l’élite urbaine qu’il semble mépriser ? Jean-Claude Fignolé lit ce même roman autrement. Pour lui, « Dezafi établit définitivement campement au lieu de la rupture parce qu’il a pu prouver que de langage (lien et communication) mon parler pouvait se transformer en langue littéraire (création et suggestion)23 ». Ainsi, pour Fignolé, la langue utilisée par Frankétienne dans ce roman- phare n’est pas la langue du quotidien du paysan haïtien, mais une création littéraire. J’ose dire que prétendre autrement serait diminuer l’aspect littéraire du texte.
Dans un entretien, l’écrivain Jean Métellus affirme : « J’écris bien sûr pour mon peuple, pour mon pays, pour le paysan haïtien, c’est à lui que j’ai pensé avant tout quand j’ai écrit mon premier recueil de poèmes24.» Une telle déclaration peut nous paraître absurde, étant donné l’état du système éducatif haïtien ainsi que les grandes disparités sociales du pays. Cependant, même si on pouvait affirmer avec certitude qu’aucun paysan haïtien n’a jamais lu un recueil de Jean Métellus, il faut quand même se garder de prétendre que la situation sera toujours pareille. Déjà en 1993, Emile Ollivier avait noté que les écrivains haïtiens étaient en train de créer l’héritage littéraire de l’avenir, antici- pant le moment où tous les Haïtiens seront capables de lire leurs textes, quelle que soit la langue25.
Le mythe du lecteur monolingue haïtien est dangereux parce qu’il dépend d’une identité définie par une situation de manque et ne fait que renforcer un déni de justice. Car ce n’est pas le cas qu’une majorité d’Haïtiens ait simplement décidé de ne pas apprendre le français. C’est un choix qui a été fait pour eux par ceux qui détiennent le pouvoir, ce qui explique le fait que tant d’Haïtiens aient évolué à l’intérieur d’un système éducatif dont le français est la langue principale, sans pour autant développer une compétence adéquate dans cette langue. L’accès au français leur est refusé. Cela me paraît donc étrange de célébrer ce refus comme marque d’identité culturelle.
En plus, affirmer qu’un écrivain haïtien qui écrit en français n’écrit pas pour ses compatriotes sous-entend que le travail de l’auteur ne va pas durer au-delà de l’époque contemporaine. Quel pourcentage de la population anglaise pouvait lire les Canterbury Tales au moment de leur publication ? Est-ce que la majorité des Français étaient capables de lire Le Cid au moment de sa parution ? Qui peut affirmer avec certitude que la majorité des Haïtiens ne pourront pas lire Gouverneurs de la rosée en sa version originale au cours de ce siècle? L’insistance sur l’Haïtien monolingue illettré comme seul authentique promeut cette image comme étant l’état naturel de l’Haïtien. Un état duquel on serait condamné à ne jamais s’échapper. C’est une représentation désespérément statique de la culture et de la société haïtiennes. S’il est vrai qu’on ne peut pas prétendre que dans un avenir proche tous les Haïtiens seront bilingues ou multilingues, il me semble excessivement pessimiste d’exclure cette possibilité pour l’éternité.
Nadève Ménard, détentrice d’un doctorat en lettres de l’Université de Pennsylvanie, est professeur de littérature à l’École normale supérieure de l’Université d’État d’Haïti. Ses domaines de recherche sont l’occupation américaine d’Haïti, le discours critique sur la littérature haïtienne, la littérature produite par les femmes écrivains, la nouvelle Haïtienne et l’impact des questions linguistiques sur la production littéraire. Elle a contribué à de nombreuses revues et à plusieurs ouvrages collectifs. Elle a dirigé un livre d’essais et entretiens, Écrits d’Haïti : perspectives sur la littérature haïtienne contemporaine (1986-2006) (Karthala, 2011) et est coéditrice de la section Notes de lecture du Journal of Haitian Studies avec Régine Jean-Charles.
Notes
- Une version plus longue de cet article a été publiée sous le titre «The Myth of the Monolingual Haitian Reader: Linguistic Rights and Choices in the Haitian Literary Context » dans Small Axe 18 :345 :52-63 (2014). http://smallaxe.dukejournals.org/search ?fulltext=menard&sub- mit=yes&x=0&y=0. Une autre version a été présentée au 28e Congrès annuel du Conseil international des études francophones en juin 2014.
- Michaëlle Ascensio (1997). «Le bilinguisme dans le roman haïtien (Bilingualism in the Haitian Novel)», Cahiers d’Études Africaines, vol. 37, cahier 148, La Caraïbe : Des îles au continent, p. 944.
- Maximilien Laroche (s.d.) [1981]. La Littérature haïtienne. Identité, langue, réalité, Port-au-Prince, Mémoire, p. 55.
- Robert Berrouët-Oriol et al. (2011). L’aménagement linguistique en Haïti: Enjeux, défis et propositions, Montréal et Port-au-Prince, CIDIHCA et Presses de l’Université d’Etat d’Haïti, p. 168.
- Voir le chapitre 3 de «Enquête sur les conditions de vie en Haï- ti-ECVH2001,» publiée le 3 juillet 2003, à l’adresse http://www.ihsi. ht/pdf/ecvh/ECVHVolumeI/education.pdf (Consulté le 20 septembre 2013).
6, Georges Castera (2011). Interview avec Bonel Auguste et Nadève Ménard dans Écrits d’Haïti. Perspectives sur la littérature haïtienne contemporaine (1986-2006), Paris, Karthala, p. 401.
- La langue française dans le monde: http://www.dglf.culture.gouv.fr/ publications/References12_la_langue_francaise_dans_le_monde.pdf (Consulté le 29 septembre 2013).
- Site officiel de l’Université d’État d’Haïti: http://www.ueh.edu.ht/ admueh/index.php (Consulté le 29 septembre 2013).
- Monique Lafontant, Solange Lafontant et Paul Dubois (1998). Interview avec Dominique Batraville, Notre Librairie, vol. 133, p. 182.
- Lyonel Trouillot (2001). (Re)penser la citoyenneté, Port-au-Prince, HSI, p. 107.
- Christiane Ndiaye (2004). Introduction aux littératures francophones: Afrique, Caraïbe, Maghreb, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, p. 41.
- Georges Castera (1998). Interview avec Rodney Saint-Eloi. Notre Librairie, vol. 133, p. 100.
- Yanick Lahens (1990). L’Exil: entre l’ancrage et la fuite, l’écrivain haï- tien. Port-au-Prince : Deschamps, p. 21.
- Rodney Saint-Eloi, “Le renversement de Babel ou le plaisir intercalaire des langues” Notre Librairie 133, (1998) : 90.
- Marie-Agnès Sourieau et Kathleen M.Balutansky (2004).Écrire en pays assiégé Haïti Writing Under Siege. (Amsterdam : Rodopi), 18.
- Jean-Claude Fignolé (1978). Vœu de voyage et intention romanesque, Port-au-Prince, Fardin.
- Ibid.
18. Après la publication de l’essai, Fignolé a publié au moins six romans en - Jean-Claude Fignolé (1978). Vœu de voyage et intention romanesque, Port-au-Prince, Fardin, p. 88.
- Gérard Barthélémy (1997). « La société haïtienne et sa littérature », Notre Librairie, vol. 132, p. 17.
- Guy Junior Régis a traduit L’Étranger comme Etranje! en 2008 et Gary Victor a traduit Le Petit Prince comme Ti Prens Lan en 2010.
- Gérard Barthélémy (1997). « La société haïtienne et sa littérature », Notre Librairie, vol. 132, p. 17.
- Jean-Claude Fignolé (1978). Vœu de voyage et intention romanesque, Port-au-Prince, Fardin, p. 92.
- Jean Métellus (1998). Interview dans Notre Librairie, vol. 133, p. 149.
- Hewitt, Leah D. (1995). « La créolité “Haitian Style” », dans Maryse Condé et Madeleine Cottenet-Hage (dir.), Penser la créolité. Paris, Kar- thala, p. 249.