Étonnants Haïtiens
Par Jean-Euphèle Milcé
Le National, 13 janvier 2020
(Extraits) Les textes écrits pour lepoint.fr à Port-au-Prince après le séisme sont réunis dans un recueil. Un défi brûlant.
« Que peut la littérature devant l’ampleur du drame ? Rien, mais surtout pas se taire », écrit Lyonel Trouillot dans Haïti parmi les vivants, le livre que Le Point et Actes Sud coéditent aujourd’hui [15 mai 2010] en soutien à Haïti. Que peut la littérature ? Au lendemain du 12 janvier, nous étions plusieurs à savoir, au Point, comme dans d’autres rédactions, que cette terre d’exception en matière de création pouvait commencer de renaître à travers les mots des écrivains qui la portent haut depuis deux siècles d’histoire littéraire. Leur mobilisation extraordinaire a permis, au-delà du flux d’images d’actualité, d’imaginer de l’intérieur par quoi ce pays est passé. Bien sûr, il n’était pas évident de demander à un Dany Laferrière, à peine rapatrié chez lui, à Montréal, de nous livrer un texte dans l’urgence, mais il a accepté et nous a dévoilé cette « forêt de gens remarquables ». Nous avions d’autant plus de scrupules à suggérer à Lyonel Trouillot, qui vit à Port-au-Prince, de nous donner chaque jour sur Lepoint.fr des nouvelles de sa ville dévastée : « On peut essayer », a-t-il répondu. Relevant le défi quotidien de courir après un accès à l’Internet, de trouver un hébergement dans les locaux de la radio Kiskeya, puis de devoir les évacuer aussitôt sous la menace de l’effondrement du bâtiment, de se tenir à son clavier entre deux secousses de sa terre pour écrire ses Chroniques de l’après. Ces noces rares entre les médias et la littérature de l’urgence ont eu lieu par les moyens miraculeusement saufs des réseaux, au point que Lyonel Trouillot, lu via notre site dans son propre pays, devint pour certains Port-aux-Princiens « Monsieur Le Point », comme Dany Laferrière était surnommé « Médicis » en vertu du prix littéraire qui a couronné son dernier roman, à l’automne. Leurs textes continuent de courir de site en site. Nous avons voulu les préserver pour longtemps, dans un livre.
La seconde partie de Haïti parmi les vivants révèle un autre pan du réel. Dans ce même temps du chaos de janvier, Lyonel Trouillot rassemblait à Port-au-Prince les membres de son atelier d’écriture Jeudi soir. Pour que chacun, écrit-il, « tâche de s’approprier le drame en l’intégrant dans une vision du monde. Il faut alors vouloir affronter le vide, chercher en soi et dans le réel quelque chose qui ne soit pas que voyeurisme de catastrophe ». Ces textes intenses sont signés des habitués de l’atelier et d’écrivains conviés à les rejoindre dans cette poignante chorale de mots au-dessus des décombres.
Valérie Marin la Meslée
Source : lepoint.fr
Après l’urgence, je déménage
(tiré du livre Haïti parmi les vivants)
Trop tard ?
J’avoue que je ne suis pas de Port-au-Prince. Ni de naissance ni de résidence. Mes nombreux demeurant et domicilié à Port-au-Prince, à toutes les sauces jusque devant Messieurs le juge et le consul ne sont pas tout à fait honnêtes. Ils ne sont pas totalement faux non plus. Port-au-Prince, c’était ça ; la bonne voisine qui s’accommodait toujours d’un invité de plus. Des ressacs permanents de curieux, de fonctionnaires, de mendiants, d’acheteurs, de vendeurs, de personnes en formation de la petite école à l’université en passant par les arts et la pratique de la rue. En mouvement.
J’ai eu à utiliser plusieurs adresses à Port-au-Prince. J’avais les clés d’un casier postal, un bureau. Mon nom était inscrit dans le registre électoral de la ville. Encore aujourd’hui, je descends chaque matin en ville.
Quelle réalité voudrait que je ne sois pas concitadins des plus de deux millions de Port-au-princiens pour n’avoir jamais habité à l’intérieur des limites territoriales de la ville ?
Port-au-Prince est de ces villes qui ont cessé d’être espace et qui assument la mort de leur frontière physique. Je suis de cette ville et j’emmène partout avec moi ses corridors inattendus, sa folle clameur, ses disettes et ses ruines.
Depuis la première fois.
La première fois ou peut-être l’une des premières fois, en vérité, Port-au-Prince, métropole encombrée, belle étalée dans la plaine et en selle sur plusieurs collines, me laissait l’impression d’une géographie et d’une incandescence astrales. J’achetais et je vendais – selon le Port-au-princien ou le provincial- pour du bonheur le privilège de rentrer dans la ville la nuit par la porte du nord.
C’était l’époque de toutes les lumières sous le règne encore nouveau des néons. Passé la petite ville de Cabaret, quelques kilomètres dans un noir et un silence angoissants, on sortait d’un entonnoir pour se perdre dans une vision onirique.
« Port-au-Prince ville sans façon ; il fallait voir, connaitre, sentir, vivre mon quartier, où, personne ne l’aurait imaginé, derrière le beau restaurant Chez le Blanc habitait une colonie, une grande colonie de femmes gaillardes, d’enfants normaux premiers en classe, pas dans des écoles borlettes , d’hommes vaillants; je ne parle pas de cinq cents personnes ; mais de beaucoup plus, heureux dans des petites maisons avec une seule adresse, l’adresse du corridor, une seule prise de courant pour tout le monde ; assez pour mettre la radio, écouter du bon compas, tirer la chaine d’une vraie lampe électrique ; c’était la vie moderne, un peu comme le restaurant Chez le Blanc toute illuminé ; avec des lustres et des belles appliques de première main venant d’Italie, et l’enseigne lumineuse ; du vert, du rouge vif qui montrait la direction aux clients ; nos femmes pouvaient tapies dans le corridor admirer les beaux colliers des femmes plus chères qu’elles et nous le hommes, on connaissait par cœur les marques de toutes les voitures à la mode ; pas des chinoises légères comme du papier fin ; pas du tout ; moi, j’ai touché des Buick qui pouvait danser à chaque freinage, des Cadillac belle longueur, des Mercedes ; et la fête qu’on faisait avec trois fois rien, le clairin, les belles jeunesses, le troubadour ; je suis trop vieux pour me souvenir de mes péchés permis et aimés ; surtout je ne veux pas en parler ; avec la terre qui refuse d’arrêter de trembler, les morts que les autres sortent par le corridor les deux pieds devant , les jeunes qui crèvent avant les vieux ; et le restaurant Chez le Blanc, transformé depuis longtemps en Dépôt Du Riz de Miami, effondré en miettes comme on casse un biscuit d’amidon ; le corridor n’est plus protégé, les blancs, l’état, les mauvaises langues voient tout, c’est un peu notre nudité sur la place publique ; on a nos morts, on a faim et les gens n’arrêtent pas de me regarder, je n’irai pas au Champ-de-Mars ; je suis de Port-au-Prince depuis toujours, le Champ-de-Mars, la nuit, a toujours été la cour du président et la maison du vagabond ; je ne suis ni l’un ni l’autre et je n’ai pas très envie d’être à la place ni du président ni du vagabond »
Depuis la dernière fois. Un visage. Une parole hachurée. Une voix qui tisse un ruban entre hier et la totale incertitude.
Le vieux Louco ne sait que parler et insister sur la géométrie et les proportions de la ville d’autrefois. Si proche. Il cherche les angles, essaie de s’appuyer sur des souvenirs, comme des points de repères pour ne pas se perdre dans une nouvelle ville. Sans rythme. Noire de désespoir.
Franchement tout est proche, tout est loin. Les jours se ressemblent et sentent pareil. L’odeur de la morte et tous ceux qui y sont, par une quelconque chance ou entêtement, peuvent arborer la médaille de héros, rescapé d’un tremblement de terre de magnitude énorme dans une ville de voisinage suspect construite sur des remblais. Avec des permis trafiqués. Sur de l’esbroufe. Avec des cartes électorales et par la grâce de Dieu.
La dernière fois ou peut-être l’une des dernières fois que j’ai vu Port-au-Prince à terre dans sa propre poussière, je cherchais tous les amis habitants le bloc limité par les rues Chareron, Joseph Janvier, Magasin de l’Etat et le boulevard Jean-Jacques Dessalines. C’était l’endroit où j’avais à la fois l’envie et le besoin d’installer mon atelier d’écrivain.
Ce quartier avait tout.
Les camionnettes qui s’arrêtaient à chaque fois qu’un client-roi tendait le bras ou sonnait. Des filles qui faisaient l’amour et des gosses sans condition à chaque fois qu’elles tombaient amoureuses. Des enfants qui grandissaient sans pantalons et apprenaient à sculpter et à danser avant d’apprendre à compter. Des coups de filet de la police pour confisquer quelques joints froids et des liasses… de photos d’Aristide.
C’était le plus curieux, le plus inconfortable et le plus fascinant des quartiers d’artistes au monde. Le vieux Louco sculptait le bois. Sa femme vendait des chaussures usagées. Son fils récupérait les chaussures invendues et les clouait sur les sculptures ratées. Le fils du voisin tapait sur ses rêves sur des carcasses de voitures. Le cousin, par habitude, plantait des clous dans des vraies têtes de mort que son oncle employé de la voirie lui ramenait du cimetière.
Les enfants poussaient et apprenaient vite à récupérer tous les objets que la ville rejetait pour les mettre en œuvre. En art d’infinie arrogance.
« Mon quartier ne connait pas de mode d’emploi, pas de comment faire non plus ; on existe comme on peut et on s’accroche à la première chose sur laquelle on trébuche, qu’elle se présente en coup d’état, en pluie violente, en inondation, ou en tremblement de terre ; pourvu qu’on reste chez soi, dans son quartier qui défie la logique des personnes bien nées ; même en ma qualité d’habitant du corridor avec des gosses mal nés, je partirai pas, je n’apprendrai pas à monter une tente ; c’est un fouet pour les haïtiens, tant que c’est compliqué à mettre debout ; et le biscuit rance, la file sous l’œil des soldats comme si on était des captifs encore vigoureux, les murmures de révolte, les chants, les prières, les genoux pliés pour remercier la dame qui parle chaque soir à Dieu, qui transmet les ordres de jeûne de prière ; à terre plate sur un sac de jute pour merde me consacrer à Dieu, pour rompre mon contrat avec le diable, pour faire comme le président, comme le vagabond du Champs de mars ; je n’ai pas envie d’être comme ni l’un ni l’autre, si j’ai le choix, peut-être ; car Dieu a dit à la dame de la diaspora, cheveux rallongés, visage presqu’entièrement décoloré que la nation sera dirigée par la personne que Dieu aura choisi, qu’il n’y aura plus jamais d’élections, que le peuple n’aura qu’à boire du lait et du miel sans alcool ; à ce qu’il parait Dieu a confié à la bonne dame qu’Haïti sera la première république évangélique au monde, le centre pilote de la sainteté »
La prochaine fois, mon texte sera posté depuis le corridor –avant qu’il soit reconstruit en formers American presidents Avenue ou détruit. Dans le voisinage du vieux Louco, le désastre a fait de la place, du temps et des ruines.