Les cendres du passé remuées à quatre mains dans « Fillette lalo »
Par Claude Bernard Sérant
Montray kreyòl, 22 juin 2018
Article reproduit en mai 2020
Un roman a le pouvoir de remuer vivement les cendres du passé, surtout lorsqu’elles sont encore chaudes. Gerry L’Étang, ethnologue à l’Université des Antilles (Martinique) et l’écrivain-journaliste Dominique Batraville ont écrit « Fillette lalo ». Ce livre, publié en France aux éditions Hervé Chopin en 2018, est bouleversant. Le Nouvelliste a interviewé l’ethnologue.
Le Nouvelliste (L.N.) : Les Éditions Hervé Chopin à Paris viennent de publier « Fillette Lalo », ouvrage écrit à quatre mains. Les fillettes lalo étaient ces femmes makoutes féroces de la dictature des Duvalier. En quoi cette histoire d’Haïti traversée par l’horreur a-t-elle interpelé l’ethnologue martiniquais que vous êtes ?
Gerry L’Étang (G.L.) : C’est l’anti-duvaliériste Louis « Routo » Roy, réfugié un temps en Martinique, qui m’a parlé pour la première fois, il y a 34 ans, d’une fillette lalo : Mme Max Adolphe. Quand le docteur Roy avait fui Haïti pour éviter d’être tué par Papa Doc, Mme Max avait torturé sa servante afin qu’elle révèle où était son patron. Et comme elle ne disait rien, Mme Adolphe lui avait cisaillé les mamelons. Cette histoire m’est revenue en mémoire il y a quelques années et j’ai proposé à mon ami Dominique Batraville de se joindre à moi pour écrire ce livre.
Une enquête sur les traces laissées dans les mémoires
L.N. : Les cendres de cette histoire sont chaudes. La chaleur de cette histoire sent l’asphalte, le sang, les pneus, la chair brûlée. Nombre de personnages vont se reconnaître dans ce miroir qui se promène sur la place publique…
G.L. : Les Haïtiens se reconnaîtront dans cette histoire car nous avons écrit cet ouvrage après une enquête sur les traces laissées dans les mémoires par Mme Max Adolphe. Ce roman, qui a donc été construit à partir de souvenirs de gens du pays, est une sorte de contribution à une littérature ethnographique d’Haïti. Mais la mémoire n’est pas toujours la vérité. Elle est la trace laissée par les évènements dans l’esprit des humains, et cette trace se nourrit de vérité, mais aussi d’émotion, d’approximation, de confusion, d’erreur. Ce livre n’est donc pas à proprement parler l’histoire de Mme Max Adolphe mais sa légende. Et c’est pourquoi l’héroïne du livre ne s’appelle pas Mme Adolphe mais Dame Ernst Léonard.
L.N. : À l’heure où nos préoccupations portent sur la violence faite aux femmes en Haïti, voilà que quatre mains, celles de Dominique Batraville et vous, viennent remettre sur le tapis la violence que nos femmes sous les tropiques exercent sur la société. Plantons le décor, remontons à la machine qui a instrumentalisé nos fillettes lalo.
G.L. : En matière de violence, les femmes, en Haïti comme ailleurs, peuvent être égales aux hommes. Duvalier va instrumentaliser les fillettes lalo. Il s’agissait de lettrées comme Mme Max Adolphe (bibliothécaire au départ) qui mettaient leur connaissance au service de la dictacture, ou encore de réprouvées comme Sanette Balmir qui mettaient leur désir de revanche au service du Doc. Balmir était au départ une prostituée et une lesbienne qui avait, à ces titres, subi de fortes humiliations. Le pouvoir que lui donna François Duvalier lui permit de se venger. Ces réprouvées étaient d’une fidélité remarquable au tyran. Sanette par exemple, mena avec un zèle et une férocité inouïs les « Vêpres de Jérémie », massacre de mulâtres ordonné en 1964 par Duvalier.
L.N. : Deux îles marquées par une histoire liée à la violence, deux écrivains, l’un martiniquais et l’autre haïtien, se sont donné la main pour écrire un roman. Comment est née cette aventure littéraire ?
G.L. : Les sociétés actuelles de ces deux îles sont nées d’une violence esclavagiste commune. Entre un Haïtien et un Martiniquais, il y a donc cette connivence, et puis ce sont deux sociétés créoles qui se ressemblent sur bien des points. Mais j’ai demandé à Batraville de me rejoindre dans cette aventure, d’abord parce qu’un Haïtien était ici indispensable pour restituer l’intime du pays ; ensuite parce que je suis fasciné par le style, l’écriture de Dominique Batraville.
L.N. : Les tontons makoutes du régime Duvalier étaient terribles. L’histoire de Dimanche Damour, ce makoute de Saint-Médard qui avait ouvert un restaurant sous sa véranda, est emblématique de la terreur qui régnait au temps de la présidence à vie. Les jeunes, aujourd’hui, n’en croiraient pas leurs oreilles. Vous avez mis du temps à récolter ces histoires. Allons, racontez.
G.L. : Le pouvoir absolu entraîne l’horreur absolue. Et l’horreur absolue de la dictature duvaliériste a peut-être été cet épisode que nous rappelons dans notre livre. Il concerne un ministre de Papa Doc que les Américains surnommaient (avec quelque hypocrisie) « Le vampire des Caraïbes ». Il vendait du plasma haïtien aux États-Unis et en Europe. Mais la demande devint si forte qu’il fit tuer de nombreuses personnes afin de siphonner leur sang pour en prélever le plasma. Et la nécessité de se débarrasser de leurs cadavres fut pour lui l’occasion d’un nouveau gain : il les vendait aux facultés de médecine américaines pour leurs cours d’anatomie.
L.N. : Dans ce roman inspiré de notre histoire récente, certains personnages rencontrés sont instruits, et pourtant enfoncent le pays dans les ténèbres, lumière en main. Ai-je bien lu ?
G.L. : La culture ne prémunit pas contre la violence. François Duvalier, médecin et ethnologue, va mettre la connaissance qu’il avait de la culture de son pays au service de son pouvoir. Quand par exemple il se déguisait en Baron Samedi, avec frac et haut de forme, et prenait la voix nasillarde du lwa des morts, il le faisait pour inspirer la terreur. Et la doctrine noiriste qu’il développa, instrumentalisait le ressentiment de la majorité noire à l’égard des pratiques mulâtristes de mépris, de domination, d’exploitation des masses noires.
L.N. : Ce roman est parcouru aussi par un humour noir. Un humour grinçant. On apprend avec vous qu’au temps où de vrais touristes venaient en Haïti, les gueux malodorants étaient entassés dans des dépôts ; ou encore, que l’État totalitaire avait mainmise sur tout. Même les coiffures étaient contrôlées. C’est dire que de nos jours, nos jeunes filles ne se risqueraient pas à utiliser des produits éclaircissants pour blanchir leur peau. (Rire)
G.L. : Duvalier réprimait la coiffure afro. Ça peut paraître étonnant pour un noiriste car l’afro, popularisé à partir du Black Power aux États-Unis, était une affirmation identitaire noire. Mais c’était également un symbole d’insoumission au pouvoir établi. Et c’est cet aspect de la chose que Papa Doc retenait.
L.N. : Sir Winston Churchill a dit qu’ « un peuple qui oublie son passé se condamne à le revivre ». Pour l’ethnologue, quel prétexte est caché derrière cet ouvrage ?
G.L. : Il y a plusieurs prétextes ici : un désir de mettre au jour un aspect de l’histoire haïtienne menacé d’enfouissement ; un travail sur la mémoire, sa fidélité et ses reconfigurations ; un travail sur la violence par les femmes. Enfin, et ce n’est pas le moindre des prétextes, une prétention à produire de l’esthétique scripturale, à faire de la littérature.
L.N. : À quand la vente-signature de ce livre en Haïti ?
G.L. : Il est déjà en vente sur place, la signature suivra bientôt.
Propos recueillis par Claude Bernard Sérant
Source : journal Le Nouvelliste (Haïti)