L’écosystème haïtien du livre et de l’imprimé
Par Hérard Jadotte
Port-au-Prince, juin 2021
Version enrichie d’une entrevue accordée par Hérard Jadotte au Nouvelliste en juin 2021 et reproduite avec l’aimable autorisation de l’auteur.
L’éditeur de livres est un chef d’orchestre, à l’image du rédacteur-en-chef de la presse écrite. Hérard Jadotte a été ce chef d’orchestre dans les revues et maisons d’édition qu’il a fondé ou dirigé. Entre 1975 et 1986, il a fondé et dirigé à Montréal (Canada) les Éditions Nouvelle Optique et publié une cinquantaine d’ouvrages et d’auteurs. De retour en Haїti après 1986, il a accepté en 2007 de diriger les Éditions de l’Université d’État d’Haїti qu’il a quitté en 2018 avec un catalogue d’une soixantaine de titres. Il dirige actuellement sa firme de consultation en édition. Contact : herardjadotte@yahoo.fr.
Le Nouvelliste : « Arrêtons-nous un moment pour jeter un regard panoramique sur le livre et l’imprimé en Haїti. »
Pr. Hérard Jadotte. Le livre et l’imprimé en Haїti, c’est une très vieille histoire. Ni la période amérindienne, ni la période coloniale espagnole n’ont laissés de traces écrites. Il faut attendre le Traité de Ryswick et la prise en charge par la France de cette partie de l’ile en 1697 pour voir le livre et l’imprimé faire leur apparition. Depuis cette date, le livre et l’imprimé ont accompagnés tous les moments importants de notre histoire. De l’ouvrage encyclopédique de Moreau de Saint-Méry sur la colonie de Saint-Domingue aux esclaves lecteurs et lettrés immortalisés par Jean Fouchard dans Les Marrons du syllabaire en passant par l’Imprimerie Royale d’Hayti (1817-1819) d’Henry Christophe ou, plus près de nous, le rayonnement mondial des Gouverneurs de la rosée de Jacques Roumain, tout un pan de la sphère d’influence internationale d’Haїti se joue autour du livre et de l’imprimé. Et cela devrait continuer et se renforcer dans les décennies à venir.
J’espère que vous avez relevé comme moi que la visite au Nouvelliste est devenue un passage obligé. Les plus hautes autorités politiques ne se contentent pas d’une nomination et d’une installation officielle. Tous se payent une visite au Nouvelliste. Y compris les ambassadeurs. C’est dire le lourd poids symbolique du média écrit sur le babillage inconsistant, creux et souvent vulgaire des réseaux sociaux !!!
Le Nouvelliste : Pour la fin de cette fête du livre que constitue l’événement « Livres en Folie », comment se présente la situation générale du livre ?
Pr. Hérard Jadotte. Je partage complètement le regard admiratif que porte Anaїse Chavenet sur la « vitalité extraordinaire des écrivains » en particulier, et en général, sur le dynamisme et la diversité de la production éditoriale d’aujourd’hui. La boulimie de publication de Michel Soukar, de Rony Gilot ou de Gary Victor ne semble pas avoir de bornes. Sans oublier la boulimie plus discrète d’Odette Roy-Fombrun. Le travail qu’elle réalise depuis quelques années dans le secteur de la littérature de jeunesse n’a pas de prix. C’est bien fini le temps où les publications de qualité venaient de la diaspora. Une partie de l’édition de savoir se trouve encore au Québec. Les éditeurs arrivent à cumuler les appuis financiers fédéraux, provinciaux et municipaux. Mais la chute de la gourde les place dans une position difficile. Le travail éditorial remarquable d’un éditeur de la diaspora haїtienne de Floride, Educavision en l’occurrence, en subit toutes les conséquences négatives.
Mais il importe aussi de pointer du doigt les défaillances structurelles de l’écosystème du livre et de l’imprimé. J’utilise la notion d’écosystème du livre et de l’imprimé pour remplacer celle de « la chaine du livre ». Le concept d’écosystème vient de l’écologie et permet de mettre l’accent sur les interactions entre toutes les composantes d’un milieu donné. Dans notre cas, il désigne l’ensemble des acteurs qui contribuent à produire et à diffuser les livres et les imprimés. On peut tout de suite remarquer qu’il s’agit là d’un écosystème très hétérogène. Il comprend évidemment l’auteur, un jeune poète qui veut publier son premier recueil. Il comprend tout aussi bien l’imprimeur, soit un entrepreneur qui gère une entreprise avec une centaine d’employés. La notion d’écosystème suggère que tous les éléments hétéroclites qui le composent sont liés d’une façon ou d’une autre et interagissent.
Pour intervenir durablement sur un écosystème, encore plus sur l’écosystème complexe du livre et de l’imprimé, il importe de se doter d’objectifs et d’outils de gestion de long terme, soit un horizon de trois ou quatre décennies. Or ce que l’on peut constater, c’est une propension des acteurs politiques à l’adoption de politiques de court terme comme les « TiManman Chérie » ou « Kore étudiant » de l’ère Martelly.
Toutes les analyses de cet écosystème convergent sur un point : nous n’arrivons pas à favoriser une rencontre continue et permanente de l’offre et de la demande de livres et d’imprimés. Les événements ponctuels comme « Livres en folie » ou « Livres en liberté » – pour parler des plus connus – ne peuvent et ne pourront pas remplacer la mise en place d’un réseau dense de librairies et de bibliothèques.
Le Nouvelliste : Nous pourrions commencer par une petite radiographie de l’offre éditoriale 2021 ?
Pr. Hérard Jadotte. Je vous propose une démarche en trois (3) temps. D’abord, un regard quantitatif sur le nombre de titres disponibles chez chacun des sept (7) éditeurs et de l’unique diffuseur-distributeur. Le classement des sept éditeurs par le nombre de titres disponibles nous donne un leader incontesté, la Maison Henri Deschamps, avec 290. Dans un deuxième groupe, je mets les deux éditeurs offrant plus de cent titres, soit C3 Éditions avec 150 titres et les Éditions Kopivit L’Action Sociale avec 110 titres. Je dispose les quatre autres éditeurs dans un troisième groupe, soit par ordre décroissant, les Presses Nationales d’Haїti avec 84 titres ; les Éditions CUC – Université Caraїbe avec 69 titres ; les Éditions de l’Université d’État d’Haїti avec 63 titres ; et enfin, les Éditions Choucoune avec 51 titres.
Communication Plus n’est pas un éditeur mais un distributeur. De ce fait, elle regroupe les auteurs qui se sont auto-publiés et elle représente aussi des éditeurs de la diaspora. L’addition des titres disponibles aux stands de Communication Plus et de Nouveautés Plus, soit 390, nous donne une idée du poids toujours considérable de l’auto-édition dans l’écosystème du livre.
Nous sommes actuellement et depuis le début de Livres en Folie dans une situation que les économistes appellent joliment un « monopole à frange ». Cela veut dire qu’il existe, d’un côté, une entreprise qui contrôle une part importante du marché, et de l’autre, un nombre considérable de très petites entreprises et d’auteurs-éditeurs qui se partagent le reste. Aujourd’hui, on peut constater une dynamique anti-monopolistique avec deux éditeurs qui présentent à eux deux presqu’autant de titres (260) que l’entreprise leader (290). Nous parlons d’une dynamique parce que deux éditeurs n’existaient pas en 1995. On peut anticiper sur les prochaines années et prévoir la mise en place d’un « oligopole à frange », soit trois ou quatre entreprises dont les trois nommées précédemment et qui détiennent une part de marché conséquente.
Une telle situation ne doit pas nous étonner. Elle est courante sur le marché du livre et de l’imprimé de tous les pays. Le passage du monopole à l’oligopole est aussi une excellente opportunité. Avec une projection de la population à 15-16 millions à l’horizon 2040-2050, la demande de livres devrait connaitre une croissance continue. Et c’est une bonne chose pour l’écosystème de posséder une entreprise centenaire et de taille moyenne capable d’intervenir tant au niveau régional qu’au niveau international.
Le Nouvelliste : Dans un deuxième temps ?
Pr. Hérard Jadotte. Regardons maintenant les titres classés par auteurs. Le premier constat est simple. Il existe des maisons d’édition qui font corps avec leurs propriétaires. Et ce propriétaire est l’auteur principal. La règle qui prévaut dans le milieu veut qu’une maison d’édition se doit posséder une écurie d’auteurs nombreux et diversifiés. Si votre écurie se résume à un seul cheval, au décès de ce cheval, vous n’avez aucun recours. Exemples : sur les 51 titres présentés par les Éditions Choucoune, l’auteur-éditeur Christophe Philippe Charles en a 21. Sur les 110 titres présentés par les Éditions Kopivit L’Action Sociale, l’auteur-éditeur Gérard-Marie Tardieu en a 19. Les cas des deux maisons universitaires d’édition sont plutôt curieux. Dans le cas des Éditions CUC – Université Caraїbe, la spécialisation créoliste permet d’expliquer la trentaine de titres avec une auteure-éditeure et recteure. L’anachronisme n’en est que plus flagrant dans le cas d’un éditeur public comme les Éditions de l’Université d’État d’Haїti avec les 9 titres de l’auteur-éditeur-recteur.
Une politique éditoriale basée sur un auteur ou deux auteurs n’est pas durable à terme et fragilise l’entreprise. De ce point de vue, l’écurie d’auteurs de la Maison Henri Deschamps est exemplaire. On peut en dire autant de C3 Éditions et des Presses Nationales d’Haїti. Dans ce dernier cas, les activités d’édition ont été suspendues depuis quelques années. L’entreprise vit sur son fonds.
Le Nouvelliste : Dans un troisième temps ?
Pr. Hérard Jadotte. Enfin, on regarde les titres classés par grandes catégories. Malheureusement, les catégories retenues ne sont pas standardisées et exclusives. Un titre de la catégorie « Essai » peut à la fois être un livre d’histoire, une autobiographie ou encore une chronique d’histoire immédiate. J’avoue avoir une certaine tendance à utiliser les deux grandes catégories anglo-saxonnes, soit de livres de « Fiction » et de « Non-Fiction ». Comme typologie, c’est simple et efficace.
Une analyse par éditeurs permet de faire les constats suivants :
1). La politique éditoriale de la Maison Henri Deschamps repose sur les manuels scolaires, la littérature jeunesse et l’exploitation des ouvrages d’histoire (Fouchard, Madiou) du catalogue. On retrouve aussi des auteurs contemporains susceptibles de constituer une collection à eux seuls (la série du Dr. Gérald Joseph Bataille ou encore la série du Dr. Joseph Bernard Jr.).
2) La politique éditoriale des Éditions Kopivit L’Action Sociale se veut très créoliste et orientée vers la littérature jeunesse avec l’auteur-èditeur-vedette Gérard-Marie Tardieu, mais aussi d’auteurs créolistes connus comme Paule Nicolas ou Pauris Jean-Baptiste.
3) Les choix éditoriaux des Éditions CUC – Université Caraїbe ressemblent beaucoup à ceux des Éditions Kopivit L’Action Sociale avec la priorisation des textes en langue créole et orientés vers la jeunesse. L’originalité des Éditions CUC – Université Caraїbe est l’ajout de la fiction historique et la traduction d’auteurs étrangers d’importance comme l’incomparable et inclassable afro-américaine Zora Neale Hurston.
4). La politique éditoriale de C3 Éditions est d’un éclectisme bon teint qui nous invite à découvrir des auteurs de non-fiction qui portent des témoignages d’une utilité certaine dans la conjoncture actuelle comme celui de Jean Hector Anacasis (Élections en Haїti. Manœuvre de reprise de pouvoir et de pérennité. Approches et comportements des acteurs) ou Wilson Laleau (Haїti, Petro-Caribe et ses déraisons. Manifeste pour une éthique de responsabilité) ou encore les Mémoires d’un conseiller électoral de Pierre Manigat Jr, ou enfin les Neufs référendums pour renforcer la dictature en Haїti du professeur Victor Benoit. Il s’agit là de vrais choix d’éditeurs. Et ils sont heureux. Je ne veux pas omettre de signaler cette nouvelle collection dirigée par Michel Soukar qui permet de reprendre et de mettre à disposition des textes patrimoniaux importants et incontournables comme ceux de Jacques-Stephen Alexis, de Jacques Roumain, de Cléante Desgraves-Valcin (La Blanche négresse) ou d’Annie Desroy (Le joug).
Il faut relever et saluer l’exploit réussi de C3 Éditions : être en mesure d’étaler sur une seule table, les uns à côté des autres, à la fois l’opus d’André Michel sur L’échec de Martelly, les deux lourdes et indigestes proses pro-gouvernementales sur Le barrage de Marion et les Fondamentaux de la nouvelle Constitution de 2021, et aussi bien Youri Latortue avec son PetroCaribe : Mon combat pour la reddition de comptes que le témoignage du ministre Wilson Laleau, Haїti, PetroCaribe et ses déraisons : Manifeste pour une éthique de responsabilité. Tout un exploit !!! Le combat démocratique se fait à coup de livres donc d’arguments !!! Bravo l’artiste !!!
« Un pays qui sait est un pays qui peut quel que soit le domaine et le moment. »
Le Nouvelliste : Je sais que vous attachez beaucoup d’importance aux aspects techniques, financiers et commerciaux de l’écosystème du livre et de l’imprimé. On devrait s’arrêter sur ces aspects aujourd’hui ?
Pr. Hérard Jadotte. Le livre est autant une œuvre de l’esprit qu’un objet industriel et commercial. Comme œuvre de l’esprit il est régit par une convention internationale, le Code de la propriété intellectuelle avec un statut spécial. Comme objet industriel fabriqué mécaniquement, il doit être beau à voir et à manier. Mais c’est une marchandise pas comme les autres que l’on retrouve dans des endroits dédiés comme la librairie ou la bibliothèque.
L’écosystème haїtien du livre et de l’imprimé a atteint son plafond de verre et marque le pas. Il est donc d’une extrême fragilité parce qu’il n’arrive pas à rejoindre le grand public aussi bien en créole qu’en français.
Les initiatives privées ou associatives des deux dernières décennies ont tentées de crever ce plafond de verre. On peut comprendre ces initiatives réussies en les plaçant dans la problématique très haїtienne des lots de marchandises. C’est ce que j’appelle la problématique du « lot ». Le « lot » s’oppose au « flux », c’est-à-dire une disponibilité continue et permanente via un réseau de librairies ou encore un réseau de bibliothèques.
Je m’appuie sur les trois dynamiques suivantes :
D’abord, le livre, l’imprimé et l’écrit sont des médias d’avenir et ils vont continuer à forger le siècle actuel et les siècles à venir.
Ensuite, Haїti sera à l’horizon 2040-2100 le pays le plus peuplé de la région Caraїbe. Pour profiter pleinement des opportunités que devrait offrir ce dividende démographique, Haїti doit s’investir et investir dans l’extraordinaire potentiel du capital humain de sa population. Le livre, l’écrit et l’imprimé doivent constituer l’axe central des investissements à consentir.
Enfin, ma vision stratégique d’Haїti à l’horizon 2054 est celle de la nation apprenante, créative et innovante par excellence du continent américain comme elle a été la nation la plus libre, la plus hospitalière et l’unique nation non-raciste aux lendemains de 1804.
Sur ces bases, ma proposition est la suivante : mettre en place un réseau de 250 libraries à l’horizon des dix prochaines années, soit pour 2030. Je les appelle des « Boutiques de savoir et de savoir-faire haїtien ». Elles offriraient quatre types de produits : d’abord, des livres et de la papeterie ; ensuite, des outils de lecture numérique comme les smartphones et les liseuses ; ensuite, un coin bistro pour être en mesure d’offrir des spécialités culinaires locales ; et enfin, un espace de montre et de commercialisation de produits artisanaux locaux et nationaux. Le concept est nouveau et il serait important de l’expérimenter. La meilleure approche consisterait pour l’État à prendre en charge la mise en place de trois ou quatre modèles différents de ces boutiques de savoir et après une période d’un an à deux ans, de les mettre en vente.
Le Nouvelliste : Votre bilan de Livres en folie 2021 est contrasté mais prometteur et très volontariste surtout en regard de la conjoncture politique. Vos remarques finales ?
Pr. Hérard Jadotte. J’ai deux remarques finales. La première porte sur les avenirs possibles de l’événement Livres en folie à l’horizon des dix prochaines années, disons d’ici 2030. Dans un premier temps, il faut souhaiter un retour rapide au présentiel et à l’ambiance festive pré-Covit-19. Ensuite, je constate que la dynamique mondiale tend vers une territorialisation des événements culturels. Ceux-ci se rapportent et s’enracinent de plus en plus dans une ville ou une région. Dans un tel cas de figure, Livres en folie comme d’ailleurs les autres événements culturels initiés et patronnés par l’équipe du Nouvelliste devraient s’ancrer plus dans son territoire d’origine, soit le Port-au-Prince Métropolitain. Cela supposerait un partenariat plus rapproché avec les municipalités du Port-au-Prince Métropolitain ainsi qu’avec les institutions d’enseignement.
La territorialisation devrait permettre d’adopter rapidement l’habitude d’avoir une ville étrangère comme invitée d’honneur.
Enfin, chaque session de Livres en folie constitue un événement en soi et devient une marque, une performance et une œuvre d’art. Il convient dans ce cas de lui donner un auteur en cooptant chaque deux ou trois ans, un commissaire d’exposition capable de donner à chaque année sa marque distinctive.
« Ce que l’on attend d’un État-nation aujourd’hui, c’est qu’il sache d’où il vient, qui il est et qu’est-ce qu’il veut faire pour assurer sur une base durable, le bien-être et le bonheur de ces citoyens.. »
Ma deuxième et dernière remarque porte sur la nécessité pour l’interprofession de se donner les moyens de monter en gammes dans les prochaines années. Il n’existe que deux stratégies pour monter en gammes : d’abord, se mettre à l’écoute des innovations incrémentales et disruptives en cours de par le monde ; ensuite, concevoir et mettre en œuvre la professionnalisation de toutes les catégories d’acteurs de l’écosystème du livre et de l’imprimé à partir de toutes sortes de programmes et d’activités de formation professionnelle continue.