Entretien avec Bruno Doucey, un arpenteur des ailleurs
Carl-Henry Pierre
Port-au-Prince, le 18 juillet 2017
L’écrivain et éditeur Bruno Doucey. Photo : Le National.
L’écrivain et éditeur français Bruno Doucey étaitde passage en Haïti. Cet homme qui a longtemps enseigné les lettres à l’université,a publié des ouvrages pédagogiques et d’études critiques consacrées à certainsauteurs importants dans la littérature mondiale, les prix Nobels par exemple,comme Jean-Marie Gustave Le Clézio et Patrick Modiano, a toujours eu un oeilsur la littérature haïtienne. Bruno Doucey est l’ancien directeur des ÉditionsSeghers et actuellement responsable des Éditions Bruno Doucey. Ces éditions(portant d’ailleurs son nom) ont été créées en 2010. C’est cet homme-là quenous avons rencontré autour du bonheur d’éditer de la poésie et de sesaffections haïtiennes.
Le National : Bruno Doucey, commençons aveccette belle aventure à la fois esthétique et militante chez Seghers.
Bruno Doucey : Je suis écrivain et éditeur. J’ai dirigé les ÉditionsSeghers pendant près de 10 ans, de 2002 à 2009. Cette aventure, d’une certainemanière, a démarré ma relation avec Haïti. Pourquoi ? Parce que lorsque j’aipris la direction de Seghers, j’ai envoyé un courriel à René Depestre aveclequel je venais de travailler pour une anthologie chez Gallimard. Je lui aidit : « Cher René, je vous annonce que je change de métier. Je ne suisplus professeur. Je ne fais plus simplement des anthologies, mais je prends ladirection des éditions Seghers ». Une semaine après je reçois un courriel de RenéDepestre, accompagné d’un cadeau de bienvenue : un manuscrit. Et René me dit : «Bruno, ce manuscrit est pour toi, c’est mon dernier livre de poésie. Tu lepublies ou tu ne le publies pas, mais, en tout cas, je veux qu’il soit remisentre tes mains ». Ce recueil s’intitulait « Non-assistance aux poètes endanger ». J’ai pris mon temps pour lire le manuscrit. J’ai publiéNon-assistance aux poètes en danger. Et lorsque nous avons fait la promotion dulivre en France, très souvent, dans ma voiture, René était là. On partait deville en ville, on allait de librairies en librairie, de collèges en universitéspour une bonne campagne de promotion. Et René me dit un jour : « Ah ! jeregrette d’avoir dit à un autre grand éditeur français que je lui confierai toutema poésie après ma disparation ». Et je lui ai dit, de mon côté, « qu’il fautregretter d’avoir voulu publier ta poésie après ta disparition. Car les oeuvrescomplètes, on peut les publier de son vivant, ça n’empêche pas le processus decréation personnelle. Et c’est quand même plus intéressant ». Et de fil enaiguille, René m’a confié la totalité de sa poésie. C’est-à-dire que j’airassemblé tout ce qu’il a publié en France, en Amérique latine ou en Haïti,pendant plus de 60 ans de poésies, du premier recueil publié à Jacmel ; il s’appelait« Étincelles », jusqu’à « Non-assistance aux poètes en danger »,paru chez Seghers, un an auparavant. Et donc, nous avons sorti un livre deDepestre intitulé « Rage de vivre » qui constitue une compilation. Et c’étaitma première grande aventure haïtienne en quelque sorte.
L.N. : Quelle est la finbrutale et incompréhensible de Seghers ?
B.D. : L’aventure de Seghers s’est terminée pour moi en 2009,parce que la maison appartient à une multinationale qui considérait que la poésien’avait pas de raison d’être dans un moment de crise. Et devant les difficultés,j’ai fini par partir et créer ma propre maison d’édition. Et… très vite, j’aivoulu que l’un des premiers livres et même la première anthologie de ma jeunemaison d’édition soit une anthologie de la poésie haïtienne, de la poésie féminineen Haïti : « 150 ans de poésie féminine en Haïti ». Un livre pourlequel mon engagement à la fois d’éditeur et d’homme était total. Je suis venuen Haïti plusieurs fois pour prendre des contacts, pour acheter des livres,pour rassembler, pour faire au fond un travail de collecte sur tout ce quiavait été publié par des femmes haïtiennes (en langue française seulement,parce que je n’avais pas la compétence en créole), depuis Virginie Sampeur jusqu’àdes voix très contemporaines. J’ai réuni 35 voix de femmes avec des corpusimportants, jusqu’à 15 pages, pour les voix les plus importantes. Dans uneperspective chronologique, parce que je voulais mettre en évidence l’extraordinaireévolution de cette poésie. Des premières voix qui sont un peu dans l’imitationde la poésie romantique ou symboliste française, les voix sous l’occupation américaine,des voix de femmes absolument extraordinaires qui sont cultivées et militantes,qui se battent pour le droit des femmes. Ces femmes qui vont d’ailleurs publierun journal qui s’appelle : « La voix des femmes ». Ce sont des militantes de l’éducationdes enfants, de l’émancipation des femmes qui réclament le droit de vote, quivont faire des conférences, qui ont tenu et qui ont gagné. C’est vraimentextraordinaire. Il y a également des voix de la diaspora, pour essayer demettre en évidence, à travers les textes, la différence qu’il y a entre lesvoix des femmes qui sont parties au Canada ou aux États-Unis et celles qui sontparties en France. Ça ne se présente pas de la même manière. J’ai trouvé que c’étaitvraiment rendre service à ces voix de femmes que de faire ce livre, pour lefaire accompagner d’un CD produit à part en France, mais qui, pour l’édition haïtienne,a été glissé dans le livre offert pour les lecteurs et lectrices haïtiens. C’étaitune belle aventure.
Mes copains romanciers haïtiens me disaient : « Ah c’est bien de faire ça,mais c’est un livre qui ne va pas te couter cher parce que tu vas faire unlivre de 20 pages ». Et ça a fait 300 pages. Et puis, mes copains éditeurs françaisme disaient : « C’est très courageux de faire un livre comme ça, mais il fautle tirer à 200 exemplaires, parce qu’on ne vendra pas un seul, ça n’intéresserapersonne ». J’ai tiré 2 000 exemplaires. Il y a eu 1 000 exemplaires encirculation en Haïti et il y en a eu 1 000 en France qui ont été vendus. Et j’airéimprimé. Donc on doit être aujourd’hui autour de 2 200 ou 2 300 exemplairespour cette anthologie. C’est formidable. Et ils s’en vendent pratiquement tousles jours. C’est une belle histoire.
L.N. : Est-ce que vous avez une passion d’Haïti?
B.D. : Je crois bien que oui. J’ai une passion littéraire d’Haïti. Quandj’étais étudiant, je lisais les poètes haïtiens que j’ai trouvés dans desanthologies. C’est parti d’une colère que j’ai à l’égard d’une certaine poésiefrançaise hexagonale, enfermée dans un laboratoire d’expérimentation littéraire.De l’attitude peut-être parfois un peu méprisante de certains poètes françaisqui semblent dire : « Je ne suis pas lu. Je ne suis pas compris. Je ne suis pasaimé et vous avez donc la preuve que je suis un poète génial ». Je détestecette posture. Et c’est parti du fait que j’ai toujours trouvé dans la littératurefrancophone, hors de l’hexagone, une vitalité, des ressources en rapport à l’histoire; j’allais dire un corps à corps avec l’histoire : des valeurs militantes, unlyrisme, une joie d’écrire, que je ne retrouve pas dans mon pays. Et donc, jesuis devenu un arpenteur des ailleurs.
L.N. : Vous êtes en train de monter uncorpus haïtien assez important.
B.D. : J’ai un corpus haïtien, mais j’ai un corpus africain, uncorpus antillais, un corpus d’extrême orient, un corpus de l’hémisphère Sud,etc. Je m’intéresse à toutes les littératures, mais Haïti, pour moi, a uneplace importante. Je peux ajouter que depuis je suis devenu un peu haïtien,parce que ma fille vit en Haïti avec un Haïtien. Elle a deux enfants. Donc jesuis le grand-père de deux petits Haïtiens. Je pourrais dire que je me senscomme un arbre. La sève monte et descend. La sève haïtienne monte et descend degénération quelque part. J’ai acquis un petit fragment d’identité haïtienne paraffiliation par descendance. Je la revendique. Elle n’est pas reconnue endroit, mais elle est valable. En tout cas, pour la littérature, elle fonctionnemerveilleusement. Ce corpus haïtien, je le développe. J’ai publié Jamais Noel.J’ai publié toutes ces voix de femmes. J’ai publié récemment Louis-PhilippeDalembert et je vais continuer avec lui. On va rassembler toutes ses poésies enplusieurs volumes et puis des inédits, bien entendu. J’ai publié ÉvelyneTrouillot. Ce sont des poèmes en français, mais je n’exclus pas de continueravec elle et de publier des textes en créole. J’ai oublié des poèmes de GérardBlancourt. J’ai publié Jean Metellus chez Seghers. J’ai publié le dernier livrede Jean Metellus, celui qu’il était en train de terminer quand il est mort «Rhapsodie pour Hispaniola », un livre qui raconte l’histoire des caciques haïtiens.C’est un gros bouquin. Je crois que le premier poème fait 60 pages. C’est untexte difficile, mais je voulais être l’éditeur de ce texte. Je viens depublier dans une Anthologie de tous jeunes poètes avec le texte d’un garçon desGonaïves qui s’appelle Carl Withsler A. Benoit pour un poème qui a été primé enFrance. J’espère que je vais retrouver ce garçon dans quelques années et qu’onaura affaire à un jeune poète muri. C’est une belle histoire d’amour et deraison aussi, parce que, encore une fois pour moi, cette poésie haïtienne estmagnifique et qu’il faut lui rendre sa place.
L.N. : Venons à Anthony Phelps. Qu’en est-ilde sa poésie maintenant ? Il a eu un très long moment d’hibernation.
B.D. : Il y a 6 mois, Anthony Phelps a eu le prix Carbet de la Caraïbe.En Haïti, il y a avait un arbre qui cachait toute la forêt, c’était « Monpays que voici » que tous les Haïtiens connaissent. On ne connait de luique ce livre et quelques passages qu’on a pu apprendre à l’école. Mais on neconnait pas le reste de son oeuvre. Les mutations politiques, l’exil au Canadan’est pas l’exil en France, c’est un itinéraire différent de René Depestre. Etfinalement il est passé à côté des grands éditeurs français : Gallimard,Seghers, etc. Comme j’ai vraiment mesuré cela au début des années 2 000, j’aitrouvé là qu’il y avait une sorte d’injustice, parce que, Anthony Phelps, c’estquelqu’un qui est un magicien de la poésie. D’abord avec sa superbe voix, ilest un diseur exceptionnel. Il a un sens incroyable des harmoniques de lalangue. On s’est croisés, je lui ai dit ça. On a tout de suite réfléchiensemble à ce qu’on pouvait faire. On a donc décidé de publier une Anthologiepersonnelle. Ce n’est pas les oeuvres complètes, mais ce sont des extraits. C’estassez difficile de réaliser ça. C’est lui, sa femme et moi qui faisons leschoix. Il faut dire que sa femme Hélène joue un rôle considérable à ses côtés,dans sa vie. On a donc décidé de publier cette Anthologie personnelle qui fait,je crois, 250 pages, et qui a obtenu le Prix du livre insulaire au Salon dulivre d’Ouessant dans l’année qui a suivi. Ce qui a permis d’ouvrir un chemin.Et puis ensuite nous avons publié l’an dernier « Je veille, incorrigible féticheur», qui rassemble deux gros recueils d’Anthony écrits les deux dernières années,d’une puissance onirique incroyable, d’un surréalisme, d’une jeunesse psychiquequi me fascine. Ce qui me ferait oublier que cet homme va sur ses 89 printemps.Je suis très heureux de ça, c’est ce livre qui a reçu le Prix Carbet de la Caraïbe.C’est peut-être ce livre aussi qui fait qu’aujourd’hui il obtient le grand Prixde l’Académie française. Je trouve ça vraiment formidable. Voilà que l’Académiefrançaise reconnait un poète haïtien exilé au Canada. C’est la plus hautedistinction et valeur dans la reconnaissance de l’identité culturelle françaiseet de la langue française. C’est quelque chose qui me fait un plaisir immensequ’il faut partager avec nos amis haïtiens.
L.N. : Y a-t-il d’autres projets avec AnthonyPhelps?
B.D. : Avec Anthony, il y a un autre projet en cours. Je suis en trainde préparer un livre d’art. Ce sera le premier livre d’art dans ma maison d’Éditionqui va associer des tableaux de Geneviève Lahens et des poèmes d’Anthony. Il ya eu entre eux une belle rencontre, ce qui a dévoilé des points de convergencetrès forts dans leurs univers respectifs. Ces poèmes d’Anthony entrent endialogue, en résonance avec les tableaux des Geneviève Lahens. On prépare celivre, j’espère qu’on pourra le sortir ici à la fin de l’année 2017. C’est unlivre de dialogue finalement entre la poésie et la peinture. Et puis, je n’oubliepas non plus que Phelps continue à écrire. Ça, c’est formidable. Je n’oubliepas non plus que « Mon pays que voici » a été publié par un éditeurfrançais en 1968, c’était les Éditions P.J. Oswald qui ont disparu depuis. Lelivre après est reparti à la fois en Haïti et au Canada avec Mémoire d’encrier,mais il n’a pas circulé en France. Les lecteurs français connaissent « Monpays que voici » à travers les extraits qui sont d’ici. C’est un texteaussi important que le « Cahier d’un retour au pays natal » d’Aimé Césaire,que le « Chant général » de Pablo Neruda, que certains grands textesquébécois comme les textes de Gatien Lapointe sur le fleuve. Et donc je pensequ’il faut publier ce livre et le faire circuler. Une édition n’empêche pas uneautre édition. Elles cohabitent. Elles oeuvrent. Au contraire, je crois que rééditerce livre enrichira pas mal de lecteurs. J’en ai le projet.
L.N. : On voulait surtout vous poser laquestion sur l’état de la poésie par rapport à la marche du monde. Et vousBruno au milieu de tout ça, c’est un risque permanent ?
B.D. : Je prends ce risque de ne publier que des poètes et de lefaire à compte d’éditeur, c’est-à-dire qu’on ne demande pas d’argent auxauteurs et sans fortune personnelle. Alors je ne peux miser que sur une seuleet unique chose, c’est la réussite des livres que je publie. Ils doivent sevendre suffisamment pour nous permettre de poursuivre notre part d’aventure. En7 ans, nous avons publié 120 livres. C’est vraiment considérable et nous n’avonspu le faire que parce que le livre a généré suffisamment de ressources financièrespour pouvoir permettre le livre suivant. C’est un petit beau, mais il a avec unbon vent arrière. C’est une aventure qui est pour moi totale. J’ai presqu’enviede dire que le fil qui sert à coudre les livres, c’est le fil de ma vie. Nousavons mis, ma compagne et moi, tout ce que nous pouvions dans cette aventure. C’estaussi l’aventure de deux écrivains qui veulent penser le livre un peuautrement, qui considèrent que les gosses structures, les très grosses maisonsd’édition ne sont pas capables d’aller dans certains territoires : manque d’empathie,trop d’exigence, trop de comptes à rendre aux banques et aux actionnaires. Moi,je n’ai de compte à rendre qu’à ma fatigue. C’est tout. Pour l’instant, j’avanceavec un enthousiasme, pour reprendre le titre de Depestre, une rage de vivre.
Le National : Un mot pour ce pays qui atellement besoin de consolation et de bons mots.
Bruno Doucey : C’est un pays frappé par des malheurs qui s’est gardé ettenir le cap d’une espérance ; et cette espérance, je la vois dans la vitalitédu peuple haïtien, dans l’incroyable défi que les artistes relèvent aussi. Jetrouve qu’il y a là quelque chose d’extraordinaire quand on me parle de Livresen folie, par exemple, qu’on me dit que plus 15 000 personnes se sont rendues àcette dernière édition. J’ai envoyé un communiqué de presse pour célébrer lePrix qu’a reçu Anthony Phels, plein de gens d’un seul coup sont là, nousrejoignent pour que nous puissions célébrer ledit Prix. Ici, il n’y a paslassitude. Les gens ici ne sont pas blasés. Ils ont faim et soif de cet apporthumain qu’est la culture. Ils ont faim et soif de cette culture. Elle n’est passéparée de la vie. C’est ca qui me semble quelque chose de magnifique. Donc moije crois à cette vitalité-là.