Dany Laferrière sous la coupole del’Académie française
Par Joël Des Rosiers
Paris, 28 mai 2015
Texte reproduit avec l’aimable autorisation de l’auteur.
En ce jeudi 28 maisous le Haut patronage de M. François Hollande, Président de la République etProtecteur de l’Académie, du Premier Ministre du Québec M. Philippe Couillard, desMinistres de la Culture Fleur Pellerin de France, Hélène David du Québec etDithny Joan Raton d’Haïti, du chef de l’Opposition M. Pierre Karl Péladeau, duchef du parti Québec Solidaire Mme. Françoise David, de quatre ex-premiersministres, MM. Bernard Landry, François Charest, Pauline Marois du Québec etMme. Michèle Duvivier Pierre-Louis de Haïti ainsi que de Mme. Michaëlle Jean,ex-gouverneure générale, Secrétaire générale de la Francophonie.
Par un tempsmagnifique, dans une langue aussi élégante que précise, le nouvel immortel,Dany Laferrière, a prononcé comme l’exige la tradition, l’éloge en tout pointremarquable d’Hector Bianciotti, le romancier italo-argentin, son prédécesseurau fauteuil numéro 2. Ce siège inchangé et immobile, s’il avait été occupénaguère par Montesquieu, l’auteur des Lettrespersanes, le fut surtout par un Dumas, le petit-fils du Général AlexandreDumas dont la grand-mère Marie-Cessette Dumas était une esclave de Saint-Domingue.Car le fils du Général, le célèbre Alexandre Dumas, le plus traduit desromanciers français qui nous donna tant à lire et à rêver dans des allusions sinombreuses à ses origines créoles, eut à son tour un fils naturel, le romancieret dramaturge Alexandre Dumas fils. L’auteur de La Dame aux camélias n’oublia jamais les circonstances de sanaissance et fustigea dans ses œuvres le séducteur insouciant de naïves jeunesfilles qui refuse de reconnaître ses enfants.Au registre du roman familial, Dumas fils fut l’académicien que son père,romancier devant l’éternel, ne fut jamais. Cette filiation historique etlittéraire avec Haïti et le Nouveau Monde fera de ce fauteuil chargé d’histoireet de symboles, selon le vœu du nouvel académicien, « un fauteuil américain ».Il se produisit alors quelque chose de noble, de simple et définitif lorsqueDany Laferrière fit entrer Gaston Miron à l’Académie française, dans l’enceintetraversée d’air et de lumière, résonnant des extraits du poème du barde deSainte-Agathe-des-Monts « Compagnons des Amériques ».
C’est sous la formed’un récit imaginaire de sa rencontre improbable avec Hector Bianciotti dans unhôtel miteux que Dany Laferrière nous présente l’écrivain tria corda, ainsi que depuis Ennius se nommaient les poètes de laRome antique. Bianciotti, argentin d’origine italienne qui écrivait en français,était un de ces lettrés aux trois coeurs, aux trois langues qui sont autant depatries intimes selon l’heureuse formule de Jorge Luis Borges, l’Aveugle sonorede Buenos-Aires. L’illustre prisonnier des bibliothèques affirmait aussi sur leton de la fausse grandiloquence : « Yo soy criollo. » Créole, je suis ! Etquel !
Et nous ressentonspar une sorte d’intrusion surnaturelle toute borgésienne, peu coutumière sousla plume de Laferrière, lisant debout en costume vert dans le décor irréel dela Coupole baignée de lumière de fin d’après-midi, tout le pouvoir de lalittérature. Ce qui aurait pu être un artifice littéraire, terriblementsuperficiel, – prononcer l’éloge d’un écrivain dont on ne fréquente quel’oeuvre – devient alors un grand moment de connivences entre l’écrivaindisparu, devenu à la fois le semblable et le proche de celui qui lui succède.Quand bien même Bianciotti et Laferrière divergent dans leur traitement de l’érudition,ce dernier poursuit son dialogue avec lui, au long du discours sur lacapacité du langage à produire des symboles de l’exil. L’exil qui fait perdre àl’homme l’enfance, le monde et le langage.
Parce que sous les manièresaristocratiques de Bianciotti, sa langue française écrite comme la quêtemystérieuse de la perfection, couve une violence intérieure que la littératuren’a pas complètement réussi à éteindre : l’angoisse des exilés rongés d’undésir sans trêve qui abandonnent tout, un pays, une lumière, des odeurs, deschaos bienfaisants, par amour de la liberté. Le portrait que trace Laferrièrede l’écrivain italo-argentin naturalisé français révèle la relation terriblequ’il eut avec son père, réputé froid et distant, ses amitiés particulièresavec les garçons et la maladie qui le saisit jusqu’au déclin durant lesdernières de sa vie.
« Tout homme peutdire véritablement ; mais dire ordonnéement, prudemment et suffisamment,peu d’hommes le peuvent. » écrivait Montaigne. L’orateur suivant, sensible aucharisme de Laferrière, ramassa sans heurt les paroles du romancier pourévoquer l’épopée haïtienne pleine de morts et de vivants. Selon un rituelimmuable depuis la fondation de la prestigieuse institution, le discours deréception clôt l’entrée à l’Académie française. C’est Amin Maalouf qui illuminal’Histoire en soulignant les relations entre la Révolution française et laRévolution de Saint-Domingue. L’écrivain libanais qui écrit en arabe et enfrançais dit les choses qui devaient être dites, ici à Paris, non loin del’Assemblée nationale, sous la Coupole, sans amertume, sans récrimination, sansréclamation, avec l’évidence du constat. Il parla au nom des victimes de laFrance esclavagiste alors que l’esclavage avait été aboli par la Révolutionfrançaise au nom des idéaux de liberté et d’égalité. « Tous les hommes naissentet demeurent libres. » avait-elle proclamé, a rappelé Amin Maalouf, académicienélu au siège de Claude Lévi-Strauss en 2011.
Pourtant l’Assembléerévolutionnaire ne fit jamais appliquer l’abolition de l’esclavage jusqu’à ceque la population noire de Saint-Domingue, exaspérée d’injustice et de marronnage,prit les armes. Il y eut cet après-midi à Paris un moment de dignité. Lesphrases fusaient à vrai dire avec l’espoir qu’elles se graveraient pourtoujours dans le marbre de la Coupole. C’était comme si, à l’instar d’HectorBianciotti, les victimes de l’esclavage n’étaient jamais vraiment mortes.
La séance fut levée parHélène Carrère d’Encausse, secrétaire perpétuelle de l’Académie, après ledépart du Président de la République et Protecteur de l’Académie. Précédé d’unehaie de la Garde républicaine, l’épée à la goutte d’encre pendue à la hanche, DanyLaferrière descendit avec solennité les marches du grand escalier vers la courd’honneur du palais, bruissant d’une foule heureuse et couverte de pavés quireluisaient comme des écailles. Signes, amantes et poètes choient dans un mondeoù ils ne se sentiront jamais à leur place. Tout en finesse, l’art deBaudelaire (je cite de mémoire) comme une insoumission, une métaphore ou unhiéroglyphe :
Je vais m’exercer seul à mafantasque escrime
Flairant dans tous les coins leshasards de la rime,
Trébuchant sur les mots comme surles pavés,
Heurtant parfois des vers depuislongtemps rêvés.
L’enfant adoré, chéripar ses tantes, sa mère et sa grand-mère, parti quérir à Paris la gloire deslettres, avait grandi en l’absence de son père. Sa place assurée dansla République des Lettres, voilà comment le destin de Dany Laferrière, le petitgarçon qu’il fut, le poète de l’ironie, de la distance et de l’intime, devenuacadémicien, me parut digne d’une distinction romanesque. En garde,d’Artagnan !
NDLR : Seconde photo : Dany Laferrière et son épouse Maguy Berrouët.
CliquerICIpour lire le discours de réception de Dany Laferrière à l’Académie française; la réponsed’Amin Maalouf au discours de réception de Dany Laferrière est accessible ICI