Dans « Douces déroutes », Yanick Lahens tend un miroir critique à notre société
Par Frandley Denis Julien
Le National, 30 avril 2018
Je viens de terminer la lecture de Douces Déroutes, le dernier roman de Yanick Lahens (Prix Femina 2014), et les personnages et l’atmosphère de cette oeuvre me manquent déjà. Par-dessus tout, je ne puis m’empêcher de me courber devant la justesse de cette peinture grandeur nature de Port-au-Prince, vaste bidonville devenu depuis quelque temps synonyme d’Haïti.
L’ubiquité de la mort
D’abord, l’auteure donne profusément dans le symbolisme. Le roman s’ouvre avec la mort du juge Berthier, lâchement assassiné parce qu’il savait trop, et se posait en empêcheur de tourner en rond, dans une ville où presque tout le monde marche sur des oeufs. Cette mort a donné le ton au reste du roman, car l’ombre de la mort y plane constamment au-dessus de tous les personnages.
Cependant, le symbole central du roman, c’est la description de la ville comme étant un vaste chaudron à l’intérieur duquel le but de tout un chacun, c’est de ne pas racler le fond. On se démène pour rester au-dessus de l’écume. Difficile de ne pas y voir la description d’un pays où l’ascenseur social a toujours été en panne, et où les principaux facteurs de mobilité sociale sont la corruption et la criminalité. Dans un tel univers, la mobilité sociale se réalise au rythme de la perte de l’âme.
Conséquemment, ceux qui sont aux commandes essaient de s’enrichir le plus possible, et le plus rapidement possible. Ceux qui n’ont pas accès aux opportunités vivent chaque moment intensément, car la mort peut surgir à n’importe quel moment. Ce sens de l’urgence marque tous les personnages, que ce soient ceux qui, fossoyeurs de la nation, essaient de ne pas tomber dans les trous qu’ils ont eux-mêmes creusés, ceux, de la classe moyenne qui essaient de garder la tête au-dessus de l’écume, ou ceux qui raclent le fond et profitent de chaque opportunité de gouter aux plaisirs qui ne sont disponibles qu’au-dessus de l’écume. Mais tout ce beau monde sait que tôt ou tard, il y aura un kouri; les nantis espèrent que ce sera pour plus tard, les déshérités, pour bientôt.
Un univers oxymoronique
Ce n’est pas par hasard que le titre du roman, Douces Dérives, est oxymoronique. À travers les pages, des réalités contradictoires, qui auraient été mutuellement exclusives ailleurs, se côtoient dans une harmonie trompeuse que seul le désir de survivre peut expliquer. Mais, à bien y réfléchir, est-ce bien différent de l’attitude adoptée par les plus malheureux d’entre-nous face à des catastrophes qui semblent maintenant indissociables de l’air que nous respirons ? La sagesse populaire, n’a-t-elle pas appris à tourner nos malheurs en dérision, et se les approprier pour mieux faire face aux malheurs futurs ? Une expression comme « W ap konn Jòj », par exemple, traduit bien cette ruse populaire capable de faire échec au malheur par l’appropriation.
Dans l’espace suffocant du chaudron, le lecteur est vite captivé par la créativité et la résilience de personnages obligés de s’inventer des univers parallèles, pour éviter l’asphyxie. Brune, la pulpeuse fille de feu le juge Berthier, se retranche derrière la chanson, et s’abandonne à son public à chacun de ses cathartiques performances. Son oncle Pierre, l’homosexuel qui avait dû laisser le pays très jeune pour éviter d’embarrasser la famille, tient salon de manière hebdomadaire, et trouve refuge derrière ses fourneaux, et éprouve un plaisir tout orgasmique au spectacle du succès que connaissent ses plats auprès de ses amis. Son honnêteté et son courage jurent avec l’hypocrisie et la corruption ambiantes et font de lui le symbole d’une résistance prudente, mais tenace.
Cependant, le courage de Berthe et de Pierre constitue l’exception, et non la règle. Le livre regorge de personnages prêts à tout faire pour accéder au-dessus de l’écume, et s’y maintenir. C’est le cas, par exemple, de Cyprien, jeune avocat, petit ami de Brune, qui se laisse séduire par l’argent facile, et s’improvise philosophe pour se dérober à la faible voix de ce qu’il lui reste de conscience. Jojo Piman Pike en est un autre spécimen. Il incarne ces jeunes des bidonvilles qui, face à l’absence totale de fenêtres d’opportunités dans la ville, préfèrent commettre le suicide social, qui souvent est suivi de près par la mort, au lieu de croupir éternellement dans la misère. Il est prêt à échanger la longévité misérable pour le bonheur éphémère.
Une sensualité à couper au couteau
À part la mort, ou mieux, à cause de la mort, la sensualité est ubiquitaire à travers le roman. L’ombre de la mort force les personnages à vivre au présent, à arracher les uns des autres des moments furtifs de plaisir intense. Dans la lutte constante entre l’esprit et la chair, cette dernière l’emporte presque toujours parce que les personnages doivent trouver un exutoire à la tension ambiante.
Cette sensualité s’exprime aussi par la poésie qui ponctue le roman. Le style de l’auteure est non seulement poétique, mais certains des personnages adoptent la poésie comme une troisième langue, ce qui, dans cette ville de Port-au- Prince où la laideur et les détritus font partie du décor, constitue un autre oxymoron. La description de la laideur se fait en beauté, ou tout au moins, est ponctuée de beauté.
Un choix narratif riche
Yanick Lahens a réussi le pari d’utiliser deux points de vue différents, sans transition réelle tout au cours du roman, sans pour autant perdre le lecteur. En effet, chacun des chapitres est consacré à un personnage. L’auteur ouvre les chapitres avec un narrateur omniscient, et passe, sans crier gare, à la première personne, en donnant la parole au personnage auquel le chapitre est dédié. Cela permet au lecteur de vivre l’histoire sous deux angles: d’abord à travers le regard perçant du narrateur omniscient, ensuite en ayant accès à la pensée des personnages, grâce à l’utilisation de la technique du flux de conscience (stream of consciousness, en anglais), technique chère aux auteurs modernistes, dont James Joyce. Résultat : le lecteur développe une intimité certaine avec les personnages, tout en gardant un certain recul assuré par la présence du narrateur omniscient.
En somme, Douces Déroutes est un roman succulent qui se laisse lire, mais qui incite aussi à la réflexion. C’est la peinture d’une société en débandade où les élites souffrent de myopie chronique, où la résistance conduit souvent au tombeau ou à l’exil, où les insurrections à potentiel révolutionnaire ne durent que deux ou trois jours, au gré d’une mémoire collective oublieuse, et où le désespoir et le fatalisme ont de beaux jours devant eux. Mais par-dessus tout, ce livre est un cri du coeur, un appel à l’action.