Revisiter « L’encre est ma demeure » de Georges Castera
Par Roland Léonard
Le Nouvelliste, 20 juillet 2020
Un drôle de pistolet que cette grande personnalité haïtienne ! Il était notre voisin de quartier. À la fois bougon et timide, sauvage par moments ; mais au fond très chaleureux, très humain, avec une grande générosité dans la pensée.
Un cœur à gauche, définitivement, révolté contre l’injustice, la misère et les inégalités sociales. Un sympathisant sincère du prolétariat et de la lutte ouvrière, malgré ses origines bourgeoises. Un rebelle ayant tenté parmi les premiers, l’aventure de l’écriture poétique en créole dans les années 50 du XXe siècle, en défi aux bien-pensants, aux convenances mesquines de l’époque.
Georges Castera était très réceptif aux arts en général ; il pratiquait d’ailleurs le dessin et tâtait de la guitare (il était le bon ami de Pierre-Rigaud Chéry qui lui communiquait sa passion pour la bossa-nova).
Ses poèmes traduisant sa sensibilité sociale, ses réactions d’empathie aux drames, aux victimes nécessiteuses de la barbarie et de l’incurie politiques, n’ignorent pas l’amour qu’ils célèbrent aussi (comme l’enfance). Cependant il se disait ennemi des roucoulades, des vieux clichés sentimentaux, des sentiers battus du lyrisme amoureux.
Lyonel Trouillot a fait paraître aux Éditions Acte Sud» et préfacé une précieuse anthologie de cinq de ses recueils sur une période allant de 1992 à 1999. Il s’agit de 46 poèmes au total répartis ainsi : Les cinq poèmes de «Les cinq lettres»; poèmes dits épistolaires; onze (11) poèmes de «Voix de tête» (1996) ; treize poèmes extraits de Quasi parlando (1993); 10 poèmes de «ratures d’un miroir (1992) ; sept poèmes de Brûler (1999).
On demeure abasourdi devant tant de libertés prises avec la logique ordinaire, la cohésion et la coordination des phrases, la pertinence des suites de mots malgré tout un respect observable de la syntaxe. Il y a le charme des impertinences prédicatives (métaphores et épithètes impertinentes), «Vent dépecé», «Ville habitée par des mannequins de cire», «Allez dire au silence que j’habite rue des images», « Je t’ai portée/ Mon amour/ comme une horloge qui pleure/encore/ la perte de ses aiguilles». « Il y a le mouvement de nos corps rassemblés en gloussement de clés».
Il y a de l’humour, de l’ironie douce et amère. Il y a ce mélange de phrases oniriques, de libres associations et de réalisme cinglant.
Georges Castera est un militant de la modernité poétique, défendue jusque dans ses extrêmes. Et pourtant, il n’est pas hermétique et un vent frais de communication souffle au visage du lecteur qui effeuille les pages de cette anthologie.
Il a du mal à choisir parmi toutes ces belles pièces. On se décide pour «souhait», «Dédicace de la page du milieu», «Première réponse».
«Première réponse»
Ah ! Quand il n’y aura plus aucun salaud à abattre
notre part de vitesse sur le temps
sera énorme.
Il faudra bien un jour engranger
prendre acte que nous sommes depuis si longtemps
interdits de printemps.
«Certitude »
Ce n’est pas avec de l’encre
que je t’écris
c’est avec ma voix de tambour
assiégé par des chutes de pierre
Je n’appartiens pas au temps des grammairiens
mais à celui de l’éloquence
étouffée
Aime-moi comme une maison qui brûle.
«Dédicace de la page du milieu»
Femme démesurément femme
dans la cassure du présent
les jours de solitude inhabitable
s’il t’arrive de t’interroger
sur les choses informulées
souviens-toi
dans la plus pure errance de la parole
que je suis entré dans ton sourire
pour habiter ton doute.
«Souhait »
Les mots sont contagieux
apprends donc les plus utiles
et transmets-les comme ta part de liberté
Si le soleil est exposé aux pleurs
rentre-le chez toi sans fracas.
Un vertige étourdissant, à la lecture de cette anthologie : «L’encre est ma demeure» de Georges Castera.
« L’encre est ma demeure » Éditions Actes Sud, 2006.