Makenzy Orcel, chantre des humeurs putrides
Par Mario Malivert
Le Nouvelliste, 22 octobre 2020
Après « Les immortelles » (Mémoire d’encrier, 2010) et « Les latrines » (Mémoire d’encrier, 2011), dans « L’ombre animale » (Zulma, 2016), qui a collecté plusieurs prix littéraires en France, et qui l’a certainement propulsé sur le podium d’invité d’honneur à Livres en folie 2017, aux côtés d’Odette Roy Fombrun, Makenzy Orcel refuse de marcher dans les sentiers battus du roman. Il choisit le chemin le moins parcouru, comme dit Robert Frost.
Refus du point et de signes de ponctuation en fin de paragraphe. Refus de la majuscule en début de paragraphe. Refus de donner des noms propres à certains personnages—emploi plutôt de noms génériques tels que : « l’Autre », « l’Inconnue » ou « l’Envoyé »). L’auteur appelle la mère de la narratrice « Toi » et utilise son propre nom pour nommer deux autres personnages du roman : « Makenzy », le père de la narratrice, et « Orcel », son frère. Dans son traitement des personnages et de la trame du roman, il embrasse bien plusieurs éléments du nouveau roman.
La narratrice, qui est décédée, se lance dans un monologue effréné, attaquant histoire après histoire, sous forme de flux de conscience : « ce serait mentir de dire que ça a toujours été facile de vivre seule ici, à passer des journées entières sans entrevoir la moindre silhouette du vivant, sinon quelques rares loques humaines aux regards vides rampant dans la poussière, je m’amusais parfois à me remémorer notre vie d’autrefois… » (p. 111). Elle parle de son enfance et de son adolescence dans une famille en dysfonctionnement où le père, Makenzy, se comporte en tyran, violeur récurrent de sa femme et agresseur d’enfant ; la mère, Toi, en femme figée dans une position de soumission aveugle ; et le frère, Orcel, en un garçon perdu dans un silence encombrant.
D’autres protagonistes pointent leur nez dans certains endroits du roman pour s’effacer ensuite, tels des intrus. En fin de compte, tout un cortège de personnages évoluant dans la précarité : « La cuisine était une hutte de paille avec trois roches du feu au milieu, et une pile de bois secs dans un coin, toutes les cuisines au village se ressemblaient, la nuit il y avait tous les enfants accroupis autour du foyer attendant qu’on descende le dîner, que la flamme s’éteigne pour enterrer des patates sous la cendre chaude, et au bout de quelques minutes c’était prêt, on les dégustait avec les avocats… » (p. 58).
Le roman se déroule tel un film démentiel d’où perche la voix de l’auteur, crue, acerbe, crachant le bastringue des personnages. Les instincts et les pulsions s’exhibent à l’œil nu. La démesure nous rit au nez, mais reflète bien la réalité d’aujourd’hui dans les pays comme le nôtre où les jeunes sont livrés à eux-mêmes dans un vécu apocalyptique, où les repères sont ébranlés jusqu’à leurs racines, où l’on vivote dans un marasme perpétuel, dans un qui-vive exécrable. Makenzy Orcel se campe ainsi en chantre du désarroi des jeunes des quartiers de non-droit qui ne cessent de pousser comme des champignons sauvages tant dans les recoins des zones métropolitaines que dans la province.
Orcel aime exposer au grand jour les espaces rejetés et méprisés de ce monde, choquer les âmes prudes, forcer les yeux à regarder les bas-fonds, les humeurs nauséabondes, les latrines, le calvaire des prostitués, les Makenzy, les Toi et les Orcel qui végètent là sous nos yeux, mais qui semblent invisibles, qui importent peu dans le grand schème de notre existence faussement stérile et ordonnée. Il se tient en précurseur de toute une horde de jeunes voix que l’on retrouve surtout dans les dédales du slam et de la poésie créole qui, tout comme lui, ont juré de bouleverser le monde avec les mots comme seule arme.