La poésie créolehaïtienne
Notes de lecture de l’Anthologie bilingue
de la poésie créole haïtienne de 1986 à nosjours
Par Ralph Ludwig
Paru dans Romanischestudien (2016)
Reproduiten janvier 2017
Mehdi Chalmers, Chantal Kénol, Jean-Laurent Lhérisson et LyonelTrouillot, éd.
Anthologie bilingue dela poésie créole haïtienne de 1986 à nos jours
(Arles : Actes Sud/Atelier Jeudi soir, 2015), 192 pages.
Difficultésréceptives
Il n’est pas choseaisée que de formuler une opinion sur ce beau recueil de poésie créolehaïtienne. Un critique européen, certes amoureux des langues et littératuresantillaises, ne saurait, dans son approche, faire abstraction de cesdifficultés herméneutiques et par conséquent de son cantonnement subjectif. Ilexprime ici ses impressions, sachant que les voies de l’expression poétiquesont multiples. Ces lignes prennent donc plutôt le caractère d’une« errance » (au sens d’Édouart Glissant) que celui d’une lecture interprétativeclairement rectiligne. En tout cas, l’écriture poétique en question méritelargement cet effort.
Le concept, letitre, le « dechoukay »
Point de départdu présent ouvrage : la décision prise quant à la périodisation,fixée au seuil de la poésie actuelle – celle que ce recueil représente –avec le « dechoukay » de la dictature duvaliériste de 1986. Le régime– de « Papa Doc » François Duvalier (1957–71) suivi de « BabyDoc » Jean-Claude Duvalier (1971–86) – a profondément bouleversé lepays ; les « tontons macoutes » ont semé la terreur et la mortde manière systématique, imprévisible et incontrôlable. Plusieurs générationsd’intellectuels ont été marquées par ce traumatisme collectif, et il estévident qu’un recueil poétique ne saurait omettre d’en relever les séquelles.
Une desaccusations les plus fortes concernant les cruautés commises non seulement parles Duvalier, mais aussi par la politique ultérieure, se trouve dans le poème« Titanyen » d’Yves Gérard Olivier. Le titre pourrait évoquer un dieude la mythologie grecque qu’on imaginerait cruel et carnivore ; maisl’auteur, ainsi qu’il l’explique dans une annotation, se réfère à « unelocalité au nord de Port-au-Prince qui a servi de charnier à la dictature desDuvalier. On y a aussi entassé des cadavres durant les jours qui suivirent leséisme du 12 janvier 2010 » (135) :
Titanyen, m parenmen w !
M pa m p ap janmrenmen w.
Ou… fèmen twòpje,
Ou… manje twòpvyann,
Ou… souse twòpmyèl,
Epiii… ou …blanchi twòp zo.
Ou vale !Ou pran ! Ou anfalé !
[…] (132)
Titanyen, je net’aimerai jamais
Jamais je net’aimerai.
Tu… as fermétrop d’yeux,
Tu… as mangétrop de viande,
Tu… as bu tropde miel,
Et puiiis … tu…as blanchi trop d’os.
Tu avales !Tu prends ! Tu engloutis !
[…] (133)
Syto Cavé, danssa magnifique poésie « Kiyès ki kase lanp lan ? = Qui de nous a casséla lampe ? », traduit l’angoisse vécue en permanence par tout Haïtiensous le système dictatorial, triste réalité qui s’est prolongée bien au-delà dudépart de Jean-Claude Duvalier :
Men lannwit genkè grenn
kiyès ki kaselanp lan ?
Sant gaz lamonte
y ap bat onprisonye (44)
Mais la nuit ale cœur chagrin
qui de nous acassé la lampe ?
Monte l’odeur dukérosène
on assassine unprisonnier (45)
Mais Haïti estfier de ne pas subir son sort cruel de manière résignée. L’identité haïtiennese base sur un esprit de iberté dont la première manifestation estl’indépendance de l’ancienne colonie française, déclarée par Dessalines le 1erjanvier 1804 au bout d’une lutte de ibération acharnée, déjà reprise dans lepremier roman de ce pays – Stella d’Émile Bergeaud (1859) – etfréquemment thématisée ultérieurement dans la littérature. C’est donc avecfierté que René Philoctète, dans son refus poétique de partir en exil, évoqueDessalines et réclame un autre avenir pour son peuple :
M pa janm mandem pouki m ret isit ?
Men m rete
paske gen youpye bwa m renmen sou wout Grandans
paske gen youchèf yo rele Desalin,
paske wè pa wè
genyou pèp ki vle louvri lavi (136/138 ; italiques R.L.)
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