Des damnés sous le soleil des Amériques
Par Joël Din
Martinique, février 2017
Alfred Alexandre
LE BAR DES AMÉRIQUES
Roman
Éditions Mémoired’encrier, 2016
LEBAR DES AMÉRIQUES, roman-poème paru en 2016, (Éditions Mémoired’encrier), a stupéfié les participants de la soirée littéraire de l’ASCODELA.C’est un brûlot sans concession, une bouteille contenant un liquide acidejetée à la mer, un témoignage d’une radicalité définitive, une« littérature des cicatrices ». Les îles de cet univers géographiqueparticulier sont bafouées tout autant que les corps et les âmes. Clandestins,migrants, ou natifs, « ivres comme à la mer, une bouteille en ladérive », paraissent condamnés à une longue drive des esprits, « d’autant plus folle qu’elle était condamnée à ne jamais vouloir se nommerelle-même ».
L’auteur,Alfred ALEXANDRE, a fait des études de philosophie à Paris. Né en 1970 àFort-de-France, il vit en Martinique où il exerce la professiond’enseignant-formateur. Son premier roman Bord de Canal a obtenu le« Prix des Amériques insulaires et de la Guyane » en 2006. Il aégalement abordé le théâtre. Il a publié un essai sur CESAIRE « la partintime » en 2014.
Ladimension d’universalité archétypale du triangle amoureux
Lepersonnage féminin, Bahia, est murée depuis trente ans dans une douleurindicible. Il semble qu’il s’agisse d’un amour perdu. Elle a dérivé d’île enîle, au sens propre comme au sens figuré, puisqu’elle aurait même été enferméedans un conteneur, sur un des multiples bateaux qui parcourent la merTranscaribéenne, jusqu’à ce quelle croise Leeward ( ou le retrouve). De touteévidence, le conteneur est une métaphore de l’enfermement, tout autant quel’île, et que la presqu’île, mais a été tout autant « et sa prisonintérieure et son refuge le plus profond ».
Mais serait-ce lui, son premier amour, comme elle le prétend,qui n’aurait pas hésité à la jeter, trente ans auparavant par dessus-bord suiteà l’intervention des garde-côtes ? N’aurait-elle pas évoqué jusqu’audésespoir ce souvenir qui, vague après vague, lui « revenait comme unmauvais baiser » ? N’est-elle réapparue, (mais est-ce bien elle ),que pour affronter cet épisode douloureux ? « Bahia répétait comme lerefrain d’une chanson, que c’est pour un pas de danse qu’elle était descenduede sa chambre, qu’elle avait une dernière fois mis sa robe à paillettes, Pourqu’il la fasse à nouveau danser »… Car c’est dans ce même hôtel qu’elleaurait dansé pour la première fois avec Leeward il y a trente ans.« Et c’est voile immobile qu’ils allaient Bahia et lui versleur dernière noce, vers leur Finis Terre ». Pour que surgisse enfin leurTerre Neuve ?
Enquatre carnets d’une langue triturée, déchiquetée, hallucinée, (même à l’excèsselon une intervenante), Hilaire fait revivre le triangle amoureux qu’il aformé avec Leeward et Bahia. Il ne cache pas que lui, l’ami de toujours, a uséen certaines occasions comme un charognard du corps de Bahia. Mais sa quêted’amour était bien plus que charnelle. Pour nous lecteurs, ces épaves humainesseraient cantonnées à une misère sexuelle et à des pulsions primaires. Aucontraire, Bahia devient le miroir révélateur du moi secret et desinterrogations existentielles d’Hilaire.
« C’est ça que j’avais toujours voulu moi aussi.C’est ce qui m’avait toujours fait rêver… Moi aussi, me dégoter un petitcarreau de terre. Au bord de l’île. Pour pouvoir, le soir, sous le vent,asseoir mes crasses sur la véranda et regarder, de loin la mer allumer desombrages sous les soleils virant de l’oeil.
Même si ce genre de noces tranquilles, tout contre moi, çan’avait jamais vraiment fait partie de ses horizons ordinaires.
Tout ce qu’elle voulait, Bahia, c’était qu’on prenne un verre,un autre encore, et puis encore Boire… Bahia… Boire. Jusqu’à se retrouverdépossédée de son propre corps,
Et elle lançait alors, en ricanant, comme une épave, que ça neservait à rien, les antidotes et les poisons qu’elle avait cru, amant aprèsamant, un jour, pouvoir changer en leur contraire.
C’est comme ça qu’elle parlait, Bahia. Au réveil, après l’amour.Nue et neuve en effet. Nue et saoule à la fois. … C’est comme ça qu’ellevivait, Bahia. Entre la nuit et le jour. Entre alcool et mémoire. Entre appelaux tendresses et grandes frappes de haines ».
Pourquoiévoquer une littérature des cicatrices ?
Cetteexpression provient d’un mouvement littéraire apparu en Chine, à la fin desannées 1970, et qui suivit la Révolution Culturelle. Beaucoup d’écrivains ontalors exorcisé un passé marqué par le réalisme-socialisme et la littératureofficielle, (qu’on pourrait comparer peut-être aux chantres de la négritude ),en offrant une vision crue et directe de la société.
Ellesera le fait d’écrivains confrontés aux mythes des décennies passées, (enl’espèce mythes des indépendances ou exaltation de figures héroïques), etcontraints à reconstruire la réalité et la vérité à partir de leur proprevécu.
AlfredALEXANDRE nous lance à la figure « que le pays n’avait plus les yeuxpour voir où habitait sa véritable tragédie contemporaine, Acharné qu’il était,sur injonction lapidaire de ses maîtres historiques et de leurs servantsdécérébrés, à ne se réclamer que des catastrophes du passé, pour ainsis’interdire d’avoir à nommer les faillites du jour qui s’ouvre et lesassassins, qui, chez nous, dansaient comme des carnavalesques au-dessus de nosdépouilles vidées de leur cervelle ».
Lesfaillites politiques, et économiques concernent d’ailleurs toutes les îles dela Caraïbe, quels que soient leur statut, et leur histoire. Les puissancesex-coloniales se désintéressent des îles, et sont prêtes à les abandonner, n’endéplaise aux indépendantistes et autonomistes de tout poil qui s’agitent .Elles ont bien d’autres moyens de pression. « Notre pays depuis longtempsaura cessé d’être tenu en laisse par celui qui garde dans sa poche les titresde propriété et le drapeau dont les trois couleurs défraîchies flottent à videdans le vent ».
Mais s’agissantplus particulièrement des Départements français
« Lesîles qui se croyaient françaises… le pain au prix de la dépendance, ellesaussi… C’est comme ça qu’ils nous voyaient, dans l’archipel, les salopards…dans ces pays qui suaient pour exister d’eux-mêmes, qu’ils nous enviaient etnous méprisaient, dans le même temps.
Lemépris… pour cette dépendance honteuse, car si totale, qu’il s’acharnait,chaque fois qu’on accostait en pays voisin, à nier, Leeward, derrière desfiertés incrédules, des récits de révolte en papier mâché, des identités deconsolation, toujours plus vainement, toujours plus doctement revendiquées ».
Nousne pouvons pas passer sous silence que cette charge au vitriol trouve unerésonance particulière, avec les querelles récentes sur les dates decommémoration de l’abolition de l’esclavage.
Etque dire du développement économique, qui est une totale mascarade ?« Derrière nos soi-disant artisanats de pêche au gros et à miklon. C’estça, hein, qui avait fini par devenir notre religion ? Comme tous cespseudo-capitaines d’industries qui avaient réussi à se remplir les graines dansnos pays. Mais faire passer, d’une terre à l’autre, le boudinement desmacaqueries et des matières qui donnaient aux pauvres, et à leurs grands etpetits bourgeois décalebassés, l’illusion jouissive qu’ils étaient devenus, euxaussi, des opulents »
Cettelittérature exprime une vision sombre du présent et de l’avenir. On peut laqualifier de «négative »
Quelcontraste avec par exemple Cahier d’un retour au pays natal qui évoquait,malgré la lucidité du constat césairien « Au bout du petit matinbourgeonnant d’anses frêles, Les Antilles qui ont faim, Les Antilles grêlées depetite vérole, Les Antilles dynamitées d’alcool », le jour qui selevait, la foi du poète en la fin de la longue nuit, et en un avenir meilleur.
Ici,rien de tel. La vision de l’auteur est une dégénérescence physique et moraleque rien ne paraît contrebalancer. « Jusqu’à ce que la nuit nous raye del’existence ». La déchéance alcoolique est prégnante. Même transfiguréepar le prisme de la fiction narrative, la seule figure féminine apparaît , nousl’avons signalé, comme « ricanant comme une épave ». Mais toutautant sont fustigés la « jactance autocentrée et indécrottablementcontente d’elle-même, tout ce vomi dans nos esprits, la mort lente comme unetumeur dans le cerveau », « le grand bizness bringuebalant, dans sessoutes impunies, des mafias inconnues chez nous jusque-là… Pour prendrepossession des îles, et une fois encore, les réduire en colonies… en bars àpute ou s’enivrer de sa puissance revigorée »
Eneffet, de par leur positionnement entre l’Amérique du Nord et du Sud, les îlesde la Caraïbe sont un lieu idéal de trafics, « Où se lotissent lesateliers et la litanie verte des clandestins ».
Lesmafias internationales, les organisations criminelles règnent en maîtres sur laTranscaribéenne. Elles sont les héritières des compagnies qui possédaient lesîles, il y a cinq siècles, et auxquelles les trafiquants de drogue et lespasseurs –les nouveaux trafiquants d’esclaves– prêtent allégeance.
CetteTranscaribéenne, la mer caraïbe, n’est-elle plus qu’une simple ruée desconteneurs au travers du canal de Panama alors que se dessinent d’autresprojets encore plus pharaoniques ?
« Lacrevasse, elle sera mille fois plus grande encore, avec tout en travers dePanama, l’excavation, en grande largeur de cette troisième saignée à la veinegrande ouverte pour le passage presque immobile de ces nouvelles générations deméga porte-conteneurs ».
DROGUE,DRAGUE, DIEU
Nousavions eu le Sea, Sex, Sun. Nous aurons dorénavant Drogue, Drague, Dieu*.
Dansce chapelet d’îles baignées par la Transcaribéenne, les existences et lesterritoires sont broyés par les puissances anciennement colonialistes quiparaissent impuissantes face au commerce de la drogue, et laissent s’installerles sectes, qui déversent « les sermons que braillaient, à se péter lesveines du cou, les télévangélistes qui émettaient un peu partout aux Amériqueset que Leeward, le matin comme le soir, écoutait déblatérer à la télé », et les usines de sexe.
Parceque jamais les dieux, ah ça non, ne s’étaient si bien portés dans la région. Ilsuffisait, pour s’en rendre compte , de soupeser la flopée éternelle deculs bénis qui, chaque jour, un peu plus, essaimait pour vanter la foi àrégénérer et les apocalypses, qui, selon eux, se dégonçaient jusu’à nos îlesmal verrouillées par les prières, qu’on dansait à moitié nus… Ivres du tambourde nos divinités plusieurs fois malfaisantes.
Toutl’archipel, du nord au sud, pullulait sous les cantiques, le démonisme etl’espérance en une nouvelle terre grasse.
Ilpouvait lancer, oui, qu’avec les clandestins, les cames, le cul : lebizness des sacrements, c’était devenu un des plus gros trafics de l’archipel.L’un des plus grands bars à fesses de l’Amérique.
Entreune virée de nouveaux missionnaires, les Écritures sous le bras, courant lesîles en chemise blanche amidonnée, pantalon bleu tergal… les fillettes, lesgarçonnets ou les corps plus matures… la photo de charmes sur la plage auxcocoteraies dormant à l’ombre des soleils, ou bien les vidéos de viol réel ousimulé à diffuser sur l’Internet.
Maismême ce que nous pensions être une des composantes remarquables de nos sociétésantillaises, le respect des morts ne trouve pas grâce aux yeux de l’auteur.
Nospays ont le goût des fêtes mortuaires… Mais s’en foutent du mort… Ce qu’ilsaiment, c’est le théâtre sacré… les processions de linge blanc… le cérémonialde chants plaintifs… et l’odeur de l’encens. Moi je ne veux rien de toutes ceschienneries-là. Juste un trou dans le sable… au bord d’une crique.. Ah ça non,laisse personne me barricader dans nos cimetières de ville. C’est des villesconcentrées de lumière, surchargées de magie.
Lestyle employé est hautement émotionnel
Lesexpériences sentimentales et charnelles sont une sorte d’océan qui submerge lesujet.
Lecycle hermétique des répétitions intensives, la régularité du rythmesous-tendent l’idée de ressassement, comme la construction particulière desphrases dont on recherche sans cesse la fin. Comme le mouvement sans fin de lamer?
L’espacenarratif est démantelé
L’écrituresubjective, dans la littérature chinoise contemporaine, est caractérisée parl’omniprésence du narrateur, qui par ses multiples interventions, romptl’illusion du récit. De même, Hilaire passe son temps à se questionner, à s’interpeller,à nous interpeller. Le temps et l’espace narratif se fragmentent.
Laconfusion des temps, des mots, des histoires, « Elle, Leeward, moi,le bar, la presqu’île et tout ce qui depuis trois semaines ou trente ans,souvenir après souvenir, nous avait amarrés l’un à l’autre », nousdésoriente. Les cartes sont sans cesse rebattues. Bahia est-elle une créationromanesque ? Sa présence dans l’hôtel est-elle attestée ? Lesévénements narrés se sont-ils passés, il y a trois jours, ou trois mois, outrente ans, ou proviennent-ils d’une imagination troublée ? Seul Hilairepourrait nous le dire.
Notreseule certitude est que la quête du bonheur et de l’amour est bien le moteurdes relations des personnages composant ce trio.
AlfredALEXANDRE nous offre un superbe exercice de style, doublé d’une réflexion sansindulgence sur nous-mêmes…
Laquête de l’individu a remplacé le chant collectif.
Larecherche compulsive de l’autre est omniprésente. Ces êtres perdus et rejetésexpriment à leur façon leur rêve d’une féminisation de la société.
L’écriturese met au service de la féminité (l’île et la femme).
L’île« close en sa barrière de sables et de sels » en introduction dudeuxième carnet, est apaisée au quatrième carnet « Comme par-delà letemps, réconciliée, l’île seule l’île soeur ». Cela suggère unrapprochement des peuples de la zone caraïbe, par-delà leur diversité. Maissurtout que nous ne détournions plus notre regard des supposés rebuts de nossociétés, criminels et prostitué(e)s qui revendiquent également leur partd’humanité.
[*Triptyquecomposé par le rédacteur de l’article]
Source :97Land.com