Césaire : Aimé for ever
Il y a dix ans mourait le poète martiniquais. De Taubira à Thuram en passant par Arthur H, ses lecteurs continuent de transmettre le suc ardent de sa parole.
Par Valérie Marin La Meslée
Le Point.fr, 17/04/2018
Césaire « habite une blessure sacrée… ». Elle ne l’habite pas, il l’habite, comme il habite un vouloir obscur et une soif inextinguible. Et lorsque le Rebelle va mourir, même si les chiens se taisent, « quelque chose qui de l’ordre évident ne déplacera rien, mais qui fait que les coraux au fond de la mer, les oiseaux au fond du ciel, les étoiles au fond des yeux des femmes tressailliront le temps d’une larme ou d’un battement de paupière ». Ainsi s’exprime Christiane Taubira dans son nouveau livre à paraître jeudi 19 avril, à propos d’Aimé Césaire, qui fait partie de cette « sarabande baroque » d’auteurs dont le souffle l’a portée en toute circonstance, surtout d’adversité… Dans Baroque sarabande*, publié aux éditions Philippe Rey, l’ex-garde des Sceaux « déballe sa bibliothèque » en femme de lettres passionnée. L’écrivain, disparu il y a dix ans, le 17 avril 2008, à Fort-de-France, à 94 ans, y tient une place majeure.
Et ils sont nombreux, et de partout, à réinvestir la parole de l’auteur du Cahier d’un retour au pays natal ou encore du Discours sur le colonialisme, sans oublier sa célèbre lettre de rupture avec le Parti communiste adressée à Maurice Thorez (dont l’édition originale se trouvait aux côtés du Questionnaire de Proust chez le libraire ancien Laurent Coulet au dernier Salon du livre rare au Grand Palais !). En écho, il faut lire la lettre que l’ancien ministre communiste Jack Ralite écrivit au poète. Elle figure, parmi bien d’autres – Nimrod, Abd Al Malik, Marc Alexandre Oho Bambe, Salah Stetié, René Depestre… –, dans le recueil ensoleillé paru le 14 avril, qui réunit quinze lettres au Cher Aimé aux éditions Chauveau**.
De nombreux événements
Césaire sur Seine ? En voici, en voilà. L’École normale supérieure a réuni les spécialistes universitaires de son œuvre le 13 avril. Et après son entrée symbolique en 2011 au Panthéon, Césaire a été lu, chanté et mis en musique lundi 16 avril pour la seconde nocturne du ministère de la Culture, ouverte au public à la veille du jour anniversaire. Césaire est aussi sur scène : de jeunes générations s’emparent d’un de ses vers, « Nous sommes de ceux qui disent non à l’ombre », emblème d’un montage enthousiasmant des textes de la négritude et ce qui s’ensuit. Aimé y est interprété par une jeune comédienne de talent, Armelle Abibou, il fallait l’oser, et c’est une réussite.
Car Césaire était poète, essayiste, mais aussi dramaturge, et ces dernières années, le travail de Christian Schiaretti au TNP force le respect, particulièrement dans l’exploit de sa mise en scène d’Une saison au Congo où Césaire revisite le drame de la mort de Patrice Lumumba. La Tragédie du roi Christophe, située dans cette Haïti chérie de Césaire, a suivi, et le même metteur en scène prépare Une tempête pour la saison prochaine, achevant une trilogie. Dans sa programmation spéciale, France Ô donne à tous l’opportunité de voir ces spectacles, et même si le petit écran n’est pas la meilleure vitrine pour apprécier le théâtre, c’est déjà un bien précieux partage. La chaîne va jusqu’à inviter son personnel à son siège de Malakoff, ce mardi 17 avril d’anniversaire, à une « scène ouverte » où des anonymes liront les poèmes de 18 h 30 à 20 h 30).
« Césaire et moi »
Nombreux sont donc les échos, venus surtout de divers horizons, en dehors des fourches caudines d’une négritude dont il se lassait d’être consacré « le chantre », comme il le confiait à son ami et éditeur l’écrivain Daniel Maximin. Ce dernier sait tout du grand homme, y compris l’humour. Il anime notamment le documentaire inédit de Fabrice Gardel et Isabelle Siméoni, Césaire et moi*** (France Ô, 18 avril à 20 h 55) où témoignent aussi la comédienne Aïssa Maïga, Joey Starr ou encore les auteures Valérie Manteau et Zineb El Rhazoui. Tous disent leur attachement à celui qui fut à la fois le poète rebelle et le député et maire de Fort-de-France durant cinquante ans. « Addict au pouvoir ? » s’interroge Audrey Pulvar, l’une des intervenantes de ce film qui a le mérite d’éviter l’hagiographie. Il traite notamment de la relation de Césaire à sa femme, la merveilleuse et trop discrète Suzanne, qui ne lui vaudra pas un prix du féminisme.
Dans une mise en scène dynamique et actuelle, les lecteurs se succèdent, les textes passent de bouche en bouche. Arthur H, auquel on doit le très beau spectacle L’Or noir, se décrit en « bâtard culturel » et raconte le temps qu’il lui a fallu pour comprendre une poésie qui l’a ébloui. L’intérêt vient de la variété du « casting », Valérie Manteau, auteure qui collaborait à Charlie Hebdo, montre son poignet sur lequel elle s’est fait tatouer le portrait de Césaire par Charb et parle avec clairvoyance de la pensée du poète. La fameuse phrase « Le nègre vous emmerde » prononcée par le jeune étudiant en réponse à une provocation en plein Quartier latin, est ici revisitée : Thuram insiste sur la fierté d’un homme qui à aucun moment ne se place du côté de la victime, « c’est l’autre qui a un problème et qui doit aller se soigner », souligne l’ex-footballeur. Pas lui.
Tout ce qui peut être puisé dans l’œuvre de Césaire et son parcours, retracé en images d’archives, brille ou… s’assombrit face à l’actualité d’une Europe dont le poète redoutait déjà « l’ensauvagement ». Quelques longueurs dans les propos ne sauraient éloigner le téléspectateur du final palpitant où Daniel Maximin se fait le conteur des funérailles du grand homme en son île. Incroyables images de dévotion, où le peuple de Fort-de-France n’a que faire de la présence d’un Sarkozy, les regards ne sont que pour l’Aimé, accompagné jusqu’au cimetière malgré les barrières. Sous la pleine lune, « qu’un nouveau Césaire émerge », demande Aïssa Maïga… À voir.
Combats
Ce qui émerge de cet hommage est bien qu’en réponse à la conscience du monde qu’avait le poète, le monde lui renvoie la possibilité de cheminer en sa compagnie, d’où que l’on soit. Le casting même de Césaire et moi donne raison au poète du Cahier qui disait bien : « Ma négritude n’est ni une tour ni une cathédrale. » Mais plutôt une grille de lecture, comme le suggère Zineb El Rhazoui, pour aller au-devant des combats. Demandez donc à Christiane Taubira comment le souffle césairien habite les siens jusque dans l’arène : « Un souffle chaud vous parcourt l’échine. Car il vous monte cette provocation d’Aimé Césaire que vous léchez en secret, trop rude quand même à proférer en un lieu qui doit rester de civilité, plus encore lorsque l’affrontement est âpre, sauf à concéder l’autorité du ton à ceux qui attaquent en meute et sabotent en douce » :
Inutile de durcir sur notre passage, plus butyreuses que des lunes, vos faces de tréponème pâle
Inutile d’apitoyer pour nous l’indécence de vos sourires de kystes suppurants
Flics et flicaillons
Verbalisez la grande trahison loufoque, le grand défi mabraque et l’impulsion satanique et l’insolente dérive
nostalgique de lunes rousses, de feux verts, de fièvres jaunes…
Mais non. Vous leur épargnez cette exubérante brutalité de Césaire. L’homme était tendre au regard et au toucher. Sa plume gorgée de curare.
*Baroque sarabande, de Christiane Taubira, en librairie le 19 avril, éd. Philippe Rey, 180 pages, 9,80 euros.
**Cher Aimé, éd. Bernard Chauveau, 64 pages, 22 euros.
***Césaire et moi, 18 avril sur France Ô, 20 h 55, suvi d’un débat animé par Fabrice d’Almeida avec Dany Laferrière, de l’Académie française, Raphaël Confiant, écrivain, en duplex depuis Fort-de-France, Romuald Fonkoua, professeur de littérature à la Sorbonne et auteur de Aimé Césaire (Perrin), Sylvie Andreu, pour le collectif « Cher Aimé », Marijosé Alie, journaliste, réalisatrice de trois films sur Aimé Césaire et Ménélik, rappeur.