Bonsoir tendresse : le bilan d’un poète sur l’écrasement de la fraternité
Caraïbe baroque Overblog, 3 février 2018
Texte reproduit en octobre 2018
René Depestre
Bonsoir tendresse
Autobiographie
Éditions Odile Jacob
Mars 2018
L’autobiographie de René Depestre, qui vient de paraître chez Odile Jacob, apporte un témoignage de premier plan sur la vie mouvementée qu’a vécue le poète depuis sa naissance à Jacmel, en 1926. Préfacé par Jean-Luc Bonniol, professeur émérite d’anthropologie à l’Université d’Aix-Marseille, René Depestre y reprend successivement les grandes étapes de sa vie (voir table des matières), en consacrant le plus long de ses chapitres à son long séjour à Cuba, de 1959 à 1978. Il faut dire que la vie de René Depestre aura sans cesse été prise en tenaille entre ces deux pôles : d’une part son combat marxiste-léniniste pour la décolonisation, et d’autre part ce qu’il faut bien appeler sa fuite devant la machine de répression d’état, qu’elle soit stalinienne ou fasciste (pour Duvalier). En effet, dès son adolescence, René Depestre explique très clairement que ce sont les ferments poétiques du surréalisme, avec la venue d’Aimé Césaire puis d’André Breton à Port-au-Prince qui ont fourni à ses amis du journal la Ruche les ressorts et les outils nécessaires pour fomenter la révolte des 5 glorieuses qui fut à l’origine de la chute du gouvernement « du despote Élie Lescot [qui] accorda son soutien au clergé catholique lors d’une campagne antisuperstitieuse » (29). Ainsi, dès le début de son existence, politique et poésie sont intimement liées, et l’accompagneront toute sa vie et le feront franchir des caps décisifs.
Pour résumer rapidement la chose, on peut dire qu’il cohabite chez René Depestre deux sensibilités : d’une part « l’esprit à la fois d’émerveillement et de rébellion, le penchant pour la danse et la fête, l’érotisme solaire à fleur des épidermes, les coups de reins et de nombril que donne au lit la rage de vivre » (94), et d’autre part « les modes d’être des rangs communistes me faisaient rester sur mon appétit de savoir (…) je vouais un culte solairement païen et libertaire à la Sorbonne, à Normale Sup, au Collège de France, au Louvre, au Jardin du Luxembourg, aux cafés, aux musées et aux jardins de Paris comme aux célèbres bibliothèques de la ville » (69). C’est ainsi qu’en temps de paix, René Depestre a fait provision d’idées et de beautés pour, le moment venu, en fourbir ses armes.
Sa biographie est intéressante en ce que, malgré l’ancienneté des faits, René Depestre nous rapporte plusieurs moments de crises sérieux, où chaque fois on perçoit comment l’esprit de révolte poétique est venu empêcher qu’une main mise autoritaire ne parvienne à s’emparer de lui pour réussir à l’ensevelir. Partant de la confession faite par Ilya Ehrenbourg selon lequel « Staline était le plus grand des Papa Doc » (56), la dénonciation du stalinisme et de son autoritarisme ouvriériste va crescendo. Après l’ouverture d’une chasse aux sorcières sur le campus de l’université de Prague, où sa femme et lui passent pour « un couple d’émissaires clandestins de l’Occident », puis leur expulsion du château de Dobríš, René Depestre relate magnifiquement son entrevue avec Pierre Courtade :
(…) Courtade a la réputation d’un esprit étrangement double : en privé, sa pensée est l’inverse de ses positions dans les colonnes de L’Huma [le journal L’Humanité]. J’en ai la preuve lors de notre dîner au restaurant de l’hôtel Alcron. En tête à tête avec son mystère d’homme, l’envie me saisit, à mes risques et périls, de m’ouvrir sincèrement à lui sur tout ce qui nous est arrivé depuis un an. Il me prête une vive écoute de frère aîné. Après mes confidences, sa parole me fait découvrir la rigueur et l’étrangeté de sa forme d’esprit et de sensibilité.
« D’entrée de jeu, camarade, me dit-il, je soumets ta déconvenue à un électrochoc maison : Joseph Vissarionovitch Djougachvili, le guide suprême de nos connaissances, est le principalissime forban du Kremlin ! Son acolyte le plus proche, Lavrenti Pavlovitch Beria, est une canaille armée d’une hache d’abordage ! Ils font tous les deux partie des grands flibustiers de l’histoire. Cela dit, gare à l’étroitesse du petit esprit tribal encore présent chez tout être humain ! Ce ne serait pas du tout sérieux d’attribuer l’échec de la révolution d’octobre 1917 à la seule perversité de deux individus ou d’un clan de spécialistes en détournement de sens et d’idéal. Devant l’ampleur des obstacles auxquels ils eurent à faire face, les bolcheviks ont été débordés par les événements. Avant même la disparition de Lénine, le plus intelligent d’entre eux, privés d’imagination et de sens pédagogique, sans rapport aucun avec la civilité humaniste, sans la moindre fibre de tendresse, les héritiers de Vladimir Ilitch ont fait basculer le bolchevisme dans la flibuste ouvriériste. Les conseils ouvriers, les soviets du peuple, les kolkhozes de la campagne, les soldats de l’armée rouge, à l’abri du nébuleux mythe des « masses », ont préféré le recours à la répression terroriste à un effort patient de civisme, d’invention démocratique et de fraternité. Tambour battant, les « masses » bolchevisées ont militarisé aveuglément les moindres aspects de la vie en société soviétique. Ensuite, Moscou a confié au Komintern des années 1920 et 1930 la mission de propager le stalinisme dans le prolétariat de tous les pays pour la prise d’assaut de la forteresse capitaliste. Dès lors, dans les voies de la barbarie, l’idéal marxiste a été détourné de ses horizons de A à Z. Le marxisme que tu crois encore vivant est parti en fumée depuis des années. C’est le genre de mauvaise nouvelle que ne devraient jamais recevoir les petits gars romantiquement tendres et droits dans leurs bottes de sept lieues, comme toi et moi. L’épreuve que vit ton couple est une idylle au carnaval de Venise, comparé à la neige des Sibéries qui, en cet instant même, dans l’hiver des âmes et des corps en détresse, tourbillonne en flocons de haine et de mépris autour de l’innocence, de la solitude, de la désolation de dizaines de milliers de déportés. Camarade au gentil cœur, un dernier cognac ? Remplis bien au Chili la mission pacifique que tes amis sud-américains t’ont confiée à Vienne. Paix pour la poésie de Pablo Neruda. Paix pour la grâce narrative de Jorge Amado. Dis-leur le bonjour de ma part. Il est minuit passé, le vol pour Paris décolle tôt demain. Doux et bon dodo dans la paix de la fée juive ! »
La leçon de Courtade n’était pas piquée des hannetons ! Elle m’a fait passer de l’état de gentil cœur à l’âge adulte. Bonsoir tendresse, p. 64-66.
Refoulés du sol cubain après plusieurs semaines de détention au camp de Tiscornia, René Depestre et sa femme repartent pour Gênes où ils ne devront leur salut qu’à la présence d’un avocat délégué par le PC italien (59), à la suite d’un câble de détresse que leur aura envoyé le poète à l’occasion d’une escale effectuée dans les iles Canaries… Après plusieurs années passées en Amériques latines à préparer le Congrès continental de la culture et à découvrir les cultures latino-américaines et à marcher sur le traces de Simon Bolivar, voici que René Depestre rejoint Cuba, au lendemain de la révolution cubaine, à l’invitation du Che, après avoir publié une tribune libre intitulée « Le sens d’une victoire » dans le journal national haïtien Le Nouvelliste. Dès son arrivée, René Depestre est accueilli par Ernesto Che Guevara qui lui accorde un après-midi d’entretien, avant de le nommer au ministère des Affaires extérieures. Très vite, l’atmosphère raciste de cette administration transforme cette prise de fonction en une véritable sinécure, ce qui fait sortir René Depestre de ses gonds et le pousse à remettre sa démission en laissant éclater le scandale (92). À la suite de cela, Fidel Castro et Che Guevara nomment René Depestre à un poste de conseiller littéraire dans la maison d’édition nationale (Imprenta Nacional) qu’ils vont fonder sur les cendres d’un journal d’extrême-droite qu’ils s’apprêtent à dissoudre… Or voici maintenant que René Depestre rapporte trois conflits d’importance, alors qu’il était en poste à des fonctions culturelles. Le premier fut une accusation de pédérastie (mariconería, 96) portée à l’encontre d’un de ses proches collaborateurs qui avait fait son coming out à l’occasion d’une émission télévisée cubaine, par son directeur qui l’accusait à cette occasion d’être un contre-révolutionnaire à la solde de la CIA. René Depestre a pris sa défense et répliqué que ses créations et ses articles étaient idéologiquement irréprochables et reconnus pour cela de tous, et qu’il était libre d’avoir une vie sexuelle différente s’il le souhaitait. Se sentant pris au piège, René Depestre en a dû en référer en urgence à un membre du premier cercle de la révolution cubaine, qui l’aurait alors félicité de « passer outre un ordre délirant d’un chef irresponsable » (98). Suivent les excuses contrites dudit chef de l’Imprenta Nacional…Vient ensuite la défense et illustration du droit de parole syndical et du caractère démocratique et léniniste de la liberté d’expression, à l’occasion d’une réunion syndicale à la radio. Rapidement, René Depestre avait constaté que dans la révolution cubaine, « le syndicalisme est arbitrairement privé de toute voix au chapitre » (100), alors que « dans ses écrits, Vladimir Ilitch Oulianov se révèle un ardent partisan de la démocratie syndicale, même dans les conditions de la “dictature du prolétariat” » (100). Il soulève ainsi l’amalgame qui a été fait, selon lui, entre Staline et Lénine : « ceux qui comparent purement et simplement Lénine et Staline à mon avis se trompent. Si on va aux textes de Lénine, on y trouve un esprit démocratique : Lénine veillait au respect de la démocratie dans le Parti. Mais cet aspect a été complètement gommé : c’est Staline qui a éliminé tout caractère démocratique de la pensée de Lénine dans son ouvrage sur le léninisme » (101). C’est cette querelle sur la militarisation de la liberté d’opinion au sein de la révolution cubaine qui a abouti à la fameuse affaire Heberto Padilla, qui a fait grand bruit à l’époque, et que René Depestre, évoque ici avec beaucoup de détails et d’humanité, avec notamment cette très belle phrase : « Padilla est doué de la faculté d’entendre pousser dans son jardin privé à la fois les cerisiers et les mauvaises herbes de l’histoire » (102). René Depestre y apparaît chaque fois aux côtés des victimes de la violence aveugle du régime, comme leur unique et ardent défenseur, ce qui ne va pas sans évoquer la figure du Quichotte, dont il aura dirigé la réédition par la Imprenta Nacional, pour sa première publication. Viennent alors les années de calvaire à Cuba, où privé de papiers et de travail, René Depestre écrit et fait du sport, jusqu’à ce que son ancien copain de fac Amadou-Mahtar M’Bow, alors de passage à Cuba, apprend sa présence et décide de l’embaucher comme consultant et lui accorde un laissez-passer des Nations-Unies pour quitter le sol cubain et travailler au siège parisien de l’UNESCO.
Les chapitres 6 et 7 sont particulièrement intéressants si on cherche à comprendre, il nous semble, la situation d’Haïti. Bien sûr, c’est une question véritablement délicate, René Depestre indiquant à plusieurs reprises dans son autobiographie qu’il n’a pour ainsi dire plus vécu dans son pays d’origine depuis son premier départ, en 1946, mais le lecteur sent bien dans ces chapitres qu’au-delà de la fréquentation des textes des auteurs haïtiens, René Depestre est aussi un fin connaisseur de l’histoire politique haïtienne, des siècles passés, mais également contemporaine. Dans ces chapitres sur « Le réveil indigéniste » et « Haïti : une tragédie sans fin ? », il explique bien combien, selon lui, la question raciale aura pour ainsi dire faussé la donne politique et civilisationnelle en Haïti. Non pas que la question du préjugé de couleur n’y soit pas pertinente (l’histoire haïtienne regorge hélas de massacres pour des questions de couleurs), mais que selon lui, c’est l’apprentissage de la citoyenneté et l’instauration d’un véritable état de droit (où tous sont véritablement égaux devant la loi et ont les mêmes droits effectifs) qui posent problème, Haïti semblant enfermée dans une sorte de spirale de la violence depuis la traite négrière et la guerre d’indépendance. Dans le chapitre sur « Le réveil indigéniste », il élargit son propos bien au-delà de l’œuvre fondatrice de Jean Price Mars : certes il évoque les Américains et Aimé Césaire, mais il invoque aussi le négrisme brésilien et sud-américain. Quant à la tragédie du peuple haïtien, elle ne peut que renvoyer implicitement le lecteur à la magnifique nouvelle que Jacques Stephen Alexis publiée dans Le romancero aux étoiles, la « Fable de Tatez’o-Flando ».
Table des matières
Avant-propos de Marc Augé……………………………………………………………….
Préface de Jean-Luc Bonniol…………………………………………………………….. CHAPITRE 1 — En mes vertes années haïtiennes…………………………. |
9
11 23 |
CHAPITRE 2 — L’hebdo La Ruche (1945-1946)………………………….. | 37 |
CHAPITRE 3 — Rideau de fer et château en Bohême………………… | 43 |
CHAPITRE 4 — Des clefs pour l’Amérique latine………………………… | 57 |
CHAPITRE 5 — Cuba : service après naufrage…………………………….. | 85 |
CHAPITRE 6 — Le réveil indigéniste……………………………………………… | 123 |
Les mauvais griots de Papa Doc………………………………………………….. | 130 |
CHAPITRE 7 — Haïti : une tragédie sans fin………………………………… | 135 |
CHAPITRE 8 — Que peuvent les intelligentsias ?…………………….. | 149 |
Price-Mars……………………………………………………………………………………… | 149 |
Jacques Roumain…………………………………………………………………………… | 152 |
Jacques Stephen Alexis………………………………………………………………….. | 162 |
Pierre Mabille………………………………………………………………………………… | 168 |
André Breton…………………………………………………………………………………. | 171 |
Alfred Métraux………………………………………………………………………………. | 173 |
Michel Leiris et autres auteurs proches d’Haïti …………………………….. 175
Louis Aragon ………………………………………………………………………………………… 177
Jorge Luis Borges ………………………………………………………………………………… 182
Jean-Paul Sartre ………………………………………………………………………………….. 185
Alioune Diop ………………………………………………………………………………………… 192
Aimé Césaire ………………………………………………………………………………………… 198
Conclusion………………………………………………………………………………………………. 207
Repères biographiques ………………………………………………………………………… 211
Notes………………………………………………………………………………………………………… 219