Au seuil des mélancolies, note sur Louis-Philippe Dalembert, Histoires d’amour impossibles… ou presque
Paris, éditions du Rocher, 2007
Par Yves Chemla
Le National, 28 février 2019
C’est la marque d’une très grande conscience des inconséquences de la littérature que de faire effort pour la retenir dans la proximité : entre le vouloir raconter et le récit, demeure un espace, qui, comme ces fissures parfois indétectables dans les murs d’une maison, signifie que le temps s’allonge, que ce qui devrait être passé, ne passe pas justement, comme le rappelle un de ces clichés que l’usage transforme en poncif, en évitant d’interroger l’essentiel : le vertige d’exister. Louis-Philippe Dalembert se tient sans cesse au plus près de cette ligne d’ombre, où l’opaque voisine dangereusement avec le visible.
Ces Histoires d’amour impossibles… ou presque sont pour la plupart des nouvelles relativement anciennes, à l’expérience notable de la dernière, datée de 2006. Pour qui ne connaît pas son oeuvre, ces dix histoires constituent autant d’entrées dans son oeuvre : elles ont souvent pour arrière-plan d’autres textes, romans ou nouvelles, réitérant une figure littéraire, qui explore méticuleusement une formule qui appartient en propre à l’auteur, celle du pays-temps. Ce n’est pas d’un retour stéréotypé à l’enfance dont il s’agit, mais de la tentation, souvent désespérée – et ce désespoir est précisément là où la littérature fait sens- de parcourir à nouveau dans l’imagination, des perceptions dont le sens échappait alors à l’enfant, ou bien alors, dans un moment de grande solitude, de retrouver presque idéalement l’état de celui qui ressent pour la première fois ce vertige sur lequel il ne peut presque rien affirmer. Une femme, un homme, à peu près adulte, sans qu’il ou elle se considère nécessairement comme tel, lors d’un moment de désaffection, scrute en elle, en lui, la part du manque, et revient sur une perte, celle d’une personne désirée, séduite, aimée, perdue, à cause d’une faute, d’une tromperie, d’un départ, des désastres commis au nom de l’Histoire en marche. Pour ceux qui sont familiers de l’oeuvre de Louis- Philippe Dalembert, ces dix nouvelles prolongent la lecture, impriment de subtils déplacements dans les lectures précédentes : Jonas, par exemple, qui se consumait dans L’Autre face de la mer, dans le désir de la jeune Marie-Claire, nous le retrouvons, déniaisé sommairement dans l’envers du décor port-au-princien ; ou bien le personnage-narrateur de L’île du bout des rêves, rencontrant une figure héroïque de l’écrivain, à la Tortue, dont toute l’oeuvre est comme la trace inacceptée d’un amour sans retour. On y retrouve surtout la posture essentielle du héros dalembertien : un être quelque peu décalé, qui ne s’achève pas dans la parole, et dont la posture héroïque vise essentiellement à relever les impostures de cette posture.
Et c’est justement dans cet écart sans excès que se manifeste ce qui ne saurait se dire pleinement : l’identité, à la fois ancrée et flottante, l’inappartenance et l’ancrage, la vie à pleine bouche, et la restriction, jusqu’au manque. La ligne d’ombre se rapproche de la déception et de l’amertume sans jamais se perdre dans la surenchère, ni dans l’éclat, ni dans l’obscur. Légèreté et gravité, sans s’équilibrer, échangent leurs signes, déstabilisant le lecteur. Parfois au point de l’émouvoir, comme dans la nouvelle qui est un hommage d’une grande pudeur rendu à la mémoire de Tony Bloncourt, et qui jette un regard sans complaisance sur certaines franges de la société française ; parfois au point de le faire sourire comme dans “Retour à Tunis”, où le “héros” découvre malgré lui que l’on ne saurait annuler le temps ; parfois dans l’irritation à prendre en charge une parole qui se dévide dans la culpabilité intranquille, comme dans “Le jour où j’ai pleuré”. Le récit, chez Louis-Philippe Dalembert sait toujours s’arrêter au seuil de la complétude.
Pourtant, il faut reconnaître cette magie : chaque nouvelle dessine un monde, à Port-au-Prince, à Carrefour, à Paris, à La Tortue, Tunis, Rome, Nancy…. Le souci du détail, l’art sûr de lui dans l’écriture de la nouvelle, font de chacun des textes un médaillon, qui participe de la description du monde, un pays-temps, et ses difficultés de relations entre les êtres, un temps dépassé, enjambant les clivages conformistes de la religion, de la nationalité, du clan, voire de la couleur de la peau, difficultés ensuite retrouvées, et qui sont présentes comme les chiens de garde du conformisme. Et nous nous regardons dans ces histoires, qui surviennent un temps, à ces moments de mélancolie qui nous étreignent, quand nous sentons venir le soir, et que le monde se couvre de silence alors que nous désirerions entendre encore les notes que joue la pluie sur les feuillages, le crissement des pas dans la neige, l’appel de l’alouette au sommet de l’arbre, la voix de l’être aimé, qui n’est pas encore rentré. Alors, brièvement, elles ouvrent le rideau de notre théâtre intérieur, pour nous faire écouter les rires des enfants qui jouent sur les terrasses, et la voix du maître lisant la Torah chaque matin, nous faisant cligner les yeux à la réverbération du soleil, et les refermer dans ces siestes miraculeuses, les après-midi d’été, au coeur du souk des tapis.