« À la frontière du texte », la grande première du film d’Arnold Antonin
Par Eunice Eliazar
Le Nouvelliste, 13 septembre 2019
Après sa dernière réalisation sur l’une des figures de proue de la littérature haïtienne, « René Depestre, on ne rate pas une vie éternelle », le réalisateur Arnold Antonin jette son dévolu sur le grand poète haïtien Anthony Phelps. Auteur du remarquable recueil de poèmes « Mon Pays que voici », l’œuvre et la vie de ce nonagénaire ont été portées à l’écran dans la salle Unesco de la Fokal, les mercredi 11 et jeudi 12 septembre 2019 en présence du réalisateur et des diplomates français, japonais, chilien, cubain et allemand. Avec un titre qui laisse tant de surprises et d’interrogations, « À la frontière du texte » est un travail minutieux mené avec passion, amour et désinvolture.
D’entrée de jeu, le langage de ce film documentaire d’une durée d’une heure et 19 minutes propose des représentations pittoresques mêlant peinture et histoire. Des tableaux ont été les premières images offertes dans un décor évoquant les arts et l’idée du voyage. La voix de Phelps qui amarre les différentes cordes à son arc de poète a insufflé dans ce film les traits de caractère de ce personnage atypique porté à l’écran. « Étranger qui marches sur ma terre, entendra-t-on de sa voix-off, souviens-toi que la terre que tu foules est terre de poètes. »
Retraçant la vie, le combat et l’œuvre d’Anthony Phelps, « À la frontière du texte » d’Arnold Antonin est une lumière émise sur la nostalgie de l’enfance, la femme qui représente la muse du poète, les mots, les textes et l’exil qui n’est de se retrouver en dehors du pays, mais se sentir exclu à son retour au pays. Ce film est également un éloge à la lenteur et à la longue marche du poète au littéral comme au figuré, dans sa manière propre à lui de lutter contre les vicissitudes de la vie et de la réalité sociale. De film en film, la corrélation complexe et captivante entre le social et la culture est de plus en plus présente chez Antonin.
Techniquement, le film offre des cadres de grand plan et de moyen plan en général qui font penser à des cartes postales. Les images évoquent des souvenirs enfouis dans la mémoire des lieux, des paysages et de chaque pan d’histoire vécue à l’intérieur du pays natal ou d’autres lieux d’exil avec comme point d’ancrage Montréal. À 91 ans, Anthony Phelps n’a rien perdu de sa vigueur, de son charisme et de son idéologie. C’est ce que raconte « À la frontière du texte » avec des éclairages de Yanick Lahens, Suzie Castor, Emmelie Prophète, Claude Souffrant, Joseph Ferdinand et Louis-Philippe Dalembert.
L’un des protagonistes du film, le père Jésuite Claude Souffrant, reconnaissant le grand poète qu’est Anthony Phelps, a contrebalancé ce long-métrage où les autres protagonistes suscités ont eu des critiques favorables sur ce poète et romancier aux multiples facettes. Des combats et luttes qu’incarne la figure de Phelps, le père jésuite estime que le personnage central du film qui est issu d’un milieu bourgeois, enracine encore les mœurs et la culture de ses pairs alors qu’il prétend être contrit par la situation de son peuple. Aussi la question d’identité et celle de classes sociales semblent pertinentes. Toutefois, le poète ouvre ce champ, de manière sobre et directe, en rappelant que la nation haïtienne n’est pas seulement un peuple de Noirs même si la majorité de la population a le teint foncé.
Réalisé avec le soutien de la Fokal et un apport du Rhum Barbancourt, « À la frontière du texte » a fait sa première grande sortie devant des artistes haïtiens et des personnalités, dont des diplomates étrangers accrédités en Haïti. Parmi les représentants de ces pays, le réalisateur Arnold Antonin a salué la présence de : Patricio Utresas (ambassadeur du Chili), Luis Castillo (ambassadeur du Cuba), Mitsuaki Misuno (ambassadeur du Japon), José Gomez (ambassadeur de la France) et Stefanie Kestler (consule allemande).
De cette projection, on se souviendra d’une question, de prime abord, qui semble symbolique : « Y a-t-il vraiment une frontière entre le texte et l’écriture filmique ? » Pour ne pas laisser de place aux idées douteuses, le regard de l’auteur d’« Orchidée nègre » sur ce film tombe d’aplomb. Sans détour, Anthony Phelps affirme lors des échanges avec un public nombreux et curieux : « Je suis heureusement surpris par la qualité de ce film documentaire que j’ai dû voir deux fois avant cette première sortie sur grand écran. »