Cantique de la payse
Sur presque[1]deux textes de Lenous Suprice
Par LyonelIcart*
Montréal, janvier 2016
L’AUTEUR- Lyonel Icart est né à Port-au-Prince (Haïti). Il a grandi en Afrique (Tchad) et vit depuis quarante ans à Montréal. Il détient une maîtrise et un doctorat en éducation (Université de Montréal), un D.E.A en cinéma (Sorbonne nouvelle) et un baccalauréat en philosophie (Université de Montréal). Il a publié, notamment, dans la Revue des sciences de l’éducation (1981, 1985 et 1998) ainsi que dans la revue Ethnologies (« Haïti en Québec. Notes pour une histoire », 2006) dans le cadre d’un postdoctorat en histoire (Université Laval. Il a réalisé plusieurs films dont Le gîte (1990) et À force de vivre (1989).
Lors du lancement de Cantique du désir, l’éditeur, le camarade Karim, qui n’a pas encore de surnom, invitait le public à dire, ceux qui le désiraient bien sûr, un mot sur l’œuvre, sur l’auteur, ou sur l’homme. J’ai poliment décliné son invitation parce que la soirée commençait à s’éterniser et les éloges à tourner en inside jokes, que je ne comprenais pas toujours. Je le fais donc ce soir.
Sur l’homme, je ne dirai rien car je ne le connais pas suffisamment. Cela fait seulement quarante ans que nous sommes amis. Cela dit tout. Et il sait. Et même sait-il bien plus que je ne sais, moi.
Je parlerai donc de son œuvre. Très brièvement, bien sûr, lecontexte ne se prêtant pas à de longs développements.
Un jour, il y a de cela quelques années, puisque nous fréquentonsles mêmes lieux, il m’a apporté son recueil « Payse au vent ».Les jours suivants, il avait cet imperceptible regard interrogateur de celui quiattend des commentaires. Je le fis patienter quelques semaines non par maliceou plaisanterie… quoique… mais bien parce que le texte lui-même réclamait cetemps, cette maturation de la lecture. Et un jour, je lui dis : « Tute caches quand tu écris ». Offusqué, il me répondit : « Pas dutout. Où tu vas chercher ça ? ». Devant la réaction de mon collègue etami, je n’avais donc pas poussé plus loin, me contentant de lui répondre qu’onen reparlerait une prochaine fois. Et pourtant, c’est bien ce qu’avait ditGaryl’autre jour lorsque,parlant de ton œuvre, il a fait observer que tu « avances à pas feutrés ». Sauf que Gary le dit mieux que moi.C’est normal, il est plus vieux et a donc plus d’expérience. La prochaine fois,j’abordai la question sous un autre angle et je lui fis remarquer que j’aimaisbien la façon dont, dans son texte, il parlait de son pays natal. Quelle ne futma surprise de m’entendre répondre : « Mais non, il s’agit d’unefemme! » Décidément, me suis-je dit, ces poètes se prennent réellementpour Dieu, croyant détenir les clefs du sens caché de leurs textes! Mais, commeon ne discute ni avec Dieu ni avec les amoureux (Gary a bien raison de dire quetu es le poète de l’amour), j’ai préféré battre en retraite et attendre,peut-être, un autre moment plus propice. Je crois que ce moment est arrivé.
Tout d’abord, je ferais la remarque suivante : la logique dela lecture n’est pas homothétique à la logique de l’écriture. Je me souviens,jeune étudiant en philosophie, je découvrais Derrida et sa lecture du Phèdre de Platon dans ce fameux texte, La pharmacie de Platon, où il contournela condamnation de l’écriture par le philosophe grec. Ébloui, jem’exclamai : « Wow! Quelle lecture! Platon a dû se retournerdans sa tombe et s’écrier : “je n’ai jamais dit ça!”» Et, plus jamais jene lus un texte de manière littérale.
Or, les textes de Lenous Suprice ont, pour moi, cette densité quipermet des lectures multiples, diverses. Je ne prendrai qu’un exemple, dans Payse au vent pour poursuivre cette conversationcommencée il y a déjà quelques années. Quand il écrit :
Vers les pays de grandes saisons
Nos fenêtres sont toutes voilesouvertes
Sur des mers inconnues
Revisitant presque toujours
Sans le vouloir
Les sites d’une clameur entendue
Dans la nuit d’autrefois
Je vois là une métaphore des calamités endurées par son paysnatal : cette phrase « vers lespays de grandes saisons », symbolise l’exil vers les différents lieuxd’émigration que sont l’Amérique du Nord et l’Europe, où les saisons sontmultiples et parfois rigoureuses. Et la sortie (nos fenêtres) sur de frêles embarcations (toutes voiles ouvertes) sur des « mers inconnues », inconnues parce que si leurs ancêtres sontvenus par force dans les cales desnégriers, ils ne sont pas réputés êtrede grands navigateurs. Et ce bannissement (sansle vouloir), ce dé-payse-ment,s’accompagne du souvenir de la geste de libération fondamentale impossible àréitérer (sans le vouloir). Qu’estdonc, en effet, cette « clameur…d’autrefois » si ce n’est ce cri de soulèvement et de ralliement desesclaves qui, la nuit, résonna lors du rassemblement du Bois-caïman? Dans lamatérialité de l’écriture du texte, ce vers « revisitant presque toujours / sans le vouloir », constitue lepivot qui fait basculer l’idée d’exil vers celle de l’histoire glorieuse dupassé, car ce peuple visite à nouveau et les mers empruntées autrefois par lesancêtres et la guerre d’indépendance des esclaves; et les deux, sans le vouloir, comme si l’exil forcésur les mers rappelait douloureusement un rêve autrefois devenu réalité maisdésormais impossible à rééditer.
Qu’un tel fragment ouvre le recueil est symptomatique de lapolysémie qu’instaure l’esthétique créée par l’agencement textuel. De plus, cerecueil contient également, entre autres, un long poème en hommage au téméraireet généreux militant de la libération nationale, Paul Dejean qui a longtempsvécu à Montréal, long poème qui entre en résonnance avec cette ouverture.
Or, Roland Barthes avait déjà fait remarquer, dans un de ses raresécrits sur le cinéma, que le début d’un texte, plus que les autres parties, estsur-chargé de sens et surdétermine toute la suite. Alors, introduire une œuvre par une tellemétaphore invite à la voir et à l’aborder comme un palimpseste façonné par lessédiments de l’expérience de l’auteur et les sentiments qu’il a éprouvés aucours de ses expériences. Il est certain que nous, lecteur, ne pouvons revivreces sentiments et ces expériences. Le texte nous est donné à lire et nous nepouvons que nous atteler à en défaire les plis, soulever les différentescouches pour y découvrir si possible ce qui s’y cache, retourner lesmétaphores, faire résonner entre elles les différentes parties dans le but defaire surgir les significations cryptées dans les méandres du tissu textuel.Bien sûr, notre ami le poète nous dira : « Je n’ai jamais ditça! » Mais, ça, c’est son problème…
Je ne sais si c’est cette conversation que j’ai eue avec mon amile poète qui l’influença, même inconsciemment, mais il faut dire que, dans Cantique du désir, toute possibilitéd’interprétation en référence aux temps révolus de l’histoire du pays d’originesemble bloquée… Quoique… le contexte d’une œuvre n’est jamais loin… Mais, ici,l’amour et la payse, celle-ci protéiforme, y règnent souverainement. Cependant,s’il n’y a pas renvoi au passé, les métaphores sont puisées dans la faune et laflore de l’australe province natale du poète. Tendresse de l’âge qui sublimel’enfance? En tout cas, le texte est émaillé d’amours variées, multiples et diversescomme si le poète revisitait les différentes figures féminines qui ont jalonnéet modelé le chemin de ses expériences :
Le désir affleure : Metsmoi / contre la faim / tes plus belles mûres dans la bouche / Ouvre-moi ta couraux fines plantes… (p.26)
L’érotisme flotte dans les métaphores empruntées à latopographie : Comme une pousse belledu désir… /Aux jeux sans fin des rivières / ou des anses de ta pèlerine / mesbœufs s’abreuvent les derniers / après rassasiement d’autrui (p.11)
L’invitation est directe : Allons à Cythère / … où nous attendent…/ nos fils dans les brasd’Aphrodite (p. 39)
La jalousie de l’amant fait écho à celle de l’amante : Katarina sera bêtement jalouse devenue / àte regarder passer dans mes yeux / quand je t’aurai ensoleillée de mes effetsludiques (p. 40) Et plus loin : Tun’aimais pas l’expression de mon doute / quant à la présence / encore / en ton esprit de qui tu sais (p.45)
Le souvenir s’exprime dans la sensualité: …souvenir / aujourd’hui de plus en plus / depuis ton passage / il y aun an / tout ton parfum s’anime encore / toute ta chaleur se déshabille aussi /entre mes caps aux vents (p. 66)
Bien plus, la nostalgie s’installe: Je me mets à revivre les parfums d’antan / le printemps / l’été/parfois l’automne / un peu moins souvent l’hiver (p.72)
L’amour sefait rencontre éphémère et fortuite mais mémorable et lascive au hasard dessorties nocturnes dans les bars de Montréal : Mais les deux plus belles montagnes du monde / je les ai vues ailleurs/ au bas du dos d’Aline la Peuhle / au joli bar Africa / coin Montréal etVille-bonheur (p.83)
Puis,l’amour devient relation à l’Autre : Jevis là où ta rivière se resserre (p. 80) Ce vers condense, comme dans le processus onirique, à la fois lelieu de l’intimité de la femme et le lieu d’habitation du poète puisque Québec signifie littéralement, en languealgonquine, « là oùle fleuve se rétrécit »; comme pour dire l’amour de cette terre d’accueil…et de ce lieu intime de la femme.
Mais larelation à l’Autre, différent de soi, appelle inévitablement leconflit quand la tendance à la domination de l’un s’exprime tropouvertement : Je n’aimais pas quand tupourfendais nos insulaires / dans leur jubilation / dans leurs chants etdanses… / autour des mystères les plus fous de leur terroir… (p.46)
Et puisque la relation seveut inégalitaire : Avec au bec unvieux rameau du passé / sous l’effet d’un certain tropisme / te voici en vol deretour / pour me racheter / crois-tu / d’un monstre-égarement (p.47), la valléedes tergiversations, (p. 47) pour lepoète, n’a pas de leçon à donner. Cette vallée, qu’est-ce, sinon la vallée du Saint-Laurent, le cœuréconomique, politique et culturel du Québec? Et cette vallée, ce cœur de labelle province, n’est que tergiversations. Pour le poète donc, cette soi-disantposition de supériorité n’est ni tenable ni légitime puisqu’elle repose sur« un vieux rameau du passé » qui n’est que « tergiversations » pour dire leséternels débats souverainistes et identitaires qui traversent le Québec depuisla défaite sur les plaines d’Abraham… là où le fleuve se rétrécit.
Alors, le poète affirme son identité, proclame et revendique sonaltérité : Non / vraiment / ne tepeine à me trouver un quelconque statut / en ta grande vallée detergiversations / L’épithète d’apatride me va plutôt bien / jusqu’à ce jour(p. 47)
Jusqu’à ce jour car le poète, dans sa différence même, possède unepart identique à l’Autre. Lui et l’autre ont en partage une langueidentique : le français. Et c’est pourquoi il accompagne sa revendicationidentitaire d’une offre de fraternité : J’attends ta proposition de paix / pour savoir si j’efface ou non lesoffenses (p. 49)
Dans cette relation à l’Autre, le poète n’est pas coupable. Il nesaurait l’être puisque c’est lui qui a le pouvoir de pardonner, puisqu’il estle démiurge qui crée tout ce qui existe, et d’abord les personnages qu’il meten scène et qu’il visite. Toutes cesfemmes qu’il nous a fait rencontrer ne sont qu’un être de papier, un fantasmecomposé des divers morceaux des femmes rencontrées qui ont balisé son parcourset qui se réfractent dans ce miroirbrisé du poème : Tout compte fait /par des morceaux / ça et là pris d’ombres anciennes / tu es bien ici unpersonnage de composition / au détour de mes lettres (p.76)
Pourtant, dans cette relation conflictuelle à l’autre, Eux et Nousne faisons-nous pas face au même dilemme : celui de la langue, cette partd’identité dans la différence? Dans le poème éponyme, l’écriture se retournesur elle-même pour laisser affleurer cette préoccupation. Pour le poète, ilfaut « fuir les académismes »,refuser tout « aménagementlinguistique »; et si, ici, on dit « parlure » et là « oraliture »,il s’agit tout bonnement, ici et là, de « littérature » (p.33) La langueimporte peu puisque la poésie est peinture du réel et le salut vient de la poésie : « Plus que tout au monde, fais confiance au poème / Americana… lui quisauve » (p. 33). Lanégociation avec l’Autre et, donc, la rencontre de l’autre est dans lesBelles-Lettres. La poésie est rédemption et rencontre parce que la poésie sedéploie dans l’imaginaire et, dans la fiction, la liberté est totale :« J’ai beau leur dire que le lieu oùtu t’étends par / mes bons soins est strictement une vue de l’esprit »(p. 77) Cette totale liberté de l’imaginaire s’exprime surtout à travers lelexique. Si « notre si petitterroir » du poète a produit l’ « oraliture », c’est dansle lexique de Cantique du désir quese loge cet autre produit original du terroir et qui lui fait écho : lapeinture naïve. En effet, le principal champ lexical des métaphores renvoie àl’enfance du poète : il y a des bœufs, des pouliches, des vaches, despapillons, des chiens, des chats, des oiseaux, des cailles, des juments, destaureaux, des hirondelles, des cigales, des chiens, des chevaux, des abeilles,des colibris, toute une ménagerie issue de cette perle d’île caraïbe; mais elleest agrémentée de macaques, de lianes, d’ours, de louves, de merles, derossignols, de perroquets, d’autruches : toute une jungle bigarréed’animaux exotiques qui peuplent l’imaginaire des peintres naïfs et que l’onretrouve dans leurs tableaux comme on les retrouve, ici, dans la poésie denotre ami. Et comme dans ces tableaux naïfs, ce jardin zoologique est placé aubord des rivières et des ruisseaux, près des anses et des archipelsqui côtoient des montagnes… Il y ades cerisaies, des chrysanthèmes, des muguets, des lavandes, des oranges, desolives, des mûres… et dans le ciel des cerfs-volants, des caps… Cantique du désir,traversé par des personnages qui évoquent la beauté, la sensualité et l’amour,est un tableau de peintre naïf, genre qui a fait la renommée de ce « si petit terroir » et oùl’imaginaire et la fiction semblent bien plus réels que le réel.
NOTES
[1] La lecture que je fais icide Payse au vent est partielle
Lenous Suprice (2016), Cantique du désir, éditionsDialogue Nord-Sud, Montréal.
Le dramaturge, poète,romancier et éditeur Karim Akouche
Gary Klang qui a fait mai 68est nostalgique de la révolution et a donné un surnom à chacun de nous et àlui-même. Seul Karim Akouche n’a pas encore le sien.
22 janvier 2016, réunionchez moi à Montréal.
Lenous Suprice (2010) Payse au vent, ÉditionsHumanitas, Montréal
Le poète et romancier GaryKlang
Le 16 janvier 2016, jour dulancement de son recueil « Cantiquedu désir » à Montréal.