Pour une politique linguistique
en Haïti aujourd’hui
Par Renauld Govain
Le Nouvelliste, Port-au-Prince, 29 juillet 2005
Article reproduit en septembre 2017
J’ai décidé de rédiger ce texte après avoir lu l’article « Ki politiklengwistik pou Ayiti ? » de M. Lyonel Trouillot publié dans le Nouvelliste du jeudi 7 juillet 2005. Il n’y a dans mon texte aucune prétention à la polémique. Aucontraire. Je rejoins l’auteur dans ses constats, analyses et ses propositions.Sauf que j’ai deux légers petits désaccords que je soulèverai à travers monapproche de la politique linguistique en Haïti. Sinon, je ne fais que prolongerles idées de M. Trouillot.
Haïti est un pays officiellement bilingue(français-créole), reconnaît-on. Le français est pratiqué par une couche assezrestreinte de la population et le créole par la totalité de la population. Latotalité en ce sens que ceux qui parlent français pratiquent aussi le créolecomme instrument de communication. Le français en Haïti s’acquiert, en général,en milieu institutionnel, c’est-à-dire à l’école, et sa maîtrise (à des degrésdivers) varie en grande partie avec le niveau de scolarité des locuteurs. Lefrançais est la langue des proclamations, des discours et des actes officiels.C’est la langue de l’Administration, celle dans laquelle sont écrits lesrécépissés des taxes et impôts, les actes de l’état civil, etc. La majorité desenseignes des magasins sont rédigées en français, il est rare de trouver desenseignes de magasins qui sont rédigées en créole. C’est aussi la langue del’enseignement à tous les degrés.
Le créole est le véhicule de communication de l’ensemblede la population et est au coeur de toutes les activités des gens : du travaildans les champs jusqu’au travail de bureau entre les collègues et/ou lesouvriers ; les contrats de vente, d’échanges divers, de bail à ferme etc. sontdiscutés dans cette langue. C’est la langue des meetings politiques populaires.Bref, le créole constitue le lien naturel entre les masses défavorisées et lesélites cultivées de la population haïtienne.
La coexistence des deux langues crée une situation deconflit où chacune des deux langues se taille une sphère de pratiqueprivilégiée. Il se donne à voir en Haïti une situation de déséquilibrelinguistique avec une domination du français. Ce qui est à la base dephénomènes tels que l’alternance codique (mélange des deux langues), lesemprunts massifs, etc. Même si la Constitution haïtienne de 1987 reconnaît aucréole un statut officiel (à côté du français), le français reste, dans lapratique, la langue dominante.
« Valoriser le créole par des mesures claires etcontraignantes » suggère M. Trouillot. Il peut se poser un problème au niveaude la nature de ces mesures contraignantes : une langue n’est pas imposée auxlocuteurs comme on impose une loi ou même un principe. La langue fait partie dela vie de l’individu, de son capital culturel. Le locuteur s’en taille touteune série de représentations et ces représentations font aussi partie ducapital culturel et symbolique du sujet parlant. Ces mesures « contraignantes »devraient être précédées d’un travail de sensibilisation ou pour mieux dire untravail de standardisation et de normalisation. Il n’est guère facile, comme onpourrait le croire (naïvement), de changer ou de modifier les représentationsdes locuteurs de leurs langues du jour au lendemain : le discours sur lesreprésentations linguistiques prennent souvent l’air de discoursdiscriminatoire, comme nous le verrons plus loin.
Ce que nous percevons comme langue est le produit d’unepratique donnée dans un espace dialogique, c’est-à-dire dans un univers delangage partagé par les membres d’une communauté linguistique donnée.Communauté est ici entendue dans ses sens à la fois restreint et large. Danscet univers langagier seuls les membres de la communauté linguistiqueconstruisent les règles de fonctionnement de leur(s) langue(s). L’erreur debeaucoup de linguistes et de beaucoup de grammairiens consiste à croire qu’ilssont aptes à édicter des règles de pratiques langagières, c’est-à-dire desnormes prescriptives. On ne peut non plus modifier facilement les formes depratique des langues à coup de décret ou par l’adoption de mesurescontraignantes, drastiques ou coercitives.
Considérons, pour illustrer mon propos, le statut ducréole. Le créole jouit depuis l’adoption de la Constitution de 1987 du statutde langue officielle. Le fait de légiférer sur le créole en lui accordant unnouveau statut ne change rien dans la pratique linguistique effective deslocuteurs. Le français continue d’occuper les sphères de pratique qui luiétaient jadis réservées. Ce sont, en général, des sphères génératrices d’unprestige supérieur comme l’enseignement, l’Administration, la justice, ledomaine officiel, etc. Certes, le créole a franchi certaines limites quiétaient réservées exclusivement au français mais le français reste dominant.
Ceci laisse comprendre que la puissance d’emploi d’unelangue par rapport à une autre est intrinsèque et est fonction du degré deprestige que les locuteurs attribuent à chacune de ces langues, de la manièredont ils s’y identifient, dont ils se les représentent. Il est donc difficilede modifier le rapport (en terme de pratique communicative) d’une langue à uneautre en contexte bilingue, surtout lorsque l’une d’entre elles est dominanteet l’autre dominée. Du même coup, il est aussi difficile de modifier laperception et les représentations des locuteurs de leurs langues par lamodification du statut de la langue sans que cette modification ne soitaccompagnée d’actions concrètes devant conduire à une prise de conscience durôle que chaque langue doit jouer dans les diverses sphères de la vienationale.
Ce travail de modification du statut de la langue devraitêtre précédé d’une action de normalisation et de standardisation de la languedans sa pratique linguistique, la normalisation étant un processus s’effectuant à deux niveaux :1) La régularisation d’un système linguistique (simplifiant des paradigmes etdes règles) et 2) L’homogénéisation sociolinguistique (extension d’un modèle àl’ensemble d’une communauté linguistique) et la standardisation est « unprocessus rationnel d’imposition d’une variété stabilisée et grammatisée (unevariété écrite et décrite, évidemment dans un procès de grammatisation) sur unterritoire donné, unifié par des institutions entre autres culturelles etlinguistiques » Là encore, comme je l’ai dit plus haut, il n’est pas faciled’imposer et de faire adopter une nouvelle variété linguistique quand on saitqu’une langue se construit dans un espace de pratique et non par l’impositiond’une pratique construite par des linguistes, grammairiens ou autres.
Perceptions et représentations desdeux langues
Par ailleurs, beaucoup d’Haïtiens nient le statut delangue au créole. « Dire que le créole est une langue, c’est bêtifier ceux quile parlent » a déclaré une enseignante de français en 9ème A.F. dans une écoleprestigieuse de Port-au-Prince. D’autres disent que « le créole est trop pauvre » pour être considéré comme unelangue, en le comparant au français. Un autre locuteur dans une autre école ditque le créole est une « langue malheureusement officielle ».
Il est évident qu’en comparant le créole au français ons’apercevra qu’il est relativement pauvre ; ceci pour plusieurs raisons.D’abord, le créole n’est pas une langue normalisée au même titre que lefrançais : pas de production scientifique et technologique en créole, pas(beaucoup) de publication intellectuelle, pas de production littéraire significative(comme en français), etc. Ce qui donne l’impression que le créole n’est pasproductif. Une langue normalisée selon W.F. Mackey a un code écrit d’usagecorrect, possède une grammaire, des dictionnaires, des manuels de prononciationet de style… Plus une langue est littéraire et standardisée, plus elle estutile en tant que moyen d’instruction et d’information, et plus sarevendication d’être officielle reconnue a de force.
Si nous considérons le code écrit du créole haïtien, nousdirons que dans certains textes d’intellectuels, on constate une certaineirrégularité quant à l’adoption d’une graphie unique. Dans le texte de M.Trouillot, par exemple, nous lisons « peyi d’Ayiti », alors que des linguistestravaillant sur la graphie du créole haïtien, comme Yves Déjean (Ekri kreyòl san apwostwòf, 18 février1995), prescrivent de ne pas utiliser ce signe orthographique marquantl’élision d’une voyelle. Voilà un exemple touchant à la normalisation de lalangue.
D’autres locuteurs disent que le créole est pauvre parceque ce n’est pas une langue scientifique : les concepts scientifiques nesont pas développés en créole. Les concepts ne seront disponibles dans lalangue qu’à partir du moment où ils y auront été employés au moins une foispour exprimer une réalité de l’expérience linguistique. Si aucun locuteur n’asenti la nécessité ou l’obligation d’exprimer cette réalité pour laquelle ilaurait à élaborer des concepts, ces derniers ne seront pas disponibles dans lalangue : l’existence du mot ou du concept répond à un besoin de communication(communiquer une pensée, un savoir, une expérience…) Ce n’est pas que lescatégories conceptuelles soient absentes en créole. C’est que la pratiquelinguistique des locuteurs, notamment de l’élite intellectuelle, ne leur imposepas de nécessité de les mettre en évidence ou de les « activer », puisquepratiquant déjà une langue minorante par rapport au créole qui est minoré, une langue où ces conceptsscientifiques sont immédiatement présents. Il y a de quoi tout exprimer encréole, car les mots ou même les concepts sont des étiquettes pour descatégories de notions, d’idées, d’attitudes, de croyances, de rapports et dejugements qui n’ont pas de pendant dans le monde physique. Les conceptsconstituent alors une façon de présenter des objets, des événements et desphénomènes afin de pouvoir y penser et en parler, voire transmettre desinformations y relatives.
Donc, le statut officiel du créole est plutôt symboliqueet n’est pas proportionnel avec son potentiel fonctionnel. Le potentielfonctionnel du créole est certes élevé mais n’entraîne pas une valorisation deson statut. En termes démographiques, le créole est parlé par presque toute dela population haïtienne. Il se trouve que le facteur démographique, quoique indispensable,est atténué par ces facteurs évoqués plus haut. On peut donc en conclure que ladémographie d’une population ne suffit pas à assurer le statut d’une langue.Sinon, le créole n’attendrait pas jusqu’à 183 ans après l’Indépendance pour sevoir attribuer le statut de langue officielle.
Entre-temps, on assiste à un processus de décréolisation.Les Haïtiens (descendants d’esclaves), ont longtemps souffert de la dominationsocio-économique des colons dont ils ont été victimes de certaines formes d’inhumanité: ils ont été achetés et vendus comme esclaves sur les côtes africaines,contraints de travailler la terre dans des conditions extrêmement difficiles,brassés de telle sorte qu’ils ne puissent utiliser leur propres langues. D.Bickerton a décrit la décréolisation comme « un processus qui commence quand uncréole est en contact avec son superstrat. Un trait caractéristique de ceprocessus est l’émergence d’un continuum linguistique de variétés entre lecréole et la langue standard qui a principalement contribué à la formation ducréole. »
Les scolarisés parlent un créole qui se présente sous laforme d’un mésolecte créole-français avec une domination certaine du françaisaux dépens du créole. Ce créole francisé est surtout pratiqué en milieu urbain(dans les grandes villes). Plus l’on va vers les zones rurales (ou les « petitesvilles » de province), moins le créole est francisé, moins les interférences ouemprunts au français sont fréquents. Cela tient du degré de scolarité des genshabitant les milieux ruraux qui est le plus souvent faible, quand les gens nesont pas des analphabètes n’ayant pas du tout fréquenté l’école. Là encore, ilse pose un problème, celui de savoir quelle variété du créole adopter comme lameilleure : pour certains, le créole basilectal, c’est-à-dire la variété laplus éloignée possible du français alors que pour d’autres, c’est la variétéacrolectale, c’est-à-dire la forme du créole la plus proche possible dufrançais. C’est encore et toujours le problème de la standardisation et de lanormalisation du créole.
Comme l’a souligné M. Trouillot, le locuteur autochtone setrouve dans une situation dirais-je inconfortable où il est considéré comme unétranger chez lui, il est péjoré dans son usage linguistique, incapable de comprendrela langue de l’Administration, de la justice, etc. Cette situation linguistiquepourrait être améliorée à travers une prise de conscience nationale quipourrait se manifester par la formation d’organisations diverses avec uneconvergence d’idées et d’actions vers la « purification » de la langue àtravers des campagnes tous azimuts, dans la perspective de parvenir à atténuerce processus de décréolisation dû à la domination du français duquel le créoleemprunte mots et structures.
L’auteur suggère qu’il faut « sanctionner (comme onsanctionne le racisme) tout discours et toute attitude discriminatoires enversle créole dans l’espace public ». Le citoyen émet ici le souhait (et nouspartageons son souhait) de voir la langue de tous les Haïtiens jouir d’un degréde prestige, de perception et de représentations au même titre que le français.D’ailleurs, il se prononce en faveur d’un bilinguisme créole-français pour tousles compatriotes. L’auteur a aussi posé le problème [la perception] concernantle statut du français comme langue étrangère à l’instar de l’anglais. Lefrançais en Haïti n’est ni une langue maternelle ni une langue totalementétrangère. Je dirais cependant qu’il est plus proche du qualificatif «étrangère » que de celui de « maternel ». Le degré de xénité dans ce cas peutvenir de la distance qui sépare le locuteur de la pratique effective de lalangue. Nous ne devons pas oublier que la majorité des élèves arrive à l’écolesans rien connaître du français. Ils doivent tout acquérir à l’école et parl’école : le vocabulaire, la syntaxe, la phonétique, la phonologie, lamorphologie, etc. La plupart du temps, il arrive que des enseignants del’enseignement primaire, qui constitue la base de l’apprentissage scolaire dufrançais, ont eux-mêmes une maîtrise très limitée de cette langue. C’est déjàun obstacle à un meilleur apprentissage linguistique du français. C’est aussiun obstacle au bilinguisme équilibré auquel nous aspirons. Et le fait de ne pasaborder l’enseignement du français –du moins dans les premières années de lascolarisation fondamentale– comme une langue étrangère [sic] pour les raisonsque je viens d’évoquer contribue aussi à l’accentuation de l’inégalité deschances.
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