L’État haïtien et la question linguistique : timides mutations, grands défis
Par Robert Berrouët-Oriol
Montréal, 15 août 2017
Résumé
De quelle manière l’État haïtien, de 1804 à 2017, est-il intervenu dans le champ linguistique ? En a-t-il eu le projet à la création de la République d’Haïti ? À l’aune de la nature des interventions étatiques dans ce champ, peut-on parler de tâtonnements, de mutations culturelles significatives ou de conquêtes linguistiques ? En termes de mutations culturelles, quels sont aujourd’hui les grands défis d’Haïti en matière d’aménagement des deux langues officielles du pays ? Cet article examinera la nature des interventions de l’État dans la vie des langues au pays afin d’en dégager les mutations ainsi que les défis qu’elles interpellent.
Mots-clé
Créole haïtien, aménagement linguistique en Haïti, droits linguistiques, droit à la langue, droit à la langue maternelle créole, constitutions haïtiennes, politique linguistique nationale.
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L’État haïtien, de 1804 à 2017, est-il intervenu de manière mesurable dans le champ linguistique ? En a-t-il d’ailleurs eu le projet, dès le 1er janvier 1804, à la création de la République d’Haïti ? Des premiers débats sur la graphie[i] du créole au cours des années 1940 en passant par la réforme Bernard[ii] des années 1980, puis à la création hors-État, prématurée et fort discutable au plan jurilinguistique de l’Akademi kreyòl ayisyen[iii], peut-on parler de tâtonnements, de mutations culturelles significatives ou de conquêtes ? Quels sont aujourd’hui les grands défis d’Haïti en matière d’aménagement des deux langues officielles du pays ?
Dans le livre de référence « L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions » (Cidihca et Éditions de l’Université d’État d’Haïti, 2011) –comme dans celui coécrit avec le linguiste Hugues Saint-Fort, « La question linguistique haïtienne / Textes choisis », Éditions Zémès, juin 2017–, nous avons posé que les données historiques de la configuration sociolinguistique d’Haïti doivent être comprises à la lumière du mode de constitution de l’É́tat en 1804. Les Pères de la patrie, au moment où ils signaient en français l’Acte de l’Indépendance –premier document officiel du patrimoine linguistique et littéraire d’Haïti–, n’avaient dans leur vision du monde que le modèle politique, culturel et économique des puissances coloniales européennes. Ils ont donc tout naturellement mis en œuvre un État ultra-centralisé, ultra-militarisé et, bien qu’ils aient tous été des créolophones, ils ont formalisé le 1er janvier 1804, avec la Déclaration de l’Indépendance, un usage dominant de la langue française dans l’Administration et dans les autres sphères de la gouvernance de l’État. Il est attesté que les nouvelles élites politico-militaires et économiques —issues de la Révolution de 1804 et regroupées autour des Pères de l’Indépendance—, ont institué une société inégalitaire notamment en reconstituant l’enfer des plantations où se sont retrouvés les unilingues créolophones, les nouveaux libres. Ce faisant, ils ont institué un usage dominant de la langue française dans la gouvernance du nouveau pays conforme au seul modèle politico-militaire qu’ils connaissaient —le modèle colonial dans lequel le français était la seule langue de l’Administration, de la justice et des échanges officiels entre le pouvoir et les administrés. Dans la gouvernance de la nouvelle République issue d’une guerre révolutionnaire anti-esclavagiste et anti-colonialiste menée au nom de l’idéal de liberté, la langue native des nouveaux libres, le créole, n’est pas prise en compte : elle a eu de facto le statut « néant ». Dans ce contexte, c’est le mode de constitution du nouvel É́tat libre, proclamé le 1er janvier 1804, qui inscrit dans les faits comme dans la législation la minorisation institutionnelle de la langue parlée par les locuteurs unilingues créolophones.
LE FRANÇAIS, LANGUE OFFICIELLE « PAR DÉFAUT » EN 1804 VERSUS CO-OFFICIALITÉ DU CRÉOLE ET DU FRANÇAIS EN 1987
S’il allait de soi, dès l’Indépendance d’Haïti en 1804, que le français était la seule langue officielle de la nouvelle République, ce n’est qu’en 1918, en pleine occupation américaine du pays que la nouvelle Constitution lui fixa le statut de langue officielle (art. 24). Dans son livre « Le problème linguistique haïtien » (Éditions Fardin, 1985), l’éminent linguiste Pradel Pompilus l’atteste en ces termes :
« De la constitution de 1801 à celle de 1889 qui est (…) en vigueur jusqu’en 1918, nos lois mères sont restées muettes sur la question de la langue officielle : peut-être nos constituants ont-ils pensé que l’officialité de la langue française allait de soi puisque nos lois fondamentales et nos lois particulières étaient écrites dans cette langue. »
Charles Tardieu, enseignant-chercheur, dans sa monumentale thèse de doctorat publiée sous le titre « Le pouvoir de l’éducation – L’éducation en Haïti de la colonie esclavagiste aux sociétés du savoir » (Éditions Zémès, 2015), consigne très justement que c’est dans le champ de l’éducation que l’État haïtien est intervenu dès 1804 dans la vie des langues au pays. « Le gouvernement de Dessalines (1804 – 1806) légifère aussi pour contrôler l’instruction privée puisque l’État n’a pas les moyens de la prendre à sa charge » (Tardieu, op. cit. p. 141). Alors même que le pays est divisé en deux États de 1806 à 1820 –au Nord le royaume d’Henri Christophe, au Sud la république d’Alexandre Pétion–, « Dans le royaume de Christophe, l’éducation est organisée et strictement contrôlée par l’État », et Christophe s’adresse à la British and Foreign School de Londres dans le but attesté de faire prédominer la culture, la littérature et la langue anglaise sur le français (Tardieu, op. cit. p. 142). Quant à Pétion, Charles Tardieu, citant Edner Brutus [« Instruction publique en Haïti »] (1948 : 57), précise que « La Constitution, qu’il fait voter en 1816, prévoit une instruction publique, commune à tous les citoyens, gratuite à l’égard des parties d’enseignement indispensable pour tous les hommes et dont les établissements seront distribués graduellement dans un rapport combiné avec la décision de la République ». Et « Sous Pétion la présence étrangère dans le curriculum se manifeste de différentes façons et sans un contrôle de l’État » (Tardieu, op. cit. p. 143). Comme les précédentes, et à l’exception de l’orientation anglophone prise par le royaume de Christophe, les autres séquences d’intervention de l’État dans la vie des langues en Haïti sont caractérisées par l’emploi univoque de la langue française. Le renouveau viendra beaucoup plus tard avec la réforme Bernard des années 1980 et les traces qu’elle laissera dans les autres mesures éducatives élaborées après 1986 –nous en faisons état plus loin dans cette étude. Ce qu’il y a lieu ici de retenir, c’est la constance de l’utilisation du français dans le système national d’éducation à travers différentes périodes, ce que confirmera d’ailleurs la création du ministère de l’Instruction publique en janvier 1844 durant la présidence de Rivière Hérard (Tardieu, op. cit. p. 146).
Hormis la réforme Bernard des années 1980, l’État haïtien est intervenu de manière plus institutionnelle dans la vie des langues lorsqu’il a mis sur pied la première Secrétairerie d’État à l’alphabétisation en 1994. Comme nous l’avons démontré dans le livre de référence « L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions[iv] », c’est « En créant la première Secrétairerie d’État à l’alphabétisation du pays en 1994 [que] l’État haïtien a introduit au sommet et au cœur même de l’appareil gouvernemental cette neuve notion de justice sociale au sens où il entendait répondre ainsi à un droit fondamental inscrit dans la Constitution de 1987 —le droit à l’éducation qui, par extension, est aussi un droit linguistique puisque en son article 5, la loi-mère pose que « Tous les Haïtiens sont unis par une langue commune : le créole. » Mieux : l’article 23.9 de la Constitution haïtienne stipule de manière explicite que « L’É́tat et les collectivités territoriales ont pour devoir de prendre toutes les dispositions nécessaires en vue d’intensifier la campagne d’alphabétisation des masses. Ils encouragent toutes les initiatives privées à cette fin » (p. 99).
Mais le bilan[v] de l’action de cette Secrétairerie d’État demeure mitigé sinon erratique, et il est jusqu’à présent difficile de savoir le nombre de personnes réellement alphabétisées et post-alphabétisées au pays. Dans un article récent traitant de l’illétrisme et de l’analphabétisme, le linguiste haïtien Renaud Govain[vi] dresse un éclairant diagnostic qui mérite d’être pris en compte. Ce diagnostic a pu paraître sévère à certains mais il est juste et bien argumenté. Il définit avec rigueur les deux phénomènes dans leurs sphères autonomes comme dans leurs rapports transversaux, et il démontre que « L’analphabétisme et l’illettrisme massifs en Haïti constituent un frein au développement et restreignent les droits des citoyens », d’autant plus que « L’illettrisme dont il est ici question concerne à la fois le créole –la langue première de 100% des Haïtiens– et le français, la principale langue de scolarisation ». Renauld Govain est l’auteur de « Dix nouvelles années d’alphabétisation en Haïti : quel bilan tirer ? » paru en septembre 2005 dans Le Nouvelliste. Bien au fait de l’échec des trente dernières années en alphabétisation, il pose sans complaisance que les « campagnes d’alphabétisation constituent une machine à fabriquer des illettrés », en particulier lorsqu’elles sont dévoyées par un pouvoir d’État populiste comme c’était le cas durant les présidences de Préval et d’Aristide. L’analyse de Renauld Govain est conforme à l’observation objective de la réalité lorsqu’elle expose que « L’école haïtienne est aussi un lieu de fertilité pour l’illettrisme. Ainsi, l’illettrisme haïtien est le résultat de la qualité de l’enseignement/apprentissage des deux langues à l’école, y inclus les expériences d’alphabétisation. »
Plus près de nous et au fil des ans, l’État haïtien est intervenu dans plusieurs champs du domaine éducatif (éducation formelle et/ou informelle) sans que l’on sache vraiment si les objectifs linguistiques présumés ont été atteints. Dans tous les cas de figure, il importe de retenir que ces interventions n’ont à aucun moment emprunté la voie d’une législation linguistique contraignante accompagnée d’une réglementation d’application appelée à encadrer cette législation. En voici un bref survol selon Louis Auguste Joint («Système éducatif et inégalités sociales en Haïti », L’Harmattan, 2006) :
STRUCTURES GOUVERNEMENTALES POUR LA PROMOTION DU CRÉOLE ET DE L’ALPHABÉTISATION
- 1941 Comité de littérature et d’alphabétisation (en créole)
- 1947 Direction générale de l’éducation des adultes (en créole)
- 1948 Programme d’éducation ouvrière
- 1957 Office national de développement communautaire (ONDC)
1961 Office national d’éducation communautaire (ONEC)
1965 Office national d’alphabétisation et d’action communautaire(ONAAC) - 1986 Office national de participation et d’éducation populaire (ONPEP)
- 1989 Office national d’éducation communautaire et d’alphabétisation (ONECA)
- 1994 Secrétairerie d’État à l’alphabétisation (SÉA)
DÉCRETS ET LOIS
- Loi sur la planification de la campagne d’alphabétisation (1961) ;
- Loi organique du département de l’Éducation nationale (1979) ;
- Loi autorisant l’usage du créole dans les écoles comme langue d’enseignement et objet d’enseignement (18 septembre 1979) ;
- Décret organisant le système éducatif en vue d’offrir des chances égales à tous et de refléter la culture haïtienne (1982);
- Constitution de 1987.
Au plan jurilinguistique, c’est la loi du 18 septembre 1979, institutionnalisant la réforme Bernard, qui établit explicitement le statut du créole à titre de langue d’enseignement et objet d’enseignement. Et pour la première fois dans l’histoire nationale, la co-officialité des deux langues haïtiennes est instituée par la Constitution de 1987. La reconnaissance du statut officiel des deux langues du patrimoine linguistique haïtien marque ainsi une avancée historique de premier plan, et c’est précisément cette Constitution de 1987 –malgré ses lacunes en matière de provisions jurilinguistiques–, qui institue, à l’article 40, l’obligation pour l’État de diffuser dans les deux langues officielles du pays ses « lois, arrêtés, décrets, accords internationaux, traités, conventions… ». Mais pareille obligation, de 1987 à 2017, n’a pas été mise en œuvre par l’État haïtien qui ne dispose toujours pas d’un service national de rédaction/traduction bilingue de ses textes de loi…
ARTICLES DE LA CONSTITUTION DE 1987 AYANT UN RAPPORT AVEC LES DEUX LANGUES OFFICIELLES D’HAÏTI
- Article 1. Tous les Haïtiens sont unis par une langue commune : le créole.
- 2. Le créole et le français sont les langues officielles de la République.
- Article 23.9 L’É́tat et les collectivités territoriales ont pour devoir de prendre toutes les dispositions nécessaires en vue d’intensifier la campagne d’alphabétisation des masses.
- Article 2 L’arrestation et la détention, sauf en cas de flagrant délit, n’auront lieu que sur un mandat écrit d’un fonctionnaire légalement compétent.
- Article 3 Pour que ce mandat puisse être exécuté, il faut :
a) Qu’il exprime formellement en créole et en français le ou les motifs de l’arrestation ou de la détention et la disposition de loi qui punit le fait imputé.
- Article 40 Obligation est faite à l’État de donner publicité par voie de presse parlée, écrite et télévisée, en langues créole et française aux lois, arrêtés, décrets, accords internationaux, traités, conventions, à tout ce qui touche la vie nationale, exception faite pour les informations relevant de la sécurité nationale.
- Article 211 L’autorisation de fonctionner des universités et des écoles supérieures privées est subordonnée à l’approbation technique du Conseil de l’Université d’État, à une participation majoritaire haïtienne au niveau du capital et du corps professoral ainsi qu’à l’obligation d’enseigner notamment en langue officielle du pays.
- Article 213 Une Académie haïtienne est instituée en vue de fixer la langue créole et de permettre son développement scientifique et harmonieux.
Les articles de la Constitution de 1987 ayant un rapport avec la question linguistique haïtienne offrent-ils un cadre légal suffisant pour instituer une politique linguistique nationale ? L’État haïtien, de 1987 à 2017, a-t-il fait preuve de leadership en matière d’aménagement simultané des deux langues officielles du pays ?
INSUFFISANCE DE PROVISIONS CONSTITUTIONNELLES ET DÉFICIT DE LEADERSHIP DE L’ÉTAT SUR LA QUESTION LINGUISTIQUE HAÏTIENNE
La Constitution de 1987, comme en un paradoxe, consigne les paramètres généraux permettant à l’État de formuler les grandes lignes d’une politique linguistique nationale par le truchement, par exemple, d’une loi organique qui préciserait ou complèterait les dispositions de la Constitution. Car cette Constitution consigne, dans le corps du texte, une évidente insuffisance de provisions jurilinguistiques notamment en ce qu’elle ne fait pas obligation à l’État d’instituer et de conduire une réelle et mesurable politique linguistique nationale assortie de règlements d’application. En toute logique, les articles 5.1. et 5.2. de notre loi-mère auraient dû donner lieu à une obligation constitutionnelle du type « L’État doit élaborer et mettre en œuvre sa politique d’aménagement des deux langues officielles du pays et joindre à cette politique le cadre institutionnel qui lui est dédié dans la gouvernance de la République ». L’absence de cette provision constitutionnelle explique en grande partie le déficit de vision linguistique de l’État haïtien de 1987 à 2017, déficit de vision confirmé par la tentative d’amendement frauduleux de la Constitution[vii] de 1987 mise en scène par l’administration populiste et erratique de René Préval et entérinée par le pouvoir néo-duvaliériste du clown « président » Michel Martelly. De manière plus générale, le déficit de vision linguistique de l’État haïtien est une constante de la trentenaire « transition démocratique » post-duvaliériste qui n’a su ni proposer ni mettre en œuvre une politique d’aménagement des deux langues officielles du pays.
Précédant l’établissement de la Secrétairerie d’État à l’alphabétisation en 1994, la conquête la plus significative de l’État haïtien dans le domaine linguistique consiste en la réforme Bernard des années 1980 –cf. la « Loi autorisant l’usage du créole dans les écoles comme langue d’enseignement et objet d’enseignement (18 septembre 1979) »– mise en route avec l’appui institutionnel de la France à travers l’IPN (Institut pédagogique national).
En ce qui a trait à la Loi du 18 septembre 1979, le linguiste Fortenel Thélusma[viii] rappelle très justement que
« L’une des plus grandes innovations de l’enseignement fondamental est l’introduction du créole dans l’enseignement. En effet, Joseph C. Bernard, alors ministre de l’Éducation nationale, dans son discours du 20 mai 1979, déclarait : « Notre langue nationale, le créole, devient instrument et objet d’enseignement au cours des quatre années du cycle fondamental ». Cette mesure a été adoptée afin de réparer cette injustice subie par les enfants privés de leur droit d’apprendre dans leur langue maternelle, d’autant plus que l’usage unique du français à ce niveau était l’une des causes de la déperdition scolaire. Dans ce même discours, le ministre Bernard a ajouté que cette nouveauté n’excluait pas le français de l’enseignement. Il préconisait, de préférence, l’enseignement simultané des deux langues : le créole comme langue maternelle, le français comme langue étrangère [sic]. L’objectif recherché, en fait, était double : l’alphabétisation rapide des masses et un bilinguisme fonctionnel. »
En dépit de ses lacunes et insuffisances[ix], la réforme Bernard des années 1980 demeure l’acquis institutionnel le plus marquant de l’État haïtien dans le domaine linguistique, et singulièrement dans le champ éducatif où les élèves unilingues créolophones issus des couches populaires, majoritaires dès la fin des années 1960, font l’apprentissage simultané du français langue seconde et des matières enseignées. Sous cet angle, on mesurera l’impact du futur aménagement simultané de nos deux langues officielles à l’École de la République en rappelant que « Selon l’Unicef, « Le système éducatif haïtien accueille 2 691 759 élèves dans 15 682 écoles. Alors que le secteur public reçoit 20% des élèves (538 963) dans 9% des écoles (1 420 écoles publiques), le secteur non public accueille 80% des élèves (2 152 796) dans 91% des écoles (14 262 écoles non publiques » (Unicef : « L’éducation fondamentale pour tous » [Document non daté, consulté le 22 juillet 2017]). Tout en tenant compte du fait qu’aucune institution haïtienne n’a fourni jusqu’ici de données d’enquête sociolinguistique d’envergure nationale sur le nombre de francophones d’Haïti, il y a également lieu de préciser, à la suite de tels chiffres fournis par l’Unicef, que l’Organisation internationale de la Francophonie[x] (OIF) –citant le Rapport sur le développement humain (PNUD, 2010) et World Population Prospects The 2008 Revision (Division des affaires économiques et sociales des Nations Unies, 2008)–, estimait en 2010 le nombre de locuteurs du français en Haïti à 4 279 000 personnes sur un total de 10 188 000 habitants. Les statistiques de l’Unicef et de l’OIF doivent cependant être considérées avec prudence car nous ne sommes pas informés de la méthodologie utilisée pour les établir et, faut-il le répéter, ni l’Institut haïtien de statistiques (IHS) ni aucune autre institution nationale n’a conduit des enquêtes de terrain d’envergure nationale sur les profils qu’illustrent les statistiques fournies par ces institutions internationales.
Avant même l’attribution du statut officiel au créole consigné dans la Constitution de 1987, la réforme Bernard a mis en œuvre le « droit à la langue maternelle[xi] » créole qui est un volet essentiel de toute future loi d’aménagement des deux langues officielles d’Haïti.
Il y a lieu toutefois de relativiser l’intervention de l’État induite par la réforme Bernard des années 1980 à l’aune du déficit de vision linguistique et de leadership de l’État haïtien. À ce sujet, le sociologue et enseignant Guy Alexandre[xii] précise avec pertinence que
« le fait est que les responsables du régime (…) n’étaient porteurs d’aucune vision véritable des problèmes d’éducation. » Sur cette base, au-delà des discours à usage externe, la politique éducative effective menée par le régime se résumera bien vite à une pratique de laisser faire qui, au bout du compte, favorisera pour quelques années encore l’école traditionnelle « élitiste », déconnectée des réalités du milieu, et non articulée aux besoins de son développement. »
Les limites de l’intervention de l’État haïtien se donnent encore à voir dans le chevauchement de plusieurs réformes à l’œuvre, de manière concomitante et fragmentaire, dans le système d’éducation nationale.
CHEVAUCHEMENT DES RÉFORMES ÉDUCATIVES
En effet, ces trente dernières années, le droit à la langue maternelle créole s’est trouvé confiné dans les marges du système éducatif national tant dans le secteur public (minoritaire à 20%) que dans le secteur privé (majoritaire à 80%) en dépit de la relative faible pénétration du créole dans le système. Pareil exil du créole perdure malgré sa présence dans les énoncés de quatre réformes consignés dans divers documents administratifs du ministère de l’Éducation nationale. Ainsi, aujourd’hui, en Haïti, malgré les quatre tentatives successives de réforme du système éducatif –à savoir la Réforme Bernard de 1979 ; le PNEF (Plan national d’éducation et de formation) de 1997 – 1998 ; la Stratégie nationale d’action pour l’éducation pour tous (EPT) de 2007 ; le « Plan opérationnel 2010 – 2015 »–, l’enseignement du créole et en créole demeure très limité et s’effectue selon un rapiéçage de « méthodes » diverses. Le matériel didactique de qualité et normalisé pour l’enseignement du créole et en créole est dérisoire, peu diffusé et fait encore très largement défaut à l’échelle nationale. Et l’enseignement du français langue seconde demeure la plupart du temps traditionnel, lacunaire, inadéquat, sans lien avec la culture et les réalités du pays et, à terme, cet enseignement aboutit à la reproduction de la sous-compétence linguistique des élèves et des étudiants. Enfin il faut souligner que l’enseignement du créole et en créole ne fait à l’heure actuelle l’objet d’aucune qualification académique, d’aucune certification didactique et pédagogique conduite sous l’autorité du ministère de l’Éducation. En Haïti, aujourd’hui, aucune université n’offre une formation spécialisée sanctionnée par un diplôme en aménagement linguistique, en jurilinguistique, en traduction scientifique et technique ou en didactique du créole langue maternelle…
QUE DÉDUIRE DE CET ARPENTAGE ?
Les données qui précèdent indiquent qu’il y a eu, de la part de l’État haïtien, à la fois tâtonnements, mutations significatives et relatives conquêtes linguistiques. Il importe toutefois de les mettre en perspective, notamment par rapport à la « Déclaration universelle des droits linguistiques » de 1996. Car les droits linguistiques sont à la fois individuels et collectifs, ils constituent des droits personnels inaliénables, et nous les avons identifiés au titre des droits humains fondamentaux : c’est d’ailleurs selon cette vision que nous plaidons pour que les institutions haïtiennes de droits humains s’emparent impérativement de la question linguistique au titre d’une priorité nationale. Cette neuve manière de problématiser la question linguistique haïtienne –tout en ciblant le déficit législatif et de leadership de l’État haïtien–, permet de circonscrire le futur aménagement simultané des deux langues officielles du pays sur le terrain des droits citoyens et des obligations de l’État car l’aménagement linguistique est en amont une question politique, une intervention planifiée de l’État dans le domaine linguistique.
Les notions qui sont au fondement de cette vision sont celles de « patrimoine linguistique bilingue », de « droits linguistiques », de « droit à la langue », de « droit à la langue maternelle » créole, « d’équité des droits linguistiques », de future « parité statutaire entre les deux langues officielles », de « didactique convergente créole-français », de « politique linguistique d’État » et de « législation linguistique contraignante ». Elles doivent régir toute entreprise d’État d’aménagement simultané des deux langues officielles d’Haïti.
Cette neuve manière de problématiser la question linguistique haïtienne se donne à mesurer dans notre article du 7 février 2017 intitulé « Les grands chantiers de l’aménagement linguistique d’Haïti (2017 – 2021)[xiii] ». Elle trouve toute sa pertinence dans notre « Plaidoyer pour la création d’une Secrétairerie d’État aux droits linguistiques en Haïti[xiv] » (Le National, 18 et 19 avril 2017), future structure opérationnelle de l’État dont la mission consistera à :
- formuler et mettre en oeuvre la politique d’aménagement linguistique de la République d’Haïti ;
- définir le cadre législatif de l’aménagement simultané des deux langues officielles du pays et circonscrire le cadre institutionnel de cet aménagement ;
- définir les droits linguistiques de tous les Haïtiens ainsi que les obligations de l’État en matière de droits linguistiques, notamment en ce qui a trait au droit à la langue maternelle créole et à son emploi obligatoire dans la totalité du système éducatif national.
EN GUISE DE CONCLUSION
L’analyse des interventions de l’État dans la vie des langues en Haïti révèle, en définitive, à la fois l’existence de préoccupations de nature jurilinguistique, un déficit de vision linguistique et de leadership étatique ainsi qu’une superposition de réformes éducatives inabouties sinon lacunaires. De manière plus essentielle, cette analyse révèle que l’État haïtien, trente ans après l’adoption de la Constitution de 1987, n’a toujours pas formulé ni adopté sa première politique nationale d’aménagement des deux langues officielles du pays ainsi que des règlements d’application de cette politique. Il en résulte un lourd et multiforme déficit d’intégration citoyenne tant dans l’espace des relations entre l’État et ses administrés que dans le système d’éducation nationale. C’est donc en ce nœud épistémologique et programmatique que se situe, aujourd’hui et pour les années à venir, l’un des plus significatifs défis de l’État haïtien. Et de manière liée, sous l’angle institutionnel, nous plaidons pour que les organisations haïtiennes des droits humains accompagnent dès maintenant l’État dans la formulation et la mise en œuvre de sa première politique nationale d’aménagement des deux langues officielles du pays ainsi que des règlements d’application de cette politique.
Enfin il est tout indiqué de clore cette étude par le propos fort pertinent du romancier et essayiste Lyonel Trouillot sur la question linguistique haïtienne :
« La seule politique linguistique pouvant corriger le déficit de citoyenneté perpétué par la situation linguistique d’Haïti me semble être la construction à moyen terme d’un bilinguisme créole-français pour l’ensemble de la nation. La tentation facile de considérer le français comme une langue étrangère comme une autre, l’anglais par exemple, me semble un refus délibéré de tenir compte d’une donnée fondamentale : la nécessité de préserver la spécificité culturelle de notre É́tat nation dont l’une des composantes est le patrimoine linguistique. (…) Il convient de mettre fin à une double injustice. Valoriser le créole par des mesures claires et contraignantes : répondre à l’obligation constitutionnelle du bilinguisme dans les documents officiels ; développer la production écrite et le matériel pédagogique ; sanctionner (comme on sanctionne le racisme) tout discours et toute attitude discriminatoires envers le créole dans l’espace public. Et dans le même temps donner accès au français à l’ensemble de la population par l’instruction publique non limitée à l’éducation formelle. (…) Par des mesures administratives, des lois (incluant la justice pénale), des réformes dans l’éducation (la politique linguistique ne peut cependant être comprise comme réduite au domaine de l’éducation et doit être résolument distinguée de la question de l’alphabétisation), des programmes d’aménagement linguistique (incluant médias, entreprises…) l’État, dans une volonté d’intégration, de respect et de partage égal de toutes nos richesses culturelles, doit œuvrer pour mettre fin à la double injustice. » (Lyonel Trouillot, Le Nouvelliste, 7 juillet 2005)
[i] Hugues Saint-Fort : « Pour en finir avec les mythes relatifs à l’écriture du créole haïtien », août 2011 ; URL : http://www.berrouet-oriol.com/linguistique/graphie-creole/graphie-creole-3; voir aussi Robert Berrouët-Oriol : « Graphie officielle du créole haïtien : de la nécessité d’une vigilance critique », 4 janvier 2017 ; URL : http://www.berrouet-oriol.com/linguistique/graphie-creole/graphie-creole-2
[ii] Robert Berrouët-Oriol et al (2011). « L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions », Cidihca et Éditions de l’Université d’État d’Haïti.
[iii] Robert Berrouët-Oriol : « Pour une Académie créole régie par une loi fondatrice d’aménagement linguistique » ; « L’Académie créole : « lobby », « Ong » ou institution d’État sous mandat d’aménagement linguistique ? » ; URL : http://www.berrouet-oriol.com/linguistique/academie-du-creole-haitien
[iv] Robert Berrouët-Oriol et al (2011). « L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions », Cidihca et Éditions de l’Université d’État d’Haïti.
[v] Idem, ibidem.
[vi] Renauld Govain : « L’illettrisme en Haïti : un mal qui renforce l’analphabétisme et qui est pris en patience », Montray kreyòl, 6 avril 2017 ; URL : https://www.montraykreyol.org/article/lillettrisme-en-haiti-un-mal-qui-renforce-lanalphabetisme-et-qui-est-pris-en-patience
[vii] Robert Berrouët-Oriol : « L’amendement constitutionnel de mai 2011 annonce-t-il un coup d’É́tat contre la langue créole d’Haïti ? », 6 mai 2011 ; texte repris dans « « La question linguistique haïtienne / Textes choisis », Éditions Zémès, juin 2017.
[viii] Fortenel Thélusma : « L’École fondamentale de 1982 à nos jours – A-t-elle rempli sa mission ? », juillet 2017 ; URL : http://www.berrouet-oriol.com/culture-et-societe/ecole-fondamentale-en-haieti/e
[ix] Guy Alexandre : « La politique éducative du Jean-claudisme – Chronique de l’échec ‘’organisé’’ d’un projet de réforme », dans « Le prix du jean-claudisme – Arbitraire, parodie, désocialisation » (2013). Sous la direction de Pierre Buteau et de Lyonel Trouillot, Éditions C3. Voir aussi Guy Alexandre : « Matériaux pour un bilan de la réforme éducative en Haïti », Le nouvelliste, mai 1999.
[x] Organisation internationale de la Francophonie – Fiche pays : Haïti ; URL : https://www.francophonie.org/Haiti.html
[xi] Robert Berrouët-Oriol : « Plaidoyer pour une éthique et une culture des droits linguistiques en Haïti » ; URL : http://www.berrouet-oriol.com/linguistique/amenagement-creole-et-francais
[xii] Guy Alexandre : « La politique éducative du Jean-claudisme – Chronique de l’échec ‘’organisé’’ d’un projet de réforme », dans « Le prix du jean-claudisme – Arbitraire, parodie, désocialisation » (2013). Sous la direction de Pierre Buteau et de Lyonel Trouillot, Éditions C3. Voir aussi Guy Alexandre : « Matériaux pour un bilan de la réforme éducative en Haïti », Le nouvelliste, mai 1999.
[xiii] Robert Berrouët-Oriol : « Les grands chantiers de l’aménagement linguistique d’Haïti (2017 – 2021) », 7 février 2017 ; URL : http://www.berrouet-oriol.com/linguistique/politique-linguistique-d-etat
[xiv] Robert Berrouët-Oriol : « Plaidoyer pour la création d’une Secrétairerie d’État aux droits linguistiques en Haïti » ; URL : http://www.berrouet-oriol.com/linguistique/amenagement-creole-et-francais/plaidoyer-pour-la-secretairerie-d-etat-aux-droits-linguistiques