Les « droits linguistiques des enfants » en Haïti : mal-vision et aberration conceptuelle à l’Akademi kreyòl ayisyen
Par Robert Berrouët-Oriol
Montréal, le 20 septembre 2016
Le 14 septembre 2016, Le National publiait un article titré « L’Akademi Kreyòl Ayisyen plaide pour lerespect des droits linguistiques des enfants en Haïti ». Cet article annonçait la tenueà Port-au-Prince, le 16 septembre 2016, d’un Forum organisé par l’Akademi kreyòl ayisyen(AKA) en collaboration avec le ministère de l’Éducation sur le thème « Respectons le droit linguistique des enfantsDans la version en ligne de ce journal,à la suite de ce texte, j’ai posté la mise en garde suivante :
La catégorie « droitslinguistiques des enfants » est une aberration, un regard borgne découlantd’une mal-vision de la configuration sociolinguistique d’Haïti et del’obligation qu’a l’État d’aménager les deux langes officielles du pays. Ladénommée Akademi kreyòl promeut encore une impasse consistant à poser unedouteuse catégorisation des droits linguistiques au pays : il y aurait donc des« droits linguistiques » des enfants aux côtés de ceux des optométristes, desvieillards, des boulangers, des marins, des chauffeurs de taxi, dessages-femmes, des musiciens, etc., avec des particularités sinon desoppositions… ?
a « Convention relative aux droits del’enfant » de l’ONU
Pour réfuter cette aberrationintroduite par l’Akademi kreyòl ayisyen, il faut d’abord se référer à la jurisprudence internationaletraitant de manière spécifique des droits de l’enfant. Il s’agit de lConvention relative aux droits del’enfant » de l’ONU ;elle a été adoptée et ouverte à la signature, à la ratification et à l’adhésionpar l’Assemblée générale dans sa résolution 44/25 du 20 novembre 1989. Elle estentrée en vigueur le 2 septembre 1990.
e site Humanium analyse cette Convention et exposedans la plus grande clarté la notion de droits de l’enfant auchapitre « La significationde l’enfant et des droits des enfants ». Je le cite donc longuement en raisonde sa pertinence et de sa valeur pédagogique :
La reconnaissance de l’intérêt de l’enfant et deses droits se concrétise le 20 novembre 1989 avec l’adoption de la Convention internationale des droits de l’enfant qui est le premier texte internationaljuridiquement contraignant consacrant l’ensemble des droits fondamentaux del’enfant.
Les droits de l’enfant : des droits humains
Lesdroits de l’enfant sont des droits humains. Ils ont pour vocation de protégerl’enfant en tant qu’être humain. Ainsi tout comme les droits de l’homme demanière générale, les droits de l’enfant sont constitués de garantiesfondamentales et de droits humains essentiels :
–Les droits de l’enfant consacrent les garantiesfondamentales à tous les êtres humains : le droit à la vie, le principe denon discrimination, le droit à la dignité à travers la protection de l’intégritéphysique et mentale (la protection contre l’esclavage, la torture et lesmauvais traitement, etc.)
–Les droits de l’enfant sont des droits civilset politiques, tels que le droit à une identité, le droit à unenationalité, etc.
–Les droits de l’enfant sont des droitséconomiques, sociaux et culturels, tels que le droit à l’éducation, ledroit à un niveau de vie décent, le droit de jouir du meilleur état de santésusceptible d’être atteint, etc.
–Les droits de l’enfant comprennent des droitsindividuels : le droit de vivre avec ses parents, le droit à l’éducation,le droit de bénéficier d’une protection, etc.
–Les droits de l’enfant comprennent des droitscollectifs : le droit des enfants réfugiés, le droit des enfants handicapéset le droit des enfants issus de minorités ou de groupes autochtones.
Les droits de l’enfant : des droits adaptés aux enfants
Les droits de l’enfant sont des droitshumains spécifiquement adaptés à l’enfant car ils tiennent compte de safragilité, de ses spécificités et des besoins propres à son âge.
Lesdroits de l’enfant tiennent compte de la nécessité de développement del’enfant. Les enfants ont donc le droit de vivre et de se développerconvenablement tant physiquement qu’intellectuellement.
Lesdroits de l’enfant prévoient ainsi de satisfaire les besoins essentiels au bondéveloppement de l’enfant, tels que l’accès à une alimentation appropriée, auxsoins nécessaires, à l’éducation, etc.
Les droits de l’enfant prennent en considération le caractère vulnérablede l’enfant. Ilsimpliquent la nécessité de leur apporter un cadre protecteur. Il s’agit d’unepart, d’accorder une assistance particulière aux enfants, et, d’autre part, uneprotection adaptée à leur âge et à leur degré de maturité.
Cetéclairage sur les droits de l’enfant doit être complété par celui traitant du CARACTERE UNIVERSEL DES DROITS LINGUISTIQUESqui, eux aussi, font partie du grand ensemble des droits humains.
« Déclaration universelle desdroits linguistiques »
La jurilinguistique ne reconnnaît pas dedroits linguistiques spécifiques aux… optométristes, aux avocats, aux bossus,aux sages-femmes, aux marins, aux enfants, aux vieillards, etc. Il n’y a pas dedroits linguistiques « à la carte », grenn pa grenn osnon depaman : les droits linguistiques sontuniversels et s’appliquent à une population selon son histoire et selon sescaractéristiques sociologiques. À l’échelle internationale, la « Déclaration universelle desdroits linguistiques » a été proclamée à Barceloneentre le 6 et le 8 juin 1996, durant la Conférence mondiale des droitslinguistiques. Cette Déclarationstipule que « Tous les peuples ont donc le droit d’exprimer et de développerleur culture, leur langue et leurs normes d’organisation, se dotant pour celade leur propres structures politiques, éducatives, de communication etd’administration publique ».
Cette Déclaration établit deux champs decompétences lorsqu’elle proclame l’égalité des droits linguistiques.Un des apports les plusimportants au Droit linguistiqueconsiste dans le fait que la Déclarationconsidère inséparables et interdépendantes les dimensions collective etindividuelle des droits linguistiques, car la langue se constitue d’une manièrecollective au sein d’une communauté et c’est aussi au sein de cette mêmecommunauté que les personnes en font un usage individuel.
Pour cesdeux champs de compétence, le jurilinguiste Francisco Gomes de Matos(« Entretien à Téluq DiversCité », septembre 1998)exprime par des exemples éclairants la notion de droit linguistique enpartant du principe que les droits linguistiques sont à la fois individuelset collectifs. Voici quelques exemples de droits collectifs universels applicablesaux groupes linguistiques :
–ledroit pour chaque groupe à l’enseignement de sa langue et de saculture ;
–ledroit pour chaque groupe à une présence équitable de sa langue et de sa culturedans les médias ;
–ledroit pour chaque membre des groupes considérés de se voir répondre dans sapropre langue dans ses relations avec les pouvoirs publics et dans lesrelations socio-économiques.
Danscette même optique, et conformément aux droits langagiers de la personne, ils’agit de bien comprendre que « Parler dedroits linguistiques des citoyens renvoie à la fois à l’idée du droit qu’a toutlocuteur d’user de sa langue et du droit de toute langue à être préservée ». La « Charte universelle desdroits langagiers fondamentaux de la personne » rédigée en 1993 par laFédération internationale des professeurs de langues vivantes à l’attention del’UNESCO décrit bien les droitslangagiers de la personne .Elle vise à garantir que
–« toute personne a le droitd’acquérir la langue officielle ou au moins une des langues officielles du pays responsable de l’enseignement qu’elle reçoit » ;
–« tout jeune a le droit de recevoirl’enseignement de la langue avec laquelle lui-même ou sa famille s’identifie leplus » ;
–« le droit d’utiliser,parler, lire ou écrire une langue, de l’apprendre, l’enseigner ou d’y accéderne peut être délibérément opprimé ou interdit. »
Quelsenseignements doit-on tirer de la « Convention relative aux droits del’enfant » de l’ONU et de la « Déclarationuniverselle des droits linguistiques » ? Le plus important estcertainement qu’il s’agit de droits fondamentaux et universels. C’estprécisément leur universalité qui prémunit chaque pays de la tentation de« l’exceptionnalisme », d’une déclinaison de droits « à lacarte » et selon des vues parcellaires et atomisées d’un pays à l’autre ouà l’intérieur de chaque pays. De surcroît, « Déclarationuniverselle des droits linguistiques » présente l’avantage, essentielpour Haïti, de bien définir la natureet les champs d’application desdroits linguistiques : elle permet notamment d’éviter de confondre lavision à mettre en œuvre avec les segments ou groupes de la population viséspar les programmes et législation articulant cette vision.
L’amateurisme : un handicap tenace…
Par sa méconnaissance de « Déclarationuniverselle des droits linguistiques », l’Akademi kreyòl ayisyen introduit une fois de plus confusion etamalgame dans la question linguistique en Haïti. Nous avons déjà exposé laconfiguration de cette mal-vision dans notre texte intitulé « Accord du8 juillet 2015Du défaut originel de vision à l’Académie du créole haïtien et auministère de l’Éducation nationale ». En effet, dans l’Accord du 8 juillet 2015 seprofilait déjà pareille mal-vision à propos notamment des pseudo« droits linguistiques des élèves » : « La confusion entre le statut déclaratif et le statut exécutif présuméde l’Académie créole est donnée dans les « Considérationsgénérales » de l’accord du 8 juillet 2015 : « MisyonMENFP ak misyon AKA kwaze sou kesyon politik lang nan peyi a, espesyalman nansistèm edikatif ayisyen an kote tout aktè yo dwe respekte dwa lengwistik elèv ayisyen yo». Il y adonc continuité dans la confusion à l’Akademikreyòl ayisyen, continuité liée entre autres au mode de constitution de cette petitestructure para-étatique (voir le texte « l’Académie créole : « lobby »,« Ong » ou institution d’État sous mandat d’aménagement linguistique» ; etpour une meilleure appréciation de notre vision des droits linguistiques et del’aménagement linguistique en Haïti, consulter notre Plaidoyer pour une éthique et une culture des droits linguistiques en Haïti
Enconclusion, qu’il s’agisse de a « Conventionrelative aux droits de l’enfant » de l’ONU ou de « Déclarationuniverselle des droits linguistiques », nous sommes en présence de droitshumains fondamentaux et universels qui doivent être garantis par l’État, enparticulier le droit à la langue maternelle créole dans la totalité du systèmeéducatif haïtien.aberration introduite par l’Akademi kreyòl ayisyen quant aux pseudo« droitslinguistiques des enfants » doit être impérativement réfutée afin deconsolider une claire vision de l’aménagement linguistique en Haïti ciblant lesdeux langues officielles du pays. Cette vision est consignée dans le livre collectifde référence « L’aménagementlinguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions
[Uneversion préliminaire de cet article est parue dans LeNational, Port-au-Prince, le 18 septembre 2016, sous le titre « Les« droits linguistiques des enfants » en Haïti : mal-vision et aberration conceptuelle ».]
NOTES
Francisco Gomes de Matos. Entretien à Téluq DiversCité,septembre 1998.
5. IIIe Séminaire interaméricain surla gestion des langues (« Lespolitiques linguistiques au sein des Amériques dans un monde multipolaire »)organisé par l’Union latine ; site de l’Union latine :http//dtil.unilat.org/tercer_seminario/actas/kilanga_fr.htm.
6. Idem, ibidem.
Berrouët-Oriol, R., D., Cothière,R., Fournier, H., Saint-Fort (2011). L’aménagement linguistique en Haïti :enjeux, défis et propositions. Éditions du Cidihca et Éditions del’Université d’État d’Haïti.