La didactique du créole en Haïti : difficulté́s et axes d’intervention
Par Wilner Dorlus
Professeur de communication créole au Lycée Anténor Firmin (a)
Port-au-Prince, Haïti
Texte daté de 2008 et reproduit en mars 2020 avec l’aimable autorisation de l’auteur.
Journées d’études sur la graphie et la didactique du créole organisées en 2008 par le CRILLASH (Centre de recherches interdisciplinaires en lettres, langues, arts et sciences humaines) de l’Université des Antilles, campus du Schoelcher, Martinique.
- INTRODUCTION
Pour favoriser une meilleure compréhension de la didactique du créole en Haïti, je me propose de partir de mes expériences personnelles en tant que professeur de cette langue, expériences qui s’apparentent sur bien des points à celles d’autres professeurs de la même discipline évoluant dans le système éducatif. Mais, j’estime qu’il importe en premier lieu de retracer, même brièvement, le contexte dans lequel a émergé cette langue comme discipline dans l’enseignement haïtien et qui fait qu’on est en droit de poser aujourd’hui les problèmes d’une didactique du créole en Haïti.
Je me propose ensuite de vous présenter sommairement la façon dont l’enseignement de la discipline en question est défini par le curriculum de l’École fondamentale. Puis, à partir de mes propres pratiques, qui me mettent aux prises à pas mal de difficultés, je mettrai particulièrement l’accent sur le discours didactique à travers lequel passe cet enseignement, sans négliger l’imbroglio terminologique que reflète ce que je pourrais appeler « le champ conceptuel de la grammaire du créole en Haïti », alimenté par tous ceux-là qui, pour une raison ou pour une autre, s’estiment bien placés pour marquer de leur empreinte le domaine de la réflexion sur le créole.
En dernier lieu, je tenterai de présenter sommairement ce qui pourrait constituer, à mon avis, des axes d’intervention possibles pour une meilleure systématisation de la didactique de cette langue et donc une amélioration des conditions et des pratiques de son enseignement.
- LA DIDACTIQUE DU CRÉOLE EN HAITI
2.1. Contexte de l’émergence de la didactique du créole dans le système éducatif haïtien.
2.1.1. De la nécessité d’une réforme éducative à l’émergence d’une nouvelle discipline d’enseignement dans le curriculum du système éducatif haïtien.
À la faveur d’une réforme engagée officiellement en février 1982 dans le système éducatif haïtien, la langue nationale des Haïtiens, le créole, est introduit dans le curriculum comme outil et objet d’enseignement selon le vœu du décret du 18 septembre 1979. Cette innovation, qui n’a pas été bien accueillie par la société haïtienne et les différents acteurs de l’éducation (parents, directeurs et maîtres d’écoles), s’est heurtée à une résistance farouche de ces derniers dans les premières années de l’application de la réforme en question. Il faut souligner que d’un côté, l’introduction du créole devait permettre aux apprenants haïtiens, créolophones unilingues pour la plupart, d’avoir un meilleur accès à l’apprentissage, car il est démontré qu’aucun enseignement n’est plus efficace et ne laisse de traces plus profondes que celui qui passe par sa langue maternelle (1). D’un autre côté, il s’agit de l’enseigner comme langue maternelle à côté du français (alors considéré comme langue étrangère) dans le but de parvenir à un bilinguisme équilibré chez les enfants. Ainsi, les bases légales, institutionnelles, sont jetées pour une didactique du créole en Haïti.
2.2. L’enseignement du créole dans le curriculum de l’École fondamentale haïtienne.
2.2.1. Les objectifs généraux de l’enseignement du créole
D’une manière globale, une place prépondérante est accordée à langue créole dans le curriculum de l’enseignement fondamental. En effet, en plus de faire du créole la principale langue d’enseignement et de communication, l’apprentissage de la lecture et de l’écriture se réalise d’abord dans cette langue dès la 1e année (2). L’enseignement fondamental étant réparti en trois cycles, les objectifs généraux de l’enseignement du créole y sont définis pour chacun d’eux. Les objectifs généraux pour le créole au premier et au troisième cycles permettent d’avoir une idée globale des résultats attendus de l’enseignement de cette discipline.
Pour le 1er cycle, il s’agit d’arriver à :
«Une expression et une communication orales satisfaisantes, ainsi qu’une utilisation de la lecture et de l’écriture en créole comme langue instrument, d’une part, pour l’apprentissage scolaire, d’autre part, pour les situations de la vie individuelle et communautaire, ainsi que pour une participation élargie à la vie économique, sociale et culturelle du pays » (3).
À la fin du 3e cycle, l’élève doit être capable de :
« S’exprimer avec aisance et précision tant dans la conversation spontanée que dans des situations formelles (exposé, débat, réunion) tout en respectant les règles de la bonne écoute et de la prise de parole ».
« Améliorer ses compétences et habiletés en lecture afin de répondre à ses besoins tant au point de vue social, académique que culturel ».
«Communiquer à l’écrit ses besoins, idées et sentiments en tenant compte du fonctionnement du créole (grammaire), et des exigences liées aux intentions et à la situation de communication » (4).
2.2.2. La plage horaire allouée à l’enseignement du créole
Pour les 1er et 2e cycles confondus, la plage horaire attribuée globalement à l’enseignement du créole est estimée à 960 heures. Le nombre d’heures par classe décroît de la 1e année à la 6e année : 7 heures pour la 1e année jusqu’à 4 heures pour la 6e année. Pour le 3e cycle, 180 heures sont prévues, à raison de deux (2) heures par classe : 2 h en 7e année, 2 h en 8e et 2 h en 9e. Au total, 1140 heures sont consacrées à l’enseignement du créole pour les trois cycles du fondamental.
2.2.3. Approches préconisées par le programme de créole
- Approche pédagogique
L’approche pédagogique qui sous-tend le curriculum de l’enseignement fondamental est la pédagogie par objectifs. Cela revient à dire que le contenu de l’enseignement du créole est présenté de façon décomposée, ce qui permet aux apprenants de développer des habiletés ou des savoir-faire précis répondant à des besoins précis de communication (formuler des consignes complexes à un camarade pour la réalisation d’un objet important).
- Approche linguistique
L’enseignement du créole dans le cadre du curriculum repose sur l’approche notionnelle et fonctionnelle du point de vue linguistique. Les notions étudiées ont une certaine relation avec des actes de communication dans des circonstances définies (présenter des excuses à quelqu’un, par exemple).
2.2.4. Les différentes composantes retenues pour l’enseignement du créole
Environ six à sept thèmes sont définis pour l’enseignement du créole : la communication orale, la lecture, le graphisme (pour la 1e année), le vocabulaire, l’orthographe, la production écrite et la grammaire. Ils constituent les différentes composantes de l’étude de la langue en question et renvoient, dans l’ensemble, aux quatre habiletés fondamentales qui caractérisent la compétence dans une langue donnée, à savoir écouter, parler, lire et écrire.
2.3. L’application du programme d’enseignement du créole dans les écoles – les difficultés rencontrées.
Avant même de vous présenter un tableau des difficultés auxquelles je me heurte dans l’enseignement du créole en Haïti, je dois d’abord signaler que je travaille comme professeur à temps plein au Lycée Anténor Firmin depuis janvier 1996, dans les classes du troisième cycle de l’enseignement fondamental, c’est-à-dire dans les classes de 7e, 8e et 9e années. Je fournis un total de dix-huit heures de travail par semaine et dans neuf classes différentes correspondant aux trois derniers niveaux du fondamental (3 classes de 7e année, 3 autres de la 8e et 3 autres de la 9e) et cela, à raison de deux heures de cours par classe, comme l’exige le Ministère de l’Éducation Nationale. J’ai donc à dispenser des cours de créole, langue maternelle, selon les programmes pédagogiques, élaborés à cet effet. Je dois également souligner que la dernière des classes, la neuvième année, est le dernier niveau retenu pour l’enseignement du créole, jusqu’à l’émergence très récente d’un nouveau programme conçu pour l’étape suivante appelée communément « le nouveau secondaire » qui correspond au « lycée » dans d’autres systèmes éducatifs.
La 9e année est le niveau au terme duquel une évaluation officielle sanctionne l’ensemble des acquis de l’enseignement fondamental en général, qui constitue, depuis la réforme éducative de 1982, le niveau de formation de base du système éducatif haïtien. Avant d’être affecté au lycée Anténor Firmin, j’enseignais le créole depuis six (6) ans déjà dans des collèges (écoles privées s’entend) et dans les niveaux indiqués (7e, 8e et 9e années du fondamental). Pour être plus clair, à ce jour, cela me fait 18 ans d’expérience dans l’enseignement de cette langue.
2.3.1. Difficultés liées à la représentation des langues dans la société haïtienne.
Le premier obstacle que je dois toujours surmonter- tout comme bien d’autres professeurs de langue créole- face à une classe dans laquelle je me présente pour la première fois, c’est le refus des élèves à accepter le cours de créole. À ce moment, je suis vite chahuté et tourné en ridicule et on entend toutes sortes de propos négatifs à l’égard de la langue en question :
- « A ! Kisa pou n fè ak kreyòl la ? »,
- « Nou pa bezwen kou sa a »,
- « Bon ! Kreyòl la se yon lang tou?; li pa menm gen gramè menm »
- « Mwen menm, m poko janm wè yon diksyonè kreyòl ! »
- « Ban nou yon kou laten pito oswa yon kou diksyon »
- « Nou tout la a konn pale kreyòl deja »,
- « Epi, kreyòl la p ap mennen n okenn kote »
- « kreyòl la ap fè bouch nou vin pi si toujou »,
- « Ban mwen kèk ekspresyon fransèz pito pou m al kale postè m(5) deyò a»,
- « Nou deja sòt, kreyòl la ap fè n vin pi sòt toujou ».
- « Epitou, ki kote serye w ap prezante pou w wè se kreyòl yo pale avè w ? »
- « Yon moun ki pale kreyòl pa kanpe sou anyen(6) »
- « Lè w parèt nan yon biwo, si se kreyòl ou pale yo p ap ba w okenn valè, y ap di w
direktè a pa la ; men si se fransè ou pale, y ap di w ou met tann li yon ti moman », etc.
Ces propos qui sortent naturellement de la bouche des élèves ou mêmes d’étudiants(7) sont en étroite relation avec les représentations de la société elle-même à l’égard des langues en usage dans le milieu haïtien, en particulier à l’égard du créole.
Toutefois, cette situation qui a prévalu telle quelle pendant longtemps a un peu évolué. En effet, l’enseignement du créole dans les écoles, parce que représentant une réalité de plus en plus incontournable, en raison du fait que les élèves retrouvent cette langue, tout comme le français, comme l’une des disciplines dans lesquelles ils sont évalués aux examens officiels, il est, de nos jours plus ou moins accepté et toléré. Depuis quelques années, l’université (privée ou publique) cherche à emboîter le pas. Certaines Facultés arrivent même à retenir le créole parmi les matières dans lesquelles les candidats sont évalués aux concours d’admission. Certains centres d’enseignement supérieur qui fournissent une formation soit en sciences politiques soit en communication ou en sciences de l’éducation se sentent obligés d’inclure un cours de communication créole dans leurs curricula et considèrent comme une anomalie l’absence d’un pareil cours. Désormais, parmi les critères retenus dans le cadre des annonces présentées dans les quotidiens pour le recrutement de certains cadres et pas des moindres, on peut lire « une bonne capacité de communication orale et écrite en créole ». Toutefois, malgré ces avancées, en situation d’enseignement, le professeur de langue créole doit toujours s’affronter aux griefs de ses élèves ou étudiants tels que ceux mentionnés plus haut. Ils ne cessent d’avancer comme prétexte que le créole n’a pas de grammaire, pensant que la grammaire d’une langue n’existe qu’à partir du moment où l’on présente par le biais d’un ouvrage un ensemble de règles qui présideraient à son fonctionnement. D’autres avancent l’absence de dictionnaire pour le créole, comme quoi l’inexistence de tels ouvrages serait un signe tangible de son inexistence en tant que langue. Bien souvent, les dirigeants des institutions scolaires eux-mêmes ou parfois des enseignants d’autres disciplines, ne comprenant pas l’intérêt de l’apprentissage du créole, contribuent eux aussi, à l’insu du maître et de manière active, à démotiver les élèves. Ainsi, la reconnaissance du créole par les apprenants comme une discipline d’enseignement au même titre que les autres est généralement le résultat d’un travail de longue haleine du maître sur leurs représentations par rapport à la langue en question. Il lui faut toujours venir avec des arguments solides pour combattre leurs préjugés afin d’obtenir finalement leur coopération. Le cas échéant, son enseignement est voué à l’échec, à cause du manque de confiance des élèves par rapport à l’importance du créole et, conséquemment, à cause du manque d’autorité du maître qui s’ensuivra.
2.3.2. Difficultés liées à l’absence de matériels didactiques appropriés
L’absence de matériels didactiques est une autre difficulté à laquelle est confronté l’enseignement du créole. Mises à part les classes allant de la 1e année à la 5e année pour lesquelles des ouvrages ont été confectionnés par l’Institut pédagogique national (IPN) depuis le démarrage de la réforme éducative, les autres classes n’ont pas, jusqu’à l’heure actuelle, de matériels de supports qui permettent l’atteinte des objectifs pédagogiques visés par les programmes correspondants. En effet, pour moi qui travaille au niveau du troisième cycle de l’enseignement fondamental (classes de 7e, 8e et 9e année), dispenser un cours de créole a toujours été un véritable casse-tête. Car, les textes appropriés font défaut, et cela à un double point de vue : du point de vue du contenu et du point de vue du niveau des élèves. Du point de vue du contenu, la plupart des textes qui servent de supports à l’enseignement du créole n’ont pas la capacité de susciter l’intérêt des élèves. Ceux-là qui essaient d’élaborer les manuels ne montrent pas le souci de le faire à partir de textes intéressants, utiles et capables d’apporter des connaissances nouvelles aux apprenants. Les quelques rares textes qui se trouvent dans certains manuels conçus pour un niveau donné sont parfois les mêmes exploités pour l’élaboration de manuels de niveau plus avancés. Il n’y a presque pas de nouveautés dans les quelques ouvrages existants, par rapport aux exigences des différents programmes pédagogiques qui correspondent à chaque classe. Cette situation entraîne comme conséquence le manque de consistance que l’apprenant arrive à découvrir dans l’enseignement du créole. Par exemple, il n’en finira jamais d’étudier « Tezen » ou « Flè dizè » avancera-t-il. Qu’il soit en 2e, 5e ou 9e années fondamentales, l’élève ne voit que les mêmes textes de supports sous ses yeux. Mais les outils qu’il manque le plus aux professeurs de créole sont les grammaires. En ce sens, hormis les travaux de description réalisés sur le créole par certains linguistes, lesquels travaux sont généralement empreints d’un jargon spécialisé et peu accessibles aux enseignants et au public scolaire, ils sont rares les ouvrages de référence qui permettent une étude adéquate du fonctionnement de la langue en question jusqu’à développer une communication ou une utilisation appréciable. Quelques tentatives qui ont été faites en ce sens et qui ne sont pas nombreuses, présentent généralement des limites que même les apprenants arrivent à découvrir. Certains présentent une description erronée de la langue créole, qui prend le plus souvent appui sur les grammaires françaises. D’autres présentent des activités de conjugaison en créole, une démarche qui n’est pas applicable à la langue en question.
De plus, la production de certains manuels scolaires destinés à l’enseignement du créole est bien souvent prise en charge par des gens qui ont la tendance à voir dans le créole une langue dont la description serait aussi facile qu’ils sont capables de la parler, sans penser à des principes et des normes de description qui commandent une telle pratique et qui pis est, au mépris des études scientifiques réalisées par les linguistes.
Enfin, aucun effort de transposition didactique n’est remarqué au niveau de ces quelques ouvrages pour faciliter l’apprentissage du créole et cela à des niveaux différents : compétence linguistique, compétence discursive, etc. Dans un manuel destiné à un apprenant dont l’intérêt immédiat n’est pas d’analyser les sinuosités du fonctionnement d’une langue, il faudrait des stratégies qui puissent l’amener à un minimum de conscience linguistique, cela, à partir de textes intéressants, capables de susciter son envie pour l’étude de la langue et à partir de la décomposition du contenu selon le niveau des élèves. Par exemple, l’expression de la réciprocité ou de la réflexivité en créole peut être abordée à des degrés différents, selon le niveau (la classe) et à travers un langage qui soit à la portée de l’élève.
2.3.3. Les difficultés relevées au niveau des pratiques de classe.
À̀ côté de mes pratiques personnelles, l’observation du déroulement d’un cours de créole présenté dans une classe de neuvième année par un étudiant d’une école normale en stage m’a aidé à mieux comprendre les problèmes posés par la didactique du créole.
Avec comme objectif pédagogique de permettre aux élèves d’identifier la valeur d’un déterminant placé après un prédicat, l’élève-maître (qui enseignait le créole depuis six ans déjà) a démarré sa leçon de grammaire par une mise en train où il a évoqué une phrase tirée d’une courte chanson extraite de « Gouverneurs de la rosée ».
« Se Manwèl ki ban nou dlo a » (dite par Théodore Beaubrun (Languichatte).
Il a ensuite attiré l’attention des élèves sur le mot a postposé au mot dlo et leur a demandé quel rôle il joue dans la phrase. Après avoir noté au tableau les différentes réponses, il en a fait une synthèse où il a fait remarquer aux élèves que l’article défini peut accompagner un nom pour le déterminer, c’est-à-dire le préciser et que, à ce moment, il joue le rôle de déterminant.
Il leur a ensuite présenté quatre autres phrases(8)où l’article défini apparaît sous différentes formes, mais en fin de phrase, plus précisément après un verbe.
« li jete pwa ou te fin bat la »
« ou jwenn chèn ou te pèdi a »
Etc.
L’élève-maître ayant procédé de la même manière pour porter les élèves à découvrir une autre fonction de l’article, s’est trouvé dans l’embarras pour expliquer à ses élèves s’il s’agit dans ce cas d’un déterminant ou non. Et, les élèves qui ont vite compris l’embarras du maître, ont commencé à se moquer de lui en lui demandant de leur faire trouver une « grammaire créole ».
Cependant, l’élève-maître qui a eu beaucoup de mal à terminer sa leçon, en réclamant le silence d’un côté comme de l’autre, m’a confié en sortant de la classe dont je suis le titulaire qu’il avait éprouvé cette incertitude à propos de l’article dès la préparation même de son cours.
Quelle conclusion tirer de cette situation ? Il n’y a pas assez d’ouvrages qui présentent une description exhaustive du créole et qui puissent aider les enseignants à aborder son étude de manière satisfaisante avec les élèves. De même, j’ai pu remarquer qu’aucun matériel de support, aucun ouvrage de référence n’a été proposé aux élèves par le maître. À̀ la vérité, il n’y en a pas qui traite du problème en question. Les notions que doivent retenir les élèves sont seulement les quelques remarques notées au tableau par le maître lui-même. Les élèves n’ont pas l’impression qu’ils ont vraiment quelque chose à étudier comme pour les autres matières. Ce manque de matériel entraîne donc un manque de rigueur aussi dans l’enseignement du créole. Il faut enfin souligner que la plupart du temps, les cours de créole se bornent à l’étude de la graphie et des activités de dictée et rarement d’études de textes qui permettent à l’élève de découvrir les différentes stratégies discursives qu’il pourrait lui-même réinvestir pour ses besoins de communication en créole.
2.3.4. Difficultés liées à une plage horaire insuffisante attribuée au créole, compte tenu du rôle qui lui est assigné dans le curriculum.
Si le problème du nombre d’heures alloué au créole ne se pose pas tellement au niveau des 1er et 2e cycles, les deux (2) heures qui lui sont imparties dans les classes du troisième cycle ne suffisent vraiment pas. Qui pis est, dans la plupart des écoles, les deux heures accordées ne sont pas successives. Le maître qui s’avise d’entreprendre une étude de texte sérieuse avec ses élèves n’arrive pas toujours à le faire dans l’intervalle d’une heure. Les responsables pédagogiques, ne sont pas conscients de ce problème quand ils préparent l’emploi du temps, même s’ils y pensent pour le français ou les mathématiques pour lesquels ils font des planifications de deux heures d’affilée. Compte tenu du rôle qui est attribué au créole comme outil de communication didactique d’une part et les subtilités et nuances qu’il faut comprendre dans son fonctionnement, d’autre part, la plage horaire qui lui est accordée dans les classes du troisième cycle mérite d’être revue.
2.3.5. Une terminologie grammaticale ou un discours didactique inapproprié.
Le discours didactique et le métalangage qui est à la base de l’enseignement du créole en Haïti est caractérisé par un imbroglio alimenté par tous ceux qui se croient, en vertu de leur formation intellectuelle, investis du pouvoir de décider de la façon de nommer les phénomènes linguistiques qui caractérisent le fonctionnement du créole.
Avant tout, je dois noter une tendance générale chez les usagers de la langue – ceux qui sont scolarisés – à se croire investis de l’autorité de décider du vocabulaire technique de la langue. Ainsi, l’introduction ou la préface d’un ouvrage est traduit tantôt par douvanpòt, tantôt par premye koze ou parfois même par Onè respè.
La table des matières d’un ouvrage écrit en créole est le plus souvent Sa ki nan liv la ou même Nannan liv la. En ce qui concerne le métalangage, la terminologie grammaticale du créole abonde en des vocables qui sont loin de faire un minimum de consensus ou d’être accepté. L’accent grave du créole est bien souvent un aksan fòs. Les notions de pilye et de predika prêtent encore à équivoque, tout comme pour mo posedè et detèminan posesif, pour mo pon et prepozisyon, pou ankadreman et kabare (utilisés surtout par les manuels élaborés par l’IPN dans le cadre des activités grammaticales pour la segmentation des groupes syntaxiques) et bien d’autres concepts grammaticaux sont encore en discussion et ne bénéficient d’aucune unanimité parmi les enseignants. Lors des examens officiels, l’élève est bien souvent dans l’embarras de savoir à quoi renvoient exactement certains termes grammaticaux ou autres. Il faut donc une régularisation au niveau du discours didactique en général et du métalangage grammatical en particulier pour éviter la confusion au niveau de l’enseignement du créole. Cette unanimité ne se retrouve pas non plus au niveau de l’orthographe du créole, en ce qui a trait à l’utilisation de certains signes comme l’apostrophe et autres, en raison de l’équivoque créée par le décret du 31 janvier 1980 qui laisse la possibilité aux usagers de la langue de les utiliser ou non et sur la façon d’orthographier certains mots ou groupes de mots comme peyi Dayiti / peyi d Ayiti / Peyi dayiti ou Ozetazini / O Zetazini / Oz Etazini / ou encore an Almay / ann Almay ou enfin senkè nan maten / senkè di maten.
- CONCLUSION
Tenant compte des difficultés de tous ordres rencontrées dans l’enseignement- apprentissage du créole dans les salles de classe (résistance des apprenants, plage horaire insuffisante et distribution horaire inadéquate (morcellement des heures avec rappels répétés, matériels didactiques déficients ou parfois inadéquats, s’il en existe, méconnaissance du fonctionnement du créole lui-même par les enseignants, liée à l’absence même d’une tradition de l’enseignement de cette langue aux générations antérieures et à l’inexistence de cours systématiques de langue créole dans les curricula des centres de formation en sciences de l’éducation), parler de la didactique du créole aujourd’hui en Haïti nous amène donc à poser des problèmes qui touchent à tous les pôles du triangle didactique. Ainsi, la nécessité de définir les axes prioritaires d’interventions qui permettraient de parvenir à la définition d’un cadre méthodologique et didactique rigoureux pour l’enseignement-apprentissage du créole s’impose. Cependant, l’élève étant le pilier de l’activité d’enseignement-apprentissage, toute action qui se veut pertinente dans le cadre de cette démarche, se doit de prendre appui sur les paramètres qui font d’abord référence aux apprenants (leurs besoins langagiers certes, mais aussi les représentations qu’ils se font de la langue en question, représentations qui conditionnent, à bien des égards, leurs pratiques langagières qui ne cadrent pas souvent avec la réalité interne de la langue elle-même, la disponibilité de matériels pédagogiques adéquats, l’absence d’une terminologie grammaticale adéquate, etc.). De ce point de vue, deux axes d’interventions, entre autres, se révèlent incontournables :
- la formation des maîtres sur des problèmes précis d’ordre sociolinguistique, pour qu’ils soient à même d’agir sur les représentations des apprenants, condition sine qua non de la réussite de la dynamique enseignement- apprentissage ; sur le fonctionnement de la langue créole, en particulier sa grammaire (jusque-là en grande partie inconnue des maîtres et des scolarisés en général), démarche qui va contribuer aussi à changer les représentations, l’existence d’une grammaire du créole étant le premier paramètre considéré pour avancer qu’elle n’est pas une langue ; sur la planification et l’évaluation de l’enseignement du créole (lecture intelligente des programmes détaillés de créole en vue de leur exploitation adéquate, préparation de plans de leçons, élaboration de grilles de progression pédagogique – l’enseignement du créole ne peut plus se faire au petit bonheur du hasard, avec amateurisme, même quand il (le code oral) est, à un certain niveau déjà connu des apprenants). Pour atteindre valablement ses buts et permettre que la langue en question devienne un outil efficace de communication didactique selon le vœu du curriculum de l’enseignement fondamental, la didactique du créole doit désormais se prêter à un domaine de spécialisation dans le champ de la didactique des langues.
- la confection d’outils pédagogiques garantissant l’opérationnalisation des objectifs de l’enseignement du créole (grammaires, ouvrages de lecture, ouvrages traitant des techniques liées à la composition de différents types de textes (explicatifs, narratifs, descriptifs, argumentatifs, et autres textes utilitaires (résumé, procès-verbal, lettre…) ; la promotion de la production par les écrivains haïtiens (poètes, romanciers, auteurs de contes…) d’œuvres classiques en créole, exploitables comme documents authentiques et adaptables aux différents niveaux (classes) dans le cadre de l’enseignement de la langue en question. Et là, l’État haïtien, n’aurait qu’à gagner en faisant d’une pierre deux coups : les œuvres produites en créole pour l’école formelle serviraient à bon escient pour la post-alphabétisation, ce qui favoriserait ainsi un point de rencontre entre l’école et le reste de la société à travers le partage d’une somme de cultures communes. Parents (les néo-alphabétisés) et élèves pourraient désormais s’entraider au plan éducatif, comme c’est le cas dans les couches aisées où les parents scolarisés viennent toujours en aide à leurs enfants à la maison pour renforcer les apprentissages scolaires.
Notes
(a) Dans le système éducatif haïtien, le lycée est généralement un établissement d’enseignement secondaire public qui comporte les trois dernières classes du IIIe cycle fondamental et quatre autres classes constituant le niveau secondaire. Il est prioritairement et traditionnellement réservé aux élèves issus des couches défavorisées, incapables de payer l’enseignement privé qu’offrent les collèges. Ainsi, tout en reconnaissant qu’un lycée est toujours un établissement d’enseignement secondaire, on admettra que les termes de collège et de lycée en Haïti renvoient davantage à une dichotomie public/privé qu’à des niveaux de l’enseignement, comme ailleurs dans certains autres pays.
1 Discours du 20 janvier 1979 du ministre de l’Education d’alors, M. Joseph C. Bernard.
2 Enseignement fondamental. Programme d’études du Premier cycle, Comité de curriculum-Institut Pédagogique National, p.29.
3Idem..
4 Curriculum de l’École fondamentale. Programme pédagogique opérationnel, 3e cycle. Pogramme-cadre des 7e, 8e et 9e années.
5 Kale postè m: Expression idiomatique retrouvée notamment chez les jeunes de la nouvelle génération et signifiant s’exhiber, se faire remarquer par autrui.
6 Pa kanpe sou anyen: Expression idiomatique signifiant n’avoir rien de sérieux à régler, ne pas jouir d’une bonne situation (sociale ou économique), etc.
7 J’enseigne aussi en niveau supérieur et l’attitude des étudiants à l’université ne diffère presque pas des élèves ou du reste de la société haitienne, sauf qu’ils sont plus disposés à recevoir un discours apte à les convaincre, à les faire changer plus facilement de représentation, étant donné leur prérequis relatives aux données fournies par les sciences humaines et sociales.
8 Ces phrases sont proposées comme exemples par le programme détaillé de créole, pour la classe de 9e année, à la page 96.