Aménagement linguistique.1 (livre)
Un livre qui met en débat
l’actualité linguistique haïtienne
Par Renauld Gauvin
Faculté de linguistique appliquée
Université d’État d’Haïti
Le Nouvelliste , Port-au-Prince, le 17 juin 2011
Articlereproduit en janvier 2017
Titre du livre : L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositionsAuteurs : Berrouët-Oriol, Robert, Cothière, D., Fournier, R., Saint-Fort, H.Éditions du Cidihca et Éditions de l’Université d’État d’Haïti, 2011.
Lacohabitation au sein d’une communauté de deux ou plusieurs langues – peuimporte la démographie des populations qui les pratiquent – est rarementl’occasion d’une situation de contact linguistique harmonieux en dépit de cequ’auraient souhaité les bonnes âmes vivant dans cette communauté. En Haïti, lacohabitation du créole et du français (mais aussi l’intervention de languesétrangères comme l’anglais et l’espagnol) est à l’origine de ce que PradelPompilus (1985)1 appelle le problème linguistique haïtien.
Danscette situation de bilinguisme officiel, quelle place revient à l’une ou àl’autre langue en fonction de la situation linguistique et des pratiqueslinguistiques réelles des Haïtiens ? Comment les faire cohabiter de manièreplus ou moins harmonieuse ? En d’autres termes, comment aménager les deuxlangues officielles du pays en vue du bien-être des citoyens ? En vue derépondre à ces questions, je recommande la lecture de « L’AMÉNAGEMENTLINGUISTIQUE EN HAÏTI : ENJEUX, DÉFIS ET PROPOSITIONS » (Éditions du Cidihca,Montréal, février 2011), un ouvrage collectif coordonné et rédigé par RobertBerrouët-Oriol (RBO) et coécrit par Darline Cothière, Robert Fournier et HuguesSt-Fort. L’ouvrage a reçu le support et l’éclairage de Jean-Claude Corbeil(Avant-propos), le ‘père’ de la linguistique au Québec ; de Bernard Hadjadj(Introduction) ; et du jurilinguiste Joseph-G. Turi (Postface), del’Association internationale de droit linguistique. La seconde édition dulivre, datée de juin 2011, est assurée par les Éditions de l’Université d’Étatd’Haïti et elle comprend la version créole officielle de la Constitution de1987.
Parlerd’aménagement linguistique (désormais AL) consiste, au premier chef, en laprise en compte d’une PL. La politique linguistique (PL) étant un processus quis’inscrit dans le cadre d’une démarche continuelle à travers un tout composé dela planification, de l’aménagement et de la normalisation linguistique. En cesens, H. Boyer (1991)2 écrit : « Pour qu’une politique linguistique (comme touteautre politique : économique, éducative, sanitaire, etc.) ne s’arrête au stadede déclarations et passe à l’action, il faut qu’elle mette en place undispositif et des dispositions ; on passe à un autre niveau, celui del’intervention glottopolitique concrète : on parle alors de planification,d’aménagement ou de normalisation linguistique. » La question de l’AL nousplace au coeur de la problématique de la gestion du plurilinguisme qu’il fautplacer dans un cadre plus large qu’est celui de la PL et éducative qui, elle,pose certainement celui de l’aménagement des langues tout en envisageant leurtransmission dans une perspective didactique qui incitera à agir.
Laprésentation de cet ouvrage, aussi succincte qu’elle soit, est l’objet duprésent article.
Didierde Robillard (1997)3 définit l’AL comme un ensemble d’efforts délibérés visantà la modification des langues en ce qui concerne leur statut et leur corpus.L’auteur avance qu’une opération d’AL comporte généralement quatre niveauxprincipaux : celui de l’évaluation de la situation (identification desproblèmes au début, estimation du degré d’efficacité des mesures mises enoeuvre à divers stades, jusqu’à l’évaluation finale), la politique (formulationd’objectifs, d’une stratégie pour atteindre ceux-ci), la planification(programmation dans le temps, prévision, gestion des ressources) et les actions(opérations concrètes faisant partie de l’intervention sur la langue ousituation linguistique). Ces niveaux ne sont pas toujours explicitement réalisés,mais sont de toute manière présents, au moins implicitement, sous-tendant touteaction en matière linguistique.
Lenécessaire aménagement en Haïti
L’aménagementlinguistique (AL) doit être fondé sur une connaissance approfondie et sur uneprise en compte systématique du plus grand nombre possible de données(politiques, économiques, sociales, etc.) sur les situations concernées ; surune définition claire et précise d’objectifs et stratégies prenant en compte àla fois de façon réaliste les moyens disponibles et de façon prospective lesperspectives du développement économique et social de l’État ; sur une largeconsultation des populations concernées par ces projets de façon à atteindre,si possible, un relatif consensus (Chaudenson, 1989 : 12)4.
Le livrequ’il est ici question de présenter est on ne peut plus d’actualité en sedonnant comme socle la question de la reconstruction d’Haïti qui n’est, enréalité, qu’un prétexte saisi par des gens avisés des questions linguistiqueshaïtiennes pour décrire la situation plurilingue haïtienne mais surtout pourparvenir à des propositions en vue d’une régulation de cette situation.
HuguesSt-Fort débute sa contribution par la question de savoir la place que les deuxlangues doivent occuper « dans la nécessaire reconstruction d’Haïti et de sonsystème éducatif après le séisme du 12 janvier 2010 ». L’auteur a fait unedescription en bonne et due forme de la réalité (socio)linguistique haïtiennesur un plan à la fois théorique et pratique en prenant appui sur un ensembled’idéologies qui tournent autour des représentations des Haïtiens de leurslangues et alimentent cette inégalité qui, estime-t-il, traversent cettesituation de bilinguisme officiel d’Haïti.
Cettecontribution d’Hugues St-Fort lui donne l’occasion de revenir sur uneproposition de Joseph Prophète qui consiste à changer le nom de la variété ducréole pratiquée en Haïti en haïtien tout court. Elle a montré que ceux quiréclament ce changement de nom fondent généralement leurs positions sur deux argumentsqui consistent à croire que 1) le mot aurait fait du tort aux locuteurs de lalangue et que 2) notre langue aurait dépassé le stade de créole… L’auteur afondé son argumentaire sur des discussions qui se sont tenus sur des forums dediscussions en ligne. Il réitère sa position du maintien du terme de kreyòlconnu depuis toujours à la langue de tous les Haïtiens.
Poursa part, la contribution de Robert Fournier met davantage l’accent sur uneapproche historique du créole à partir d’une orientation notammentethno-anthropo-linguistique. Cette démarche théorique vient éclairer lescirconstances d’émergence des créoles et la manière dont ils cohabitent avecleur superstrat. L’auteur nous montre comment le contact des populations «hétérolingues » favorise l’émergence de nouvelles langues qui ne sont pasforcément des créoles. Il soutient que, si plus de 90% du lexique du créolevient du français (de la même manière que 80% de celui du français vient dulatin mais que le premier n’est plus le second), il en est différent, qu’ils’agit de deux langues différentes. L’auteur conclut à la manière de SalikokoMufwene ou de DeGraff pour rappeler que « le créole ne saurait souffrird’exceptionnalisme linguistique. Il s’agit bel et bien d’une langue autonome, ausens plein du terme, une langue moderne et jeune, qui attend qu’un État moderneet dynamique lui donne la place qui lui revient dans le concert et le partagedes langues ». On pourrait toutefois souligner que Mufwene n’avalise pas l’idéeque le créole soit une langue jeune.
De soncôté, dans un premier temps, RBO approche la question d’AL en Haïti qu’il meten rapport avec celle de la didactique des langues dans le contexte haïtien.Aussi a-t-il mis en lumière le nécessaire rapport entre la politique et l’AL(tel que je l’ai indiqué au début de cet article), la légalisation linguistiqueet la didactique des langues. Il a présenté un essai de « chronologisation »des actions de politiques linguistiques déjà menées en Haïti sur un planjuridico-légal en évoquant l’implication de certaines institutions et lacontribution de certains auteurs dans la mise en place de ces actions depolitiques linguistiques.
Lesdroits linguistiques
Unenotion importante introduite dans cette première contribution de RBO est celledes « droits linguistiques », qui nous plonge dans le débat sur le caractère «démocratique » des pratiques linguistiques dans une communauté. Cette notioncentrale de droits linguistiques est en parfaite résonance avec celle toutaussi pertinente de « convergence linguistique » développée dans le chapitre 5(une autre contribution de RBO). Le droit à la pratique des langues de lacommunauté d’un individu est un droit inaliénable au même titre que celui, parexemple, à l’éducation, à la santé, au travail. Garantir ce droit à tous, c’estfavoriser l’exercice d’une « démocratie de l’équité » où tous peuventparticiper activement à toutes les actions de développement national,communautaire et individuel. Au fil de ce texte, le lecteur découvrira un argumentairerigoureux et précis sur les enjeux de l’AL en Haïti en rapport non seulementavec les langues mais aussi avec la transmission et l’appropriation desconnaissances de manière générale en vue d’un équilibre des rapports sociaux etsociétaux. Les droits linguistiques sont le socle de la neuve vision quepropose le livre : le ‘bilinguisme de l’équité des droits linguistiques'(chapitre 5).
Aménagementlinguistique et politique linguistique et éducative
Aucunprojet d’AL ne peut se concevoir sans la prise en compte de la PL. De la mêmemanière, cette dernière ne peut se réaliser sans s’appuyer sur une politique del’éducation de manière générale. Darline Cothière et RBO l’ont bien compris etont abondé dans ce sens dans le 4ème chapitre de l’ouvrage. C’est l’occasion depasser en revue – sous un angle évaluatif – la plupart des réformes éducatives.
LeMENJS a élaboré, en 1997, le Plan national d’éducation et de formation (PNEF)en vue de corriger les défaillances de la réforme de 1979. Ce plan, prévu pourune période de mise en oeuvre de 10 ans, soit de 1997 à 2007 ayant lui aussiéchoué, le président René Préval a créé par un arrêté le 8 février 2008 leGroupe de Travail sur l’Enseignement et la Formation (GTEF).
Leconstat est que, de la réforme de 1979 à l’expérience du GTEF en passant par lePNEF, les résultats ne semblent guère perceptibles, sinon ils sont ambigus. Etcette absence de résultats tient, selon ces auteurs « à la faiblesse de l’Étatde plus en plus absent dans la gestion et dans l’encadrement des écoles auniveau structurel et pédagogique », entre autres éléments. Il y est aussiévoqué en filigrane cette école à plusieurs vitesses que nous connaissonsaujourd’hui dans notre système éducatif.
L’undes problèmes de l’échec de cette réforme pour ce qui concerne la questionlinguistique est celui de la « didactisation » du créole (mais aussi dufrançais en vue de l’adapter à cette nouvelle cohabitation avec le créole dansle système éducatif). La didactisation étant un processus s’appuyant sur desprocédés scientifiques (mais aussi sur des techniques particulières etcontextuelles selon les caractéristiques du public cible, du milieu dans lequell’enseignement-apprentissage doit avoir lieu, des objectifs visés, etc.) quirendent la langue apte à être enseignée / apprise selon une démarche quiminimise les risques de fuite dus à une orientation aléatoire du processusd’enseignement-apprentissage de la langue. « Didactiser » une langue, dans cetteperspective, consistera en l’établissement d’une série de démarches oudispositifs permettant de modéliser son enseignement-apprentissage en situationformelle et institutionnelle afin de maximiser l’intervention d’un facilitateuret l’activité d’apprentissage. Cette modélisation a pour rôle de rendre lecontenu à enseigner/faire apprendre plus « potable », plus concret en essayantde le rapprocher du vécu et des réalités quotidiennes des apprenants.
Despropositions originales
Lesauteurs terminent l’ouvrage sur deux types de propositions qui me semblentfondamentales pour sinon résoudre du moins améliorer la situation problématiquedes rapports et pratiques linguistiques en Haïti. Le premier (de Cothière)plaide « pour une didactique convergente dans un nouvel aménagement despratiques didactiques » en matière de l’enseignement-apprentissage des languesdans le système éducatif haïtien et le second (de Berrouët-Oriol) sur «l’élaboration de la première loi sur l’aménagement linguistique en Haïti ». Ceprojet de loi élaborée en 4 parties est rédigé à la fois en français et encréole.
Cettepédagogie convergente implique, selon Darline Cothière, de « concevoir desactivités pédagogiques susceptibles de conduire à une véritable communicationavec tout ce que cela implique comme adaptation des formes langagières à lasituation de communication et comme adéquation à l’intention de communication». L’auteure estime que l’application d’une méthodologie basée sur laconvergence linguistique créole haïtien-français peut être l’une des solutionspalliatives au déficit du système en matière de méthodologied’enseignement-apprentissage du français en Haïti.
Telleque proposée par Michel Wambach (2001)5 et revisitée par l’auteur en 20096 lapédagogie convergente est une méthodologie de construction de connaissances encontexte multilingue centrée sur l’expérience de l’apprenant ayant commepremier objectif l’apprentissage de la langue maternelle en épousant notammentles principes de la méthode structuro-globale audio-visuelle, leconstructivisme et le socioconstructivisme et en envisageant l’évaluationformative en vue de contrôler les stratégies cognitives de construction deconnaissances. Elle consiste à mieux faire cohabiter les deux langues dans lesystème, à en rentabiliser l’enseignement-apprentissage, à mutualiser leurprise en compte dans le système éducatif haïtien et maximiser leur interventiondans la socialisation des enfants scolarisés.
Conclusion
Pourne pas conclure, je soulignerai que les propos du livre entrent en résonnance àceux-là que j’ai tenus dans les Actes du colloque du FORENA : « Une éducationqui fonctionne dans une langue que ne maitrise pas la majorité des apprenants,qui favorise la minorité de ceux-là qui ont un certain contact avec cettelangue d’enseignement… est une éducation qui vise l’inégalité sociale entreles citoyens. Il faut faire la part des langues, c’est-à-dire leur aménager uneplace à chacune dans le respect des individus qui les pratiquent et dans celuide leur utilité dirais-je naturelle. Toute intervention sur le système éducatifen termes de reconstruction nécessite un travail d’aménagement des langues quiy interviennent à un niveau ou à un autre (à savoir le créole, le français,l’anglais et l’espagnol). A un moment où les systèmes scolaires des payscherchent à généraliser l’enseignement-apprentissage des langues étrangères àun niveau même précoce, la prise en compte de ces langues dans ce travail surl’éducation, la consolidation de leur enseignement-apprentissage et sarentabilité devraient constituer une préoccupation. Mais soulignons que laprise en compte de toute langue étrangère succède à la maitrise et lavalorisation de la (ou des) langues locales ». Enfin, « L’AMÉNAGEMENTLINGUISTIQUE EN HAÏTI : ENJEUX, DÉFIS ET PROPOSITIONS » –qui sera envente-signature à Livres en folie ce 23 juin [2011]– est un livre à lire pourcomprendre le fonctionnement des langues en Haïti et les rapports que cesdernières entretiennent les unes avec les autres. La richesse du débat qu’ilréanime est de nature à nous conduire à des solutions durables en rapport avecle problème linguistique haïtien.