Le français langue seconde en Haïti et la mise à niveau en français
à l’université : où en est-on aujourd’hui ?
Par Fortenel Thélusma, le 29-09-18
Linguiste et didacticien du français langue étrangère (FLE), Fortenel THÉLUSMA est l’auteur de sept manuels de français (C3 Editions). Il vient de publier son troisième essai Le créole haïtien dans la tourmente ? Faits probants, analyse et perspectives (C3 Editions, mai 2018).
- Introduction
Avant la défunte réforme Bernard (début des années 80), à part le statut de langue officielle du français, un flou avait régné sur son rôle du point de vue méthodologique. En effet, aucun document émanant d’une autorité publique, en l’occurrence du ministère de l’Éducation nationale, ne précisait s’il fallait l’enseigner / l’apprendre comme langue étrangère ou comme langue seconde. Un tel renseignement aurait été précieux pour les orientations didactiques. Sauf que les pratiques en salle de classe, les manuels scolaires en usage à l’époque, l’inexistence d’autres matériels de support (images, audiovisuels, etc.) ne laissaient aucun doute sur l’absence de projet communicatif réel.
1979-1980, une réforme éducative est née consacrant le français langue seconde et préconisant les approches communicatives comme moyens pour l’enseigner / l’apprendre à l’École fondamentale. Depuis la naissance de cette réforme, le français partage avec le créole le rôle de langue objet et langue outil. Le choix des approches communicatives sous-entendait la résolution de doter les apprenants de compétences de communication orales et écrites leur permettant à la fois de communiquer et d’apprendre en français. Choix logique et cohérent tenant compte des objectifs fixés. Cependant les nouvelles dispositions adoptées au ministère de l’Éducation nationale en 1979 n’ont même pas eu le temps de produire leur effet sur le terrain qu’elles ont été boycottées, mises en veilleuse moins de dix ans plus tard (par le titulaire du même ministère, en 1987, sous le règne du Conseil national de gouvernement). Ainsi tout a été chambardé, l’enseignement /apprentissage du français redevient traditionnel (voir Fortenel Thélusma, in « L’enseignement – apprentissage du français en Haïti : constats et propositions », C3 Editions, 2016).
Il importe de noter, d’une part, que le système éducatif haïtien est obsolète, d’autre part, que cette méthode traditionnelle est tellement limitée, improductive qu’arrivé à l’université, le jeune haïtien éprouve les plus grandes peines à communiquer en français et à appréhender convenablement les connaissances dans les autres disciplines. C’est ainsi que le bureau de l’Agence universitaire de la Francophonie (AUF) à Port-au-Prince a proposé en 1995-1996 un « Programme de mise à niveau linguistique » dans les universités afin de remédier à cette situation. Quelles étaient les grandes lignes de ce programme ? A-t-il été appliqué ? A-t-il permis d’atteindre les effets escomptés ? Pour tenter de répondre à ces interrogations, on passera brièvement en revue la situation du français langue seconde (FLS) en Haïti de l’École fondamentale à l’Université. On conclura par des propositions, non sans montrer auparavant la nécessité d’un aménagement linguistique.
- Le français langue seconde en Haïti
Il est curieux que dans un pays où quatre langues sont enseignées (le créole, le français, l’anglais et l’espagnol) il n’existe pas de débat sur les méthodes utilisées pour leur enseignement. Les notions de langue étrangère (LE), langue seconde (LS) sont apparues très récemment dans les programmes officiels de l’École fondamentale (début des années 80). Mais vite disparues ; la réforme éducative qui a facilité cette prise de conscience n’a pas vécu cinq ans, son expérimentation dans toutes les écoles du pays n’a pas pu être effectuée non plus.
Les questions de LM (langue maternelle), langue étrangère (LE), langue seconde (LS) et de français langue maternelle (FLM), français langue étrangère (FLE) et français langue seconde (FLS) ont été déjà abordées dans deux publications récentes (Fortenel Thélusma, 2016 et 2018). On apportera à nouveau quelques éclairages, notamment, sur les concepts liés au statut du français et à son enseignement-apprentissage. Étonnamment, même des professionnels des sciences du langage haïtiens contestent le statut de langue seconde au français en Haïti en dépit de multiples arguments fournis par des linguistes et des didacticiens du français de renom.
« Le français langue maternelle (FLM)
Pour l’individu : la langue utilisée dans sa famille, celle qu’il apprend à parler en premier avec ses parents.
Dans un pays : le français est dit langue maternelle quand il est parlé dans la famille, dans la société, à l’école et dans les institutions politiques. […]
Le français langue étrangère (FLE)
Pour l’individu : la langue étrangère à son milieu familial, la langue non maternelle.
Dans un pays : le français est langue étrangère quand il n’a aucun rôle social ou institutionnel (c’est nous qui soulignons).
[…]
Le français langue seconde (FLS)
Cas particulier du français langue étrangère pour l’individu comme pour le pays. C’est le cas des pays dans lesquels le français, sans être une langue maternelle, est utilisé dans les institutions et notamment par l’école » (c’est nous qui soulignons) (Michel Verdelhan, extrait de Petit lexique, in Diagonales no 43, août 1997).
D’autre part, le concept de FLS peut être envisagé sous trois angles : didactique, politique et sociolinguistique. Sur le plan didactique, le français est l’une des langues de scolarisation et, avant les années 80, était la langue exclusive de l’école. Sur le plan politique, membre de l’Agence universitaire de la Francophonie (AUF), Haïti fait partie des pays francophones et depuis plus de vingt ans un Bureau de cet organisme est établi à Port-au-Prince. Enfin, d’un point de vue sociolinguistique, bien avant la réforme Bernard et la Constitution de 1987, le français était la seule langue officielle voire nationale ; à partir du vote de cette Constitution il partage ce statut d’officialité avec le créole.
Les programmes de français de l’École fondamentale et le FLS
Comme annoncé plus haut, la réforme Bernard, dans sa politique linguistique, entre autres nouveautés, attribuait au français le statut de langue seconde. Discipline à part entière à l’instar des mathématiques, des sciences sociales, etc., il devait servir, avec le créole, de moyen de transmission de connaissances. À propos du FLS dans les programmes de français à l’École fondamentale, nous relations en 2016 les faits suivants. « L’enseignement du français en Haïti est vieux de trois siècles, introduit par des étrangers, notamment des citoyens français. Pendant très longtemps, il a été la seule « langue nationale » et officielle enseignée et apprise jusqu’en 1979, date de l’introduction tardive et timide du créole à la fois langue objet et langue outil au même titre que le français, langue seconde. La réforme éducative qui a introduit cette nouveauté a clairement indiqué le rôle, la répartition du français comme langue seconde ainsi que l’approche préconisée ». [Selon les instructions], « L’expérience de l’école haïtienne montre que pour la majorité des élèves, l’enseignement en français dès la première année de la scolarité représente un obstacle à une bonne assimilation des contenus des programmes. Il est nécessaire de donner à l’élève le temps d’acquérir un niveau suffisant de compétence, d’une part en compréhension et expression orales, d’autre part en lecture et en écriture en français. Au cours de la 5ème année, le français sera enseigné d’une manière plus intensive. Ainsi, au début de la sixième année, l’élève aura atteint ce niveau de compétence qui lui permettra d’utiliser le français comme langue d’enseignement, conjointement avec le créole » (Thélusma, 2016 : 108). Et comme il a été précisé dans le document officiel de la réforme de 1979, les concepteurs techniques optaient pour la méthode communicative adaptée à la réalité haïtienne. En effet, la communication occupait une grande place dans les programmes. Celui de l’écrit, quoique vaste, était moins communicatif, notamment au niveau de la grammaire à partir de la cinquième année (l’enseignement fondamental dure neuf ans).
Mais on l’aura soupçonné, la pratique de la salle de classe et les beaux programmes de français de ce sous-secteur du système appartiennent à deux mondes totalement différents. La réalité est que, depuis 1987, la réforme « est en veilleuse ». Et on ne sait pas pendant combien de temps encore elle continuera à veiller, de jour comme de nuit. Absent l’enseignement de la communication orale et celui de l’écrit ne peut véritablement prétendre à un niveau de communication raisonnable quand la priorité est accordée en général au fonctionnement de la langue plutôt qu’à ses fonctions. En d’autres termes, c’est la compétence linguistique qui est mise en avant (grammaire, vocabulaire, orthographe dans un enseignement morcelé) sous-tendant que la compétence de communication viendrait par la suite comme par enchantement. Sachant le rôle transversal du français, en l’absence de compétences orales et écrites, l’enseignement – apprentissage des autres disciplines ne peut être que mal assuré.
Qu’en est-il de l’enseignement du français au secondaire ?
La situation est pire qu’à l’École fondamentale où des programmes officiels existent avec des recommandations claires, précises, néanmoins non suivies dans la pratique. Alors que, dans le cas du secondaire, un nouveau programme encore en expérimentation tarde à s’implanter réellement dans toutes les écoles. Si bien que le secondaire traditionnel perdure puisque c’est le seul évalué officiellement en classes terminales à travers la république. En fait, « Des réflexions ont été produites ailleurs sur les résultats catastrophiques de l’enseignement-apprentissage du français en Haïti (voir Fortenel Thélusma, in L’enseignement -apprentissage du français en Haïti : constats et propositions, C3 Editions, 2016). Plusieurs facteurs ont été considérés : la non application des programmes opérationnels de l’École fondamentale, l’absence de politique linguistique, le peu d’importance accordée à l’éducation, les méthodes d’enseignement -apprentissage utilisées, la formation des enseignants, etc. Après avoir montré les faiblesses de l’enseignement-apprentissage du français aux trois cycles de l’École fondamentale et, par ricochet, la piètre performance des apprenants, nous avons tenté une comparaison avec les apprenants arrivés au terme de leurs études secondaires. La recherche a pu démontrer que la compétence en français d’un apprenant ayant bouclé le 3ème cycle était sensiblement égale à celle d’un jeune arrivé en classes terminales, suivant le cursus du secondaire traditionnel. Dans ce sous-système, seules quelques rares institutions, parmi celles considérées comme « les grandes écoles » proposent des cours de français […]. Ceux-ci sont remplacés par des cours de littérature qui, dans la majorité des cas, s’apparentent à des cours d’histoire littéraire » (Fortenel Thélusma, in « Aménagement du créole et du français en Haïti : doit-il inclure l’université ? », www.berrouet-oriol.com, 2017).
- « La mise à niveau » initiée par l’AUF : contexte
La situation de compétence linguistique lacunaire des étudiants accédant à l’université et devant suivre un enseignement en français existe un peu partout dans le monde francophone. Il s’ensuit que cette situation provoque des échecs chez les étudiants dans les universités concernées. Pour combler cette lacune, l’Agence universitaire de la Francophonie (AUF) et certains membres des universités nationales se sont entendus sur l’idée d’un programme de mise à niveau linguistique. Haïti a intégré ce programme en 1995. Ci-dessous quelques éléments du programme officiel de mise à niveau linguistique des étudiants utilisé dans d’autres pays francophones et reproduit dans AUPELF-UREF no 1117, 02-11-98. Il est évident que ces renseignements ne représentent qu’un bref aperçu d’un vaste et ambitieux programme susceptible de donner des résultats probants là où il est appliqué. De plus, sur le plan théorique, il contient tous les ingrédients favorables à son application : objectifs, contenus, méthodologie ; les ressources nécessaires (nouvelle technologie de l’information et de la communication (NTIC), espaces francophones, aide aux bibliothèques, etc.) ; formation et perfectionnement des professeurs …
Objectifs :
– Permettre aux étudiants d’acquérir un niveau suffisant de compétence communicative à l’oral et à l’écrit afin de suivre convenablement un cursus universitaire en français.
– Familiariser les étudiants avec l’expression en français par des formations spécifiques de langue et la mise à disposition d’un environnement francophone.
Volets d’actions :
. perfectionnement de la formation des professeurs de français ;
. sessions de mise à niveau linguistique des étudiants ;
. soutien au développement d’enseignements scientifiques en français autres que la filière universitaire francophone ;
. création d’espaces francophones assurant la présence d’un environnement francophone minimum.
Liste de quelques actions mises en place
– Evaluation du niveau linguistique des étudiants ;
– Formation des professeurs de français aux techniques modernes d’apprentissage ;
– Mise en place de cours intensifs de français à destination des étudiants ;
– Attribution de bourses de perfectionnement linguistique et scientifique aux professeurs de disciplines scientifiques en français ;
– Création d’espaces francophones pour l’animation culturelle extra universitaire avec mise à disposition de moyens logistiques et scientifiques spécifiques ;
– Soutien à l’effort de recherche des universités partenaires portant notamment sur les interférences entre langue native et français et permettant de proposer des exercices correctifs appropriés.
Classe à français renforcé, les espaces francophones
À Port-au-Prince, parallèlement à la mise à niveau à l’université, certaines actions remarquables étaient réalisées par le Bureau de l’AUF. Le programme de classe à français renforcé (CFR), sous la tutelle de cet organisme, (fin des années 90- début des années 2000 à ma connaissance) permettait d’encadrer quelques écoles privées et publiques dans la capitale et au Cap-Haïtien. Ce programme avait un fondement scientifique. Au démarrage des activités, un test diagnostic prenant en compte les différents aspects de la compétence en communication française (oral, écrit) aidait à l’évaluation du niveau des apprenants de l’école fondamentale, de la 1ère à la 9ère AF. L’évaluation mesurait, en début d’année, la compétence globale des apprenants en français en tenant compte des prévisions des programmes en vigueur à l’école fondamentale selon le niveau (1ère, 2ème, 7ème ou 8ème AF, etc.) . Après un laps de temps suivant l’aide fournie par l’AUF, ils étaient soumis au même exercice. Cette stratégie facilitait l’étude de la progression des apprentissages et la correction des lacunes. De plus, les écoles partenaires de l’instance francophone bénéficiaient d’un encadrement technique et pédagogique : aide en matériels didactiques (bibliothèque), formation en NTIC, formation continue des enseignants, etc. Toutes ces activités devaient concourir à préparer une cohorte de francophones dans la perspective de futures études au secondaire puis à l’université.
La mise à niveau à l’université haïtienne
Quels contenus Quels programmes ? Quels objectifs ?
Les universités membres de l’AUF ont bénéficié de l’appui de cette institution notamment en matière de bibliothèque ; des ententes ont été trouvées aussi pour favoriser l’augmentation de l’effectif des enseignants de français dans le cadre des cours de mise à niveau. C’était un impératif de l’heure de trouver un moyen d’aider à améliorer la performance des étudiants en français, aptitude qui leur permettrait de mieux appréhender les connaissances dans cette langue. L’observation du terrain (plan de cours de mise à niveau en français), le niveau des étudiants en communication française montrent bien l’absence de progrès dans ce domaine de 1995 (date officielle du début des activités de mise à niveau dans les institutions universitaires) à nos jours. Les explications sont simples. Le programme de mise à niveau linguistique esquissé plus haut n’a pas été mis à profit. Chaque institution a utilisé son propre « programme », à la vérité, son propre plan de cours. Et le contenu varie d’un professeur à l’autre dans un même établissement et d’une institution à l’autre. Au départ, les enseignants, dans certains cas, étaient des étudiants finissants (n’ayant pas encore ( ?) présenté leur mémoire de licence. On recrutait des jeunes qui ne réunissaient pas les conditions requises pour accomplir une telle tâche. En gros et d’une façon générale, il s’agissait (il s’agit encore) de cours de grammaire traditionnel ne pouvant résoudre aucun problème de communication. On sait que d’autres professeurs réguliers et formés assuraient / assurent des cours de mise à niveau aussi. Il est important de noter que le programme de mise à niveau linguistique n’est plus de mise aujourd’hui officiellement mais ces cours existent encore sous diverses dénominations à côté d’autres cours de français. On ne dispose pas de bilan officiel de ce programme de 1995 à nos jours émanant soit de l’AUF ou des responsables des universités partenaires.
En définitive, si l’enseignement – apprentissage du français est désuet à l’École fondamentale et à l’enseignement secondaire, comment le bonifier à l’université par une mise à niveau, quelque soit la qualité du programme ? Il vaut mieux changer de stratégie. Adopter une réforme en profondeur du système éducatif haïtien. Une refondation du système, diraient d’autres. Dans certains cas, convient-il d’ajouter, certains responsables d’institutions ne savent ou ne veulent pas profiter des opportunités qui leur sont offertes pour améliorer quoique ce soit.
- Bref état des lieux de 1995 à nos jours
On le voit bien, les objectifs de la mise à niveau linguistique tels que souhaités par l’AUF n’ont pas été atteints parce que les institutions partenaires n’ont pas pris les dispositions nécessaires. Mieux, comme on vient de le mentionner, la réalité d’Haïti est différente de celle des autres pays francophones là où le programme est ou a été appliqué. Force est de constater que la volonté politique d’un changement en profondeur est absente. L’éducation n’est pas uniquement l’affaire de l’université. En réalité, il n’y a pas eu échec du programme de mise à niveau linguistique. Il n’existait pas tout simplement, en dehors du document officiel. C’était un vœu pieu de l’AUF. Si bien que de 1995 à nos jours, la qualité de l’enseignement-apprentissage du français a régressé à tous les niveaux. N’importe quel enseignant de français à l’université au fait de sa profession peut observer la différence, la baisse de niveau des étudiants durant ses dernières vingt années, que ce soit sur le plan de la communication écrite que sur le plan de la communication orale. On n’invente rien. Peut-on dire qu’ils sont francophones à part entière quand des groupes d’étudiants ne peuvent que réciter les séquences d’un exposé alors qu’ils disposent de deux à trois semaines pour le préparer et le présenter ? Ou quand ils ne peuvent improviser pour répondre à aucune question lors des débats ?
Analyse d’un corpus
Il existe dans le monde entier des diplômes attestant de l’aptitude des étudiants en langues qui autorisent leur entrée à l’université. Pour le français, le Diplôme d’étude de langue française (DELF) et le Diplôme approfondi de langue française (DALF) sont ceux reconnus par le ministère français de l’Éducation nationale. Ils sont utilisés par des étrangers et même des Français non originaires d’un pays francophone. Ils se composent de six niveaux (DELF : A1, A2, B1, B2 ; DALF : C1, C2. Avec le DELF, un étudiant étranger peut accéder à une université française ; les quatre niveaux lui donnent les compétences linguistiques l’autorisant à suivre son cursus universitaire convenablement. Chacun de ces niveaux dure entre 3 à 4 mois. Pour simplifier, le diplôme certifie que son détenteur a la capacité d’écouter, parler, comprendre, écrire le français et est donc apte à apprendre en français. En Haïti, quelle est la compétence en français d’un jeune entrant à l’université ? Possède-t-il- une compétence équivalant au DELF ? Quels niveaux a-t-il atteints ? En d’autres termes, qu’est-ce qu’il sait faire en français ? Peut-il se présenter convenablement ? Peut-il présenter un exposé ? Peut-il produire un message pour informer, convaincre, etc. ? Seule une enquête sérieuse permettrait de répondre scientifiquement à ces interrogations ? En attendant, lisons ci-dessous, le compte rendu d’une partie d’un test de français administré à un groupe d’étudiants en licence après deux mois de cours. Ce test a été donné dans le cadre d’une évaluation partielle d’un cours de français pouvant être assimilé à une mise à niveau. On le verra, il était surtout basé sur la communication écrite.
Quelques points de repère
1- Compréhension écrite
Difficultés à déterminer l’ordre de déroulement d’un évènement dans un fait divers (quoi, quand, où) : 18/62 étudiants (Item A) ;
2- Production écrite (Orthographe / Vocabulaire)
Difficultés à faire accorder le verbe avec son sujet (accord du participe passé accompagné de l’auxiliaire être, remplacement d’un groupe nominal par un autre) : 23/62 étudiants (Items B, C et D).
- B. :
– Aucune réponse à cette question : 1.
– Réponses imprévisibles, inattendues : 7 (preuve d’une mésinterprétation de la consigne).
3- Compréhension orale
Méconnaissance d’actes de parole utilisés dans la conversation quotidienne (offrir / proposer quelque chose, demander une information, demander un service) : 47/62 (question 4).
4- Compréhension écrite
Confusion entre progression thématique et fonction du langage (identification ; question 2)
Réponse attendue : fonction du langage ; réponse proposée : progression thématique : 19/62.
5- Production écrite
Mauvaise utilisation des liens logiques (question 5)
- a) Usage de liens logiques en début d’énoncé pour exprimer une idée unique : 8/62
- b) Usage de deux connecteurs quand on en demande un (mésinterprétation de la consigne) : 8/62
- c) Aucune réponse : 3.
Les questions telles que présentées ci-dessous ne respectent ni l’ordre ni la numérotation du test. Seules les questions A, B, C et D concernent le texte suivant.
1- À Dupéron, cinquième section de Chantal, commune des Cayes (sud), deux jeunes hommes ont été retrouvés morts, hier après-midi. Ils baignaient encore dans leur sang quand des passants ont découvert leurs corps sans vie. Aucune explication sur les circonstances de ce double meurtre n’a pu être obtenue. Leur identité n’a pas été non plus révélée. Selon les habitants du quartier interrogés, les victimes seraient des inconnus.
- A) Quel est l’ordre des informations dans ce résumé ? Soulignez la bonne réponse. 2 pts
– Quand, quoi, où / Quand, où, quoi
– Quoi, où, quand / Quoi, quand, où
– Où, quand, quoi / Où, quoi, quand
- B) Recopiez la troisième phrase en remplaçant « aucune explication » par « aucun détail ». 1 pt
- C) Recopiez cette même phrase ; remplacez les circonstancespar un autre groupe nominal équivalent.
1 pt
- D) Dans la phrase suivante, utilisez leurs nomsà la place de leur identité en réécrivant toute la phrase.
2- Indiquez la fonction du langage qui prédomine dans chacun des passages suivants. 3 pts
- a) Laisse-moi, Murielle, en cette fin de jour
Boire l’amour
À la coupe de tes lèvres (Carl Brouard).
Réponse :
- b) Le tirage au sort pour les quarts de finale de la ligue des champions s’est déroulé le vendredi 16 mars dernier.
Réponse :
- c) Le média brésilien UOL Esporte assure que Neymar veut quitter le PSG pour le Real Madrid pour des motifs bien précis. Le jeu rude, les arbitres et même certains aspects du fonctionnement du club parisien… L’attaquant serait las à bien des égards. Il aurait dressé une liste (Yahoo.fr). Je pense que toutes ces « révélations » sont fausses. Ce ne sont que des prétextes pour quitter le club après seulement une saison dans la capitale française. Ce serait vraiment dommage.
Réponse :
3- Rédigez un texte de 15 lignes en combinant la progression à thème constant et la progression à thème divisé. 12 pts
4- Ecrivez l’acte de parole correspondant à chacun des énoncés suivants. 6 pts
– Voulez-vous prendre quelque chose ? Un petit café, peut-être ?
………………………………………………………………………………………………………………………………
– Est-ce que vous savez à quelle heure le train arrive à Nîmes ?
………………………………………………………………………………………………………………………………
– Peux-tu me passer la cafetière, s’il te plaît ?
5- Exprimez a) une idée contenant l’une des locutions de liaison suivantes : cela vient de ce que, la raison en est que ; 6 pts
……………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………..
- b) une idée contenant l’une des locutions de liaison suivantes : de ce fait, c’est pourquoi.
Que peut-on déduire de cette évaluation ? Si l’on tient uniquement compte de l’aspect quantitatif, à part la question 4 portant sur la compréhension orale, les résultats sont satisfaisants, les échecs allant de 8 à 23 étudiants sur 62. De plus, le score d’échecs le plus élevé porte sur l’oral (47 étudiants sur 62), le maillon le plus faible de l’enseignement du français dans le pays.
En ce qui a trait aux contenus et objectifs du test, ils ne dépassent pas le niveau 1 du DELF (A1). La majorité des questions n’exigent pas d’élaboration ; des accords simples, des phrases et des réponses courtes. Pas de production orale ; une seule question à élaboration porte sur la production écrite (15 lignes demandées). Enfin, certaines réponses incorrectes sont le fait d’incompréhension des consignes plutôt simples. Or l’interprétation des consignes devrait faire partie d’un programme de français langue seconde depuis les classes fondamentales.
En résumé, le niveau proposé correspondrait davantage à celui d’apprenants du 3e cycle de l’École fondamentale (8e, 9e année) dans un cursus régulier. Après tout, ce sont treize années qui séparent ces jeunes de leur entrée en première année de l’École fondamentale à leur admission à l’université. Les activités de jeu de rôles et d’exposés effectuées en classe montrent des lacunes encore plus graves. Certaines difficultés observées dans cette évaluation très partielle –comme dans d’autres situations– dépassent la question de programme (méthodologie, objectifs, contenus, etc.). Faute de pouvoir énumérer ici tous les maux, on se résout à dire que la ponctualité, la régularité, l’effectif des étudiants aux cours, l’espace de travail ajoutent aux handicaps de la réussite d’un cours de français (il faudrait dire d’un cours de langue en général) à l’université en Haïti.
- Nécessité d’un aménagement linguistique
Des débats houleux sur le rôle et l’usage du créole et du français ont souvent lieu, notamment sous la plume d’écrivains et de spécialistes en sciences du langage. Si certaines positions radicales tendant à exclure l’une ou l’autre langue sont déplorables, on doit surtout interroger le mutisme ou l’inactivité des responsables de l’Etat haïtien en matière d’aménagement linguistique – en particulier dans le système éducatif national.
Pourtant, le terrain n’est pas vierge. Dans l’ordre chronologique, la réforme éducative avortée du feu Ministre Joseph C. Bernard a ouvert la voie en 1979 en confiant aux deux langues des missions bien définies dans l’enseignement-apprentissage. Le créole, L1 et le français, L2 servent comme moyens de transmission des savoirs en même temps qu’ils sont enseignés-appris en tant que disciplines du curriculum. « Et le créole allait se procurer une place pour la première fois à l’école haïtienne. En effet, cette langue devient instrument et objet d’enseignement- apprentissage durant les quatre premières années de l’École fondamentale. Cette mesure visait plusieurs objectifs parmi lesquels celui de freiner la déperdition scolaire, celui d’alphabétiser les masses et de favoriser le bilinguisme français-créole. Loin d’éliminer le français, comme voulaient le faire croire certains détracteurs de la réforme, celle-ci prônait un enseignement simultané des deux langues : le créole, langue maternelle, le français, langue seconde. De plus, le français écrit ne devrait être abordé qu’à partir de la 2ème année ; présent dès la 1ère année, l’oral donnerait le pré requis pour la suite de l’apprentissage. Enfin, en préconisant le bilinguisme français-créole, cette réforme jetait les bases d’une politique linguistique.» (Fortenel Thélusma, « Aménagement du créole et du français en Haïti », www.berrouet-oriol.com, 2017).
Le deuxième document de référence, suivant l’ordre envisagé, est la Constitution de 1987 qui consacre l’officialité des deux langues en son article 5. Suit le rapport d’enquête sur l’Aménagement linguistique en salle de classe commandité en 1999 par le ministère de l’éducation nationale d’alors. (Aménagement linguistique en salle de classe – Rapport de recherche», Atelier Grafopub, 1999).
Voici en quoi consistait globalement ce travail de recherche qui n’a jamais eu de suite.
« Ainsi la mission formulée par le MENJS aux chercheurs consistait-elle à mener une enquête au niveau de l’École fondamentale avec pour objectifs une meilleure compréhension de la problématique linguistique dans les salles de classe et la recherche de pistes de solution au regard des résultats obtenus. L’équipe de chercheurs devait, en définitive, produire des recommandations au MENJS pour :
1) « la construction d’un consensus social autour du choix d’une politique linguistique scolaire ;
2) l’opérationnalisation de la politique linguistique dans l’appareil éducatif ;
3) la redéfinition des curricula des langues ou leur réaménagement ;
4) l’établissement des plans-programme de formation des maîtres en matière de didactique des langues ». (« Aménagement linguistique en salle de classe » – Rapport de recherche, p. 5) in « Le créole haïtien dans la tourmente ? Faits probants, analyse et perspectives », Fortenel Thélusma, C3 Editions, 2018.
Dans ce même ordre d’idées, plusieurs chercheurs plaident en faveur d’un aménagement linguistique en Haïti où le créole, L1 et le français, L2 joueraient pleinement leur rôle dans le système éducatif haïtien. Par exemple, le linguiste-terminologue Robert Berrouët-Oriol pense qu’il « faut prendre toute la mesure du fait que l’État haïtien –en n’intervenant pas, depuis 1979, de manière structurée dans le domaine linguistique–, est lui même un obstacle à l’aménagement de nos deux langues officielles et qu’il se trouve en situation d’illégalité constitutionnelle, notamment au regard des articles 5 et 40 de la Constitution de 1987. En effet, l’article 40 de la Constitution de 1987 est explicitement contraignant : « Obligation est faite à l’Etat de donner publicité par voie de presse parlée, écrite et télévisée, en langues créole et française aux lois, arrêtés, décrets, accords internationaux, traités, conventions, à tout ce qui touche la vie nationale, exception faite pour les informations relevant de la sécurité nationale. » Malgré l’obligation consignée à l’article 40, la majorité des documents de l’État, depuis la promulgation de la Constitution de 1987, est rédigée uniquement en français… C’est, entre autres, pour contribuer à sortir de cette situation d’illégalité constitutionnelle que nous avons formulé un « Plaidoyer pour la création d’une Secrétairerie d’État aux droits linguistiques en Haïti » (Montréal, 20 avril 2017), institution qui devra être édifiée dans le droit fil de la politique linguistique d’État et en maillage avec les ressources de la société civile, en particulier les institutions haïtiennes des droits humains » (Robert Berrouët-Oriol : « Aménagement simultané du créole et du français en Haïti : enjeux et perspectives institutionnelles », Le National, le 2 mars 2018).
C’est ici l’occasion de réitérer l’idée non seulement de l’obligation d’aménager nos deux langues dans le cycle du fondamental et du secondaire mais de l’étendre sur tous les secteurs de formation comme mentionné dans « Aménagement du créole et du français en Haïti : doit-il inclure l’université ? » (Fortenel Thélusma, www.berrouet-oriol.com, 2017). « On rappellera que l’aménagement linguistique en Haïti n’est possible que dans le cadre d’une vraie réforme éducative tenant compte, entre autres facteurs, de l’amélioration de l’enseignement-apprentissage du créole et du français. Cette condition une fois posée, il ne suffira pas de présenter une simple répartition des deux langues selon le type d’activités. Il faudra, par exemple, préciser leur usage aux différents niveaux d’enseignement en tenant compte de leur statut (le créole, langue maternelle, le français, langue seconde), leur fonction de langues outil et objet. En outre, il ne peut être conçu sans la prise en compte de l’enseignement à l’université. L’enseignement –apprentissage des deux langues doit être obligatoire à tous les niveaux du système éducatif haïtien (fondamental, secondaire, universitaire, supérieur, technique et professionnel) suivant les méthodes mises ou à mettre en place. Enfin, il ne peut se réaliser sans la volonté politique de jeter les bases d’une vraie démocratie en Haïti. L’aménagement du créole et du français en Haïti accordera une place particulière dans les institutions d’enseignement mais il traversera la communauté haïtienne dans toutes les interventions publiques ».
- Conclusion générale / Proposition
En bref, le français langue seconde, en Haïti, comme partout où il existe, est une langue non maternelle mais pas tout à fait étrangère. C’est un concept qui renvoie non seulement à une deuxième langue (à côté d’une langue première) mais surtout à une méthodologie particulière. Il ne doit être enseigné- appris ni totalement comme langue étrangère ni comme langue maternelle. L’échec du FLS en Haïti ne devrait pas être perçu comme celui de la langue française en tant que telle mais comme le résultat de l’ignorance et de la non-application des méthodes appropriées. Il est d’ailleurs utilisé un peu partout dans le monde, même dans des pays où le français n’a pas de statut officiel comme au Vietnam ou au Liban. Il suffit d’une volonté politique pour refonder le système éducatif sur la base d’un changement réel de société, signe de développement véritable. L’aménagement linguistique tel qu’envisagé plus haut sera alors possible. Dans ce cas, peut-être n’aurait-on pas besoin de mise à niveau linguistique. Les lecteurs dans les deux langues seront nombreux. Encore faudra-t-il promouvoir la recherche scientifique. Trop de travaux importants expirent sans avoir été consommés. Qu’il existe des universités qui font de la recherche leur priorité ! Vivement !
Références bibliographiques
THELUSMA, Fortenel (2018). Le créole haïtien dans la tourmente ? Faits probants, analyse et perspectives, C3 Editions.
THELUSMA, Fortenel (2016). L’enseignement-apprentissage du français en Haïti : constats et propositions, C3 Editions.
VERDELHAN, Michel (1997). Petit lexique in Diagonales no 43.
AUPELF-UREF no 1117, 02-11-98.
THELUSMA, Fortenel (2017). Aménagement du créole et du français en Haïti : doit-il inclure l’université ?, www.berrouet-oriol.com.
BERROUET-ORIOL, Robert (2017). Aménagement simultané du créole et du français en Haïti : enjeux et perspectives institutionnelles, Le National, 2 mars 2018.