L’abstraction en Haïti – Ronald Mevs
Par Gérald Alexis
Le Nouvelliste, 18 septembre 2018
Pendant l’été, j’ai parcouru le livre « Mutation » qui m’a permis de faire un survol des quarante ans de carrière de Ronald Mevs (1945- ). C’est impressionnant ! Ce parcours a confirmé ce que je savais : cet artiste touche-à-tout, qui se dit modestement un artisan, a su nous faire voir ce que l’on pourrait appeler « la grâce de la création». Je m’en veux souvent de n’être jamais allé au-delà de sa peinture. Mais celle-ci me fascine tant.
Contrairement à ces artistes haïtiens qui ont oscillé entre la figuration et l’abstraction, Ronald Mevs est celui qui, comme un funambule, a su se tenir en parfait équilibre en se mouvant sur cette frontière si fragile entre deux camps souvent mis en opposition. Il supporte l’idée que la peinture ne devrait pas être entièrement figurative ou entièrement abstraite. Libre est l’artiste qui décide d’aller dans un sens ou dans l’autre. Personnellement il n’a rien contre l’objet (le figuratif), il le côtoie tous les jours de son existence. Il ne vivrait pas sans lui. Son choix à lui est d’en parler sans avoir recours à l’illustration.
Il a eu cette chance extraordinaire, au cours de sa carrière, d’avoir été en contact avec des groupes sociaux, dits « primitifs », en Haïti bien entendu, mais aussi en Amérique centrale et en Amérique du Nord. Il a découvert l’Afrique par des livres ou peut-être des expositions dans les grandes villes où il a séjourné. Dans ce langage que l’on dit primitif, il a su trouver cette force de l’expression et cette puissance formelle qui permettaient de repenser l’aspect extérieur des choses. Sa rencontre avec l’œuvre d’un Wifredo Lam, qui a marqué si fortement l’art moderne de la Caraïbe, l’a encouragé dans sa démarche.
C’est à partir d’une telle approche que l’on sent, chez Ronald Mevs, cette volonté d’aller au-delà de l’image que l’on se fait d’un objet pour ne rechercher que l’émotion que cet objet peut procurer. Il veut ainsi aller à l’essence de cet objet. À travers une stylisation des formes, il s’écarte du concret pour transformer l’objet, et en faire ce que je dirais être un discours pictural. Sa formation en art graphique a sûrement rendu possible cette façon de faire qui, en vérité, mise beaucoup sur la précision de son dessin.
C’est un rapport assez singulier qui existe, dans la peinture de Ronald Mevs, entre la ligne et la couleur, deux composantes majeures de l’art abstrait. En effet, il est intéressant de constater que la ligne, qui a obsédé Lucien Price, son aîné, y est omniprésente, même si elle semble quelquefois vouloir donner la primauté à la couleur. Pourtant la ligne garde toute son importance et on voit même, parfois, la couleur lui venir en support. C’est que, pour l’avoir appris, Ronald Mevs sait que, déjà dans les premières abstractions de Kandinsky, dans ces jeux de formes et de couleurs, l’élément le plus important est l’ensemble des lignes qui lient toutes ces formes sur le support et apportent du dynamisme au tableau par la force et l’énergie du tracé.
Les formes, chez Ronald Mevs, sont évocatrices. Quoique stylisées, on peut encore y voir des paquets congo, des fruits, des insectes, des fleurs… Quelques-unes, dans leur transparence, ressemblent à des organismes unicellulaires que l’on verrait à travers les lentilles d’un microscope. Certaines de ces formes, à quelques variantes près, se retrouvent d’un tableau à l’autre. Ce qui diffère vraiment, c’est leur positionnement sur le support. Elles se rassemblent d’un côté ou grimpent dans un coin, ou encore s’étalent en longueur. Elles forment, dans chacun des cas, un ensemble de plans qui se côtoient et s’entrecoupent et parviennent ainsi à rythmer le tableau.
Quelquefois, les formes s’entassent, saisie chacune dans un mouvement, une projection vers l’avant, un retrait, un détour, une inclinaison, laissant peu de place à la lumière qui éclaire généralement les tableaux de Ronald Mevs. Ceux-ci, qui sont parmi les plus abstraits, sont sombres mais laissent voir toutefois des ensembles en mouvement qui, sans vouloir représenter le futurisme proprement dit, en ont l’allure, en ce sens qu’on y trouve cette sensation dynamique et énergique, cette simultanéité de ses états d’âme et de structures du monde visible.
S’il est vrai que je classe sans hésitation dans le camp de l’art abstrait la peinture de Ronald Mevs, je dois reconnaître que, tout en dépassant des références à la réalité, il ne perd pas pied pour autant. Bien au contraire, on sent très fort ses préoccupations du réel et son expérience de cette réalité.