Jacques Stephen Alexis, le film de son existence
Par Yves Chemla
Le National, 31 mai 2016
Jacques Stephen Alexis a eu un destin exemplaire, et c’est pour en faire résonner l’écho en nous qu’Arnold Antonin a réalisé ce film [JacquesStéphen Alexis – Mort sans sépulture] dont le tournage a duré plusieursannées et qu’il a mené une enquête exhaustive relativement à cet homme, unefigure de proue.
Car c’est un grandmystère qui a longtemps plané sur les lettres et la société haïtiennes qui sontincarnées par cet auteur, qui écrivait, en 1956 : « L’artiste doitprendre parti, il doit être un combattant ».
Il est né en 1922,aux Gonaïves, cité qui a tant compté dans l’histoire de ce pays d’Haïti. C’estde là que partit Toussaint-Louverture quand il fut arrêté. C’est là où futproclamée l’indépendance. C’est dans les environs que l’on trouve lessanctuaires vaudous de Soukri, Banjo et Souvenance. C’est à Banjo qu’estconservée une épée de Dessalines, dont Jacques Stephen Alexis était descendant.
Le film d’ArnoldAntonin est important à plus d’un titre. D’abord, du fait qu’il donne la paroleà ses proches, en particulier à ses enfants. Ensuite, et fait entendre laparole des témoins de son existence qui furent ses amis. Enfin, parce qu’ilcontextualise la fulgurance de son existence. L’homme politique jeune etexalté, puis l’homme mûr, qui prend en charge des responsabilités importantesdans le mouvement communiste international, est resitué dans son époque, à lafois dans la pensée de son pays, et dans celle du partage du monde en deuxblocs, comme on disait en ces temps-là. Haïti, et plus largement l’aire de laCaraïbe, étaient en lisière de ces empires.
Il suscite devantnos yeux ce jeune homme avide de culture et de connaissances, le jeune médecinqui prend en charge les corps délabrés par la misère, et puis l’écrivain, quipublie en cinq ans, entre 1955 et 1960, une œuvre majeure qui tout à la foisprolonge celle de ses devanciers, Roumain pour le plus connu, et qui ouvre à ceroman un espace dans lequel dévale l’esthétique de la modernité, en particuliercelle des écrivains de la Caraïbe, et qui va changer durablement le visage deslettres haïtiennes. S’il est bien un texte manifeste qui s’inscrit au cœur deslettres haïtiennes du XXe s., ce sont bien ces « Prolégomènes à unmanifeste du réalisme merveilleux des Haïtiens », dans lequel en 1956,lors du fameux congrès des intellectuels et artistes noirs qui s’est tenu à laSorbonne, Alexis a entrepris de relier culture nationale et régionale, culturede classe et culture populaire, cultures impériales occidentales et culturessubjuguées par les colonialismes, réalisme social vivant et esthétiquepopulaire, qu’illumine un rapport au réel qui suit les sentiers de la penséemagique.
Cette dynamiquepersistante qui a pour fonction de faire bouger les consciences est éminemmentcritique : « L’esprit, explique Alexis, souffle partout et nullepart, nulle zone du monde n’a le monopole de la culture ; la réalité dumonde actuel le démontre ». Et il ajoute : « il y a une certaineoptique occidentale de la beauté pour juger ce qui nous est propre qui nous estsouvent intolérable et qui laisse un relent d’impérialisme culturel ».
Les engagements deJacques Stephen Alexis le conduisent à résister contre l’emprise des âmes etdes esprits qu’agence à partir de 1957 le docteur Duvalier, élu président. Onsait ce qu’il en sera, quelques années plus tard : répressions,enlèvements, incendies, assassinats, massacres et disparitions, surtout. Onvoit partir dans la nuit un proche garrotté et le plus souvent le corpstuméfié, emmené dans une jeep DKW, que l’on ne retrouvera jamais. Alors, onn’en sait pas grand-chose. Alexis disparaît, avec ses compagnons dedébarquement : Charles Adrien-Georges, Guy Béliard, Hubert Dupuis-Nouilléet Max Monroe. Si la mort laisse aux vivants le souvenir puis la mémoire d’uneprésence, la disparition les laisse au bord de la béance. La mort est la marquefuneste de la condition humaine ; la disparition, elle, n’est même pas unemarque. Confronté à cet effacement, l’être perd ses repères et s’égare dans sapropre conscience. Les disparus ont été dépouillés de leur humanité, lesvivants savent qu’ils sont en sursis.
Lefilm d’Antonin sursoit à cette béance. Là où le pouvoir animé d’une ragedémoniaque, à l’inverse irrémédiable du réalisme merveilleux, avait voulu fairedéfinitivement perdre pied à l’humanité, Arnold Antonin parvient à faire rendregorge à cet attentat et à susciter l’admiration de cette attitude qui tientl’homme pour la valeur suprême et revendique pour chaque homme la possibilitéd’épanouir librement son humanité, ses facultés proprement humaines. Il lève lemystère inique, il dégage la pensée de ce qui la repoussait et l’enveloppait demiasmes délétères. Et il y parvient par la plus élégante des façons : enfaisant de Jacques Soleil une présence suscitée par les paroles de ceux quil’ont connu, de ceux qui l’ont aimé, de ceux qui lui sont proches, par-delà lepassage des temps, car les livres de cet homme irradient leurs propres sentimentsde la réalité ».
Source :Le National