ENTREVUE AVEC ROBERT BERROUËT-ORIOL
Paru dans Le National,Port-au-Prince, le 4 juillet 2016
Un plaisir exquis nous vient enlisant les poèmes au long souffle de Robert Berrouët-Oriol, grand Prix du livreinsulaire 2010 d’Ouessant en France pour « POÈME DUDÉCOURS ». Nous promenant dans lesallées de rêve et de nostalgie des longues phrases à la puissance évocatriceincontestable de ce linguiste-terminologue, critique littéraire avisé, nousrevient en mémoire cette phrase de Confucius dans« Entretiens » : « L’amour et l’extase constituent desformes de connaissance supérieures au savoir ».
MAT-Robert Berrouët-Oriol, poète, nous avonslu des critiques élogieuses concernant vos témoignages épistolaires, vostravaux de linguiste, vos publications sur les réseaux sociaux.Nous lisons vos critiques incisives maisérudites. S’il est vrai que nous ne quittons jamais l’enfance, faites-nous uneimage de vous.
RobertBerrouët-Oriol : J’aime bien cette métaphore de René Depestre, mon cousincôté paternel, selon laquelle au départ d’Haïti il avait emporté avec luitoutes ses racines, ses rhizomes, et qu’elles l’accompagnent partout dans sonexil. Ayant moi aussi emporté puis fait le tri parmi mes racines sans jamaisavoir été un exilé, j’ai gardé celles d’une enfance allègre au Bois-Verna alorsmême que la dictature kleptocrate de Duvalier endeuillait de nombreusesfamilles. J’ai aussi gardé celles de l’arpentage curieux de la provincehaïtienne lorsque je faisais du campingavec les scouts. L’image humaniste que j’ai de moi provient pour l’essentiel del’enseignement citoyen que m’ont donné les Pères Spiritains du Petit séminairecollège Saint-Martial, tandis que mon bagage intellectuel et universitaire adultes’est constitué au Québec où je suis « né à l’écriture », le Québecpolyglotte dont je suis redevable.
MAT– Polyvalent, l’énergie créatrice vous porteà tirer le meilleur des différentes facettes de vos choix professionnels. Vospublications attestent d’une discipline majeure. Confiez- nous votre parcoursdans cette aventure intellectuelle.
RobertBerrouët-Oriol : Une discipline majeure structure mon parcours, c’est lalinguistique. Formé à l’Université du Québec à Montréal, j’ai longtemps œuvré àl’Office québécois de la langue française où j’ai acquis une fructueuseexpérience en aménagement linguistique et également en terminologie par lapréparation et la diffusion des vocabulaires bilingues scientifiques ettechniques de la Banque de terminologie du Québec (aujourd’hui accessible enligne sous le nom de Granddictionnaire terminologique). Ensuiteun travail de terrain m’a beaucoup appris : il a consisté à enseigner lalinguistique et la communication à la Faculté de linguistique appliquée [de l’Universitéd’État d’Haïti] et à l’Université Quisqueya. Le fruit réflexif de ce parcoursintellectuel est consigné dans mes principales publications.
MAT-Vivre dans un pays d’adoption n’est guèreune route linéaire. Quels sont les pièges, les chausse-trapes, les heureuxhasards et les événements marquants de votre cheminement ?
RobertBerrouët-Oriol : J’estime que le piège majeur est le refus ou l’incapacitéde s’intégrer par mutation de ses rhizomes dans le pays d’adoption. Certainsont fait le choix de vivre en orbite borgne au Québec, comme s’ils étaientencore confinés dans un espace clos en Haïti. Cela a parfois conduit à de sombrestragédies personnelles. Au chapitre des évènements marquants, je retiens moninvestissement professionnel à l’Office québécois de la langue française quim’a valu de bien connaître la société et la culture du Québec et de comprendreque la langue française n’est pas cette soi-disant « langue descolons » mais essentiellement un espace partagé de libertés citoyennes et decréation polyvocale. Ma réflexion sur le Québec francophone dans lequelcohabitent plus de 100 langues ethno-culturelles, sur la réception de laproduction fictionnelle des écrivains venus « d’Ailleurs » m’aconduit à élaborer la première étude théorique portant sur Lesécritures migrantes et métisses au Québec » (LittéRéalité,Toronto, et Quebec Studies, Ohio, 1992). Depuisla parution de cette étude canonique, le phénomène des « écrituresmigrantes » est amplement étudié dans les universités nord-américaines eteuropéennes.
MAT- Dites-nous Jacmel, la mer, le rhum, les senteurs caribéennes habitantvotre imaginaire : «… cherche poètecherche sur ta langue les clefs de l’absence… » (…) « c’est sur tes flancs de mémoire qu’accostema bouée ».
RobertBerrouët-Oriol : Jacmel, vêtue de senteurs femelles et qu’honore lafantastique créativité de ses artisans, c’est le côté gauche de ma mémoireaffective, la ville qui a momifié son passé et qui danse au rythme de sonproverbial coma éthylique comme pour nous rappeler que l’écriture, lorsqu’elleréinvente le réel, est aussi celle du corps, de ses blessures symboliques et deses traces mémorielles. Ils éclairent un dense et polyphonique sédimentairelexical dans ma poésie, dans mon rapport au langage et à mon travail sur lalangue au cœur de la fabrique artisanalede ma poésie.
MAT-Le livre collectif que vous avez dirigéet dont vous êtes le corédacteur avec les linguistes Hughes Saint-Fort, DarlineCothière et Robet Fournier, « L’aménagement linguistique enHaïti : enjeux, défis et propositions », est la résultante de travaux visantà sortir Haïti d’un déficit culturel important. Qu’est-il advenu de votrepublication ? Pensez-vous arriver à un avancement social sur cette « îleau destin de faïence » ? Sioui, quelles en sont les potentialités et la stratégie ?
RobertBerrouët-Oriol : Ce livre plusieurs fois salué par la critique a amplementété diffusé et il est épuisé au Canada ; je souhaite que le Cidihca puissele rééditer bientôt. Les Éditions de l’Université d’État d’Haïti l’ont coéditéen 2011 et il est encore disponible au pays. Je ne sais pas si la plupart desenseignants de la Faculté de linguistique appliquée, de l’École normalesupérieure et des Facultés des sciences de l’éducation du secteur privé ontcompris que ce livre doit être proposé à la réflexion de leurs étudiants… Parcontre j’ai constaté que plusieurs de mes anciens étudiants y puisent matière à enseigner. Jesuis profondément convaincu qu’aucun changement durable en Haïti, au planculturel, social et politique, ne peut se légitimer en dehors de la résolutiondu « problème linguistique » haïtien. À contre-courant d’une vaine « promotionmilitante » du créole et dans la perspective de l’établissement d’un Étatde droit, je continue de plaider pour que les énergies de la société civile fassentmaillage autour d’une vision rassembleuse, celle des droits linguistiquesde la population,droit à la langue1 »,du « droit à la langue maternelle créole1», de l’« équité des droits linguistiques »et de la généralisation obligatoire de l’utilisation du créole dans la totalitédu système d’enseignement à parité statutaire avec le français. Lespotentialités et la stratégie se trouvent au cœur de cette incontournable visionde l’aménagement concomitant des deux langues officielles d’Haïti, ellesdoivent impérativement déboucher sur l’adoption par le Parlement de la premièreloi contraignante sur l’aménagement du créole et du français issue de laConstitution de 1987. Dans cette optique, les organisations de la sociétécivile doivent contraindre l’État à remplir ses obligations linguistiquesconstitutionnelles, notamment dans le champ éducatif. Car l’État al’obligation d’élaborer et de mettre en œuvre sa première politique nationaled’aménagement linguistique issue de la Constitution de 1987. J’ai actualisécette vision rassembleuse dans mon « Plaidoyer pour une éthique et une culture des droits linguistiquesen Haïti(Éditions du Cidihca, Montréal, Centre œcuménique des droits humains,Port-au-Prince, 2014).
MAT-Un article s’écrit dans le mouvement,comment faire davantage connaissance avec vos publications ?
RobertBerrouët-Oriol : Faire davantage connaissance avec mes publicationsrevient à arpenter à petits pas mes livres de poésie, entre autres « Poème du décours » (2010), « Découdre le désastre » (2013), ou«Éloge de la mangrove »(2016) parus aux Éditions Triptyque à Montréal. Les lecteurs peuvent aussi accéderà mes articles des domaines littéraire et linguistique en consultant mon siteInternet : www.berrouet-oriol.com
Voicimon adresse courriel : info.robertberrouet.oriol@gmail.com
Entrevueréalisée par Marie Alice Théard IWA/AICA
Berrouët-Oriol,R., D., Cothière, R., Fournier, H., Saint-Fort (2011) : L’aménagementlinguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions. Éditions du Cidihcaet Éditions de l’Université d’État d’Haïti.