Bœufs et cabrouets
Par Clément Relouzat
La Trinité (Martinique)
Mars 2019
Comme vous le savez tous, le mode de production et d’exploitation de la canne aux Antilles est resté longtemps tributaire de la période esclavagiste, c’est-à-dire d’un système encore proche de l’économie de cueillette, doté d’un outillage aussi simple que possible, puisqu’il devait être confié à des esclaves importés d’Afrique sans aucune qualification et qui n’avaient, bien évidemment, nul souci de son entretien ou de sa préservation. Aussi l’outillage disponible était-il d’une simplicité extrême ; la charrue elle-même n’était pas d’un usage courant. Il se réduisait donc, pour l’essentiel, à une houe massive et pesante, une fourche solide ou « madjoumbé » et un coutelas à tout faire, de nos jours encore omniprésent dans toutes les familles antillaises.
À ceci s’ajoute, depuis la fin du xviie siècle le « cabrouet » qui est, comme chacun sait, une charrette de fabrication rustique, voire grossière, servant au transport des cannes depuis les champs jusqu’au moulin. Il était, comme vous le savez aussi, tiré par des bœufs attelés par deux, ce qui permettait de mouvoir des charges qui, sans être énormes, étaient tout de même suffisamment importantes pour dépasser considérablement les capacités humaines. En effet, cet appareillage prend place dans le contexte d’une économie où la seule, voire l’unique, énergie disponible est la force musculaire : celle de l’homme bien sûr, d’ailleurs réduit à cette seule dimension par le régime esclavagiste, et celle de l’animal, lui aussi assigné au statut de bête de somme ; et de l’un à l’autre la distance était souvent à peine perceptible[1] !
L’attelage remonte à une invention datant de plusieurs millénaires avant Jésus-Christ. C’était même, à l’époque, une innovation suffisamment importante pour avoir fourni à la langue de ce temps, du moins celle qu’on parlait dans l’espace indo-européen, l’une de ses plus remarquables racines [*yew-g] d’où sont issus les mots « joug », « joindre », « jouxter », « jument », « jugulaire », etc.
La charrette elle-même remonte à des temps très anciens, sinon immémoriaux, puisqu’elle fut bien connue de Gaulois (nos fameux ancêtres !) d’où elle tire son nom. Elle a juste demandé quelques perfectionnements et adaptations que l’on attribue communément au père Labat. Elle supposait cependant, pour sa confection, une maîtrise de l’art du charron et donc la présence et l’intervention de ceux qu’on appelait jadis les « nègres à talents » qui, par leur habileté manuelle et, plus encore par leur intelligence, parvenaient à s’extraire plus facilement et plus vite que d’autres des affres de l’esclavage. Ils prendront même plus tard, comme Toussaint Louverture ou Christophe, la tête des insurrections anti-esclavagistes qu’ils sauront mener, au moins dans le cas d’Haïti, jusqu’à la victoire !
Encore fallait-il, même si le bœuf épargnait aux nègres le soin de tirer le cabrouet, le charger et le décharger. Or le chargement, comme le déchargement, demandait lui aussi l’intervention de l’homme et le geste des préposés à ce travail a, tout autant qu’un autre (celui du coupeur par exemple), su inspirer artistes et écrivains pour leur fournir matière à leur création. C’est ainsi que J.-S. Alexis, dans son Compère Général Soleil (III), parvient à mettre, dans le cadre de ce qu’il appelle le « réalisme merveilleux », toute la poésie créole enrichie de toute la beauté classique de la statuaire grecque !
« D’abord allaient sous de larges chapeaux de paille les équipes de coupeurs qui progressaient en un large cercle, suivis des chefs d’équipe, armés de gourdins. Ensuite venait le nuage familier de guêpes et d’abeilles, folles d’ardeur. Le vol des insectes gorgés de jus était titubant, car ces cannes rouges du champ étaient particulièrement enivrantes. Guêpes et abeilles dansaient comme des vagues dans leur labeur bourdonnant. Puis c’étaient les ramasseurs qui mettaient de côté les flèches coupées, plants des moissons futures, ligaturaient les cannes en gerbes et les amoncelaient en tas. De grands charrois, menés par quatre bœufs mornes, couplés sous le fléau, allaient et venaient parmi les « Ho ! » et les « Aca ! » des conducteurs. Des Apollon couleur d’airain chargeaient les gerbes sur les chars, au bout de longs tridents, avec des mouvements de reins de discoboles. » (1955).
On ne peut donc complètement dissocier l’objet et l’animal du contexte dans lequel ce couple prend place et sens. Or, dans la plantation coloniale, le couple bœuf et cabrouet était le pendant et le complément du couple esclave-coutelas ! Mais il fallait, malgré tout, un lien entre ces deux binômes qui ne pouvait être qu’humain ; un élément de liaison avec le monde des hommes et de la pensée si fruste soit-elle : ce lien c’était le bouvier. Bien que ne nécessitant pas une force considérable ni une habileté exceptionnelle pour l’accomplissement de sa tâche, ce personnage était néanmoins indispensable à la bonne marche de l’attelage, car, si fort que soit le couple des bœufs, si importante qu’en soit la charge, il fallait bien quelqu’un pour mener l’ensemble à bon port. Comme la tâche était relativement facile, elle était souvent dévolue à des vieillards ou à des enfants, en tout cas à des personnes assez faibles, dont le travail le plus délicat était de veiller au bon équilibre de l’ensemble tout au long du trajet, car les mornes étaient souvent pentus et glissants, les ornières profondes et traitresses, au point que, parfois, on en était réduit à recourir au mulet et au bât, et qu’on ne pouvait toujours éviter l’accident. C’est ainsi que Glissant raconte, dans un de ses livres, la scène poignante dont il a été lui-même témoin, d’un enfant tombé et piétiné par un bœuf et qui, de ce fait, restera infirme à vie.
Cette occupation laissait justement assez de temps libre à l’intéressé pour donner naissance à l’expression créole si typiquement imagée « maré kon an krab gadyen bèf » ! Mais tous les préposés à cette tâche ne se livraient pas, en tout cas pas exclusivement, à cette activité. Certains mettaient aussi à profit ce temps libre pour observer la nature et pour réfléchir à leur condition, comme, par exemple, le manchot Mackandal dans Le Royaume de ce monde d’A. Carpentier qui, relégué à cette occupation du fait de son infirmité, profite de ses moments de loisir pour fomenter une révolte et mettre au point une stratégie qui doit lui permettre de libérer les nègres de l’esclavage et s’emparer du pouvoir !
Ainsi, soit par les qualités nécessaires à sa fabrication, soit par le type particulier d’activité qu’il induisait, ce couple du bœuf et du cabrouet s’est révélé le maillon faible du système esclavagiste et le point par lequel s’est fait jour le cheminement vers la liberté. C’est au moins ce que nous laisse entrevoir la littérature antillaise contemporaine qui, à défaut d’être l’écho fidèle d’une expérience vécue, se veut la reconstruction, par l’imagination, du travail de conscientisation amorcé par nos véritables ancêtres.
Après s’être dûment acquitté de cette fonction, les bœufs et les cabrouets ont épuisé leur capacité proprement révolutionnaire et leur charge émotionnelle a dû trouver, là où ils subsistent encore et n’ont pas cédé la place à des camions, un autre débouché. Ainsi, aujourd’hui les choses sont tout autres et l’on assiste à un changement assez spectaculaire ! Ainsi, chaque année, en Guadeloupe et à Marie-Galante, à la fin de la saison sucrière, les agriculteurs engagent le dimanche leurs bœufs les plus puissants dans des courses de côte où les attelages tractent des charges imposantes sous les encouragements d’un public enthousiaste.
Certains pourront certes regretter que ce couple bœuf et cabrouet ait perdu sa dimension historique sinon mythique au profit d’une dimension purement folklorique, mais c’est le signe que cette première fonction est, heureusement, arrivée à son terme et qu’il n’y a plus pour lui de combat à mener parce que, justement, la victoire est acquise.
Il y a, il y aura toujours, avec d’autres armes et d’autres procédés, d’autres combats à mener, aussi durs, aussi difficiles, plus encore peut-être. Il nous reste donc à les inventer, et à les gagner, pour que d’autres à leur tour s’en fassent l’écho comme nous venons nous-mêmes ici de le faire !
[1] Anecdote, en créole, des trois Antillais s’extasiant sur les bienfaits du progrès !