HAÏTI : RADIOGRAPHIE D’UNE DICTATURE ANTI-NATIONALE,LE « JEAN-CLAUDISME »Par Robert Berrouët-OriolMontréal, le 22 août 2013« De toutes les passions,la peur est celle qui affaiblit le plus le jugement » –Cardinal de Retz
« À mon tour je peux leur demander :qu’ont-ils fait de mon pays [1] ? » éructe avec arrogance et mépris le nazillonJean-Claude Duvalier le 28 février 2013 lors de sa comparution, àPort-au-Prince, par-devant la Cour d’appel dans le cadre des poursuitesengagées contre lui pour crimes contre l’humanité et détournements de fondspublics. Revenu au pays le 18 janvier 2011 –après avoir dilapidé durant sonexil doré en France des centaines de millions de dollars [2] volés au Trésorpublic haïtien–, et jouissant de la protection-impunité de l’Exécutifnéo-duvaliériste Martelly-Lamothe, le dictateur désormais détenteur d’unpasseport diplomatique n’est plus assigné à résidence. Il mène carrosse etgrand train, ubuesque reçoit sa « cour », se fait voir en ville et circulelibrement, distribue l’onction du « parrain » (au sens italien et haïtien duterme) à une promotion sortante de l’École de droit des Gonaïves. Et il a sansdoute programmé, avec l’aide de la baronnie tonton-macoute, la récupération dureliquat-magot de 7,6 millions de francs suisses encore aujourd’hui bloqué àGenève par la justice helvétique [3]… Cette somme a été déposée sur un compte ouvertà l’Union des banques suisses (UBS) au nom de la Fondation Brouilly, unesociété qui sert à couvrir les avoirs de la famille Duvalier en Suisse. Mais enréalité les sommes provenant du pillage des caisses de l’État par la dynastieDuvalier sont énormes et varient selon les sources. Ainsi, « Le CCFD (Comitécatholique contre la faim et pour le développement) a publié une étude sur lesbiens mal acquis des dictateurs en mars 2007 dans laquelle figurent deuxestimations sur la valeur des avoirs détournés par « Bébé Doc ». TransparencyInternational chiffre les détournements entre 300 et 800 millions de dollarstandis que l’Office des Nations-unies contre la drogue et le crime les évalueentre 500 millions et 2 milliards de dollars. L’étude du CCFD décrit ensuite lesystème de détournement utilisé par la famille Duvalier. Celle-ci ordonnait à la Banque centrale le virement d’importantes sommes vers desprétendues œuvres sociales qu’elle contrôlait étroitement. Elle auraientégalement taxé des sacs de farine envoyés par les pays riches à la populationhaïtienne pour ensuite transférer ces revenus sur ses comptes en banque. [4] »
Le jean-claudisme : un pouvoir d’État« kleptocrate »
À ma connaissance aucune étude,aucun livre n’a jusqu’ici offert un éclairage analytique de premier plan sur les conditions, mécanismes et compromissions mis en œuvre au plan national etinternational pour le retour en Haïti du nazillon Jean-Claude Duvalier. Mieux :jusqu’à récemment, aucune étude, aucun livre n’avait abordé de front et fait unbilan multisectoriel de la dictature jeanclaudiste. Or il est attesté que de1971 à 1986, Jean-Claude Duvalier a contrôlé un réseau de forces de sécurité(l’armée, le SD-police politique, la milice des « Volontaires de la sécurité nationale», les tonton-macoutes), qui ont commis de graves violations des droitshumains, en particulier des détentions arbitraires, des tortures, desdisparitions forcées, des exécutions sommaires et des exils forcés.
Alors même que le sociologue Gérard Pierre-Charles,sur le « règne » de Duvalier père, avait dressé la « Radiographie d’unedictature – Haïti et Duvalier [5]» –un livre de haute qualité, à la démarcheanalytique systématique, ce qui en fait un incontournable ouvrage deréférence–, le jeanclaudisme semble jusqu’ici avoir été couvert d’une chapede silence, de non-dits aux multiples accointances, de 1986 à 2013. Latransition démocratique d’après 1986, dont les acquis républicains etconstitutionnels sont connus mais qui demeure empêtrée dans des luttesclaniques pour le pouvoir, cette transition torpillée sous les assautsmeurtriers des FAd’H (Forces armées d’Haïti) et autres mercenaires assimilés,puis à travers la logomachie démagogique du populisme d’État, n’avait jusqu’àprésent produit aucun ouvrage de référence traitant spécifiquement dujeanclaudisme en tant que pouvoir d’État « kleptocrate », répressif,prédateur, piyajè et assassin.
Dans une Haïti encore largement etprofondément duvaliérisée, tout semble donc s’être passé comme si un certain «laboratoire » spécialisé en anesthésie de la mémoire collective avait programmél’oubli, l’amnésie généralisée à l’échelle du pays, la négation de la «kleptocratie duvaliériste » pour instiller dans l’inconscient collectif haïtienl’impunité, le kase fèy kouvri sa, la banalisation de la corruption, descrimes, disparitions, vols qui sont au coeur du terrorisme d’État duvaliériste.Celui-ci s’est constitué en UNE MACHINE DE DESTRUCTION MASSIVE DE LACITOYENNETÉ dont les effets ont cours encore aujourd’hui dans tous les secteursde la vie nationale. L’oubli et l’impunité étant de la sorte instillés dans lecorps social haïtien, la tentative de réhabilitation de Jean-Claude Duvalier [6] étant lancée dans l’espace public, y compris dans le journal Le Nouvelliste d’Haïti [, le PUN (Parti de l’unité nationale, duvaliériste) peut, en 2013, enmême temps que le populisme d’extrême-droite tèt kale, prêcher la «réconciliation nationale » tout en niant dans l’absolu le droit à la justice età la réparation pour les victimes de la dictature des Duvalier père et fils.
L’installation de la sous-culture del’oubli et de l’impunité explique l’absence totale, dans le système éducatifnational, de manuels et de programmes articulant une réflexion citoyenne àl’étude historique du duvaliérisme en Haïti. L’éducation à la citoyenneté étantorpheline d’une telle perspective depuis 1986, on comprend ainsi qu’une «citoyenneté délinquante » –couplée à la « criminalisation de l’État [8] »–, aitimprégné aussi profondément le corps social haïtien de la base au sommet, de lapaysannerie jusqu’aux castes et classes sociales urbaines. Cette « citoyennetédélinquante » a fomenté, de 1986 à nos jours et dans différents caciquatspolitiques, des assauts répétés contre les droits fondamentaux du peuplehaïtien et le pays en paye encore le prix; elle a également eu ses meurtrièresheures de « gloire » lavalasienne, en 2004 notamment, avec « l’Opération Bagdad». Elle se retrouve en 2013 dans tous les appareils d’État, elle est promue etelle fleurit tèt kale dans les bauges, dans les officines d’un gouvernementsaltimbanque et d’une présidence saltimbanque dont s’accommodent passablementbien les paternes « amis d’Haïti » ainsi que la MINUSTAH pourvoyeuse decholéra [9], car l’essentiel semble se résumer à la rituelle tenue d’élections «démocratiques » en Haïti… Quant au reste…
Briser la mortifère archéologie dusilence et de l’oubli
Un livre exceptionnel et courageux,que je salue volontiers à visière levée, vient pourtant contrer la mise enplace de la sous-culture de l’oubli et de l’impunité et contribue à brisercette mortifère archéologie du silence : « Le prix du Jean-claudisme » paru enavril 2013 aux Éditions 3C de Port-au-Prince sous la direction de Pierre Buteauet Lyonel Trouillot. L’ouvrage comprend 9 chapitres écrits par diverscontributeurs; les chapitres sont précédés d’une introduction générale deLyonel Trouillot et des notices biographiques clôturent l’ensemble.
Je souligne dès l’abord que cetouvrage arrive à point nommé, précisément dans le contexte où le nazillonJean-Claude Duvalier comparaît par-devant la Cour d’appel dans le cadre despoursuites engagées contre lui par un collectif de plaignants [10] pour crimescontre l’humanité et détournements de fonds publics. En cela aussi ce livre estun acte de courage et une contribution éclairante à notre nécessaire devoir demémoire : sa parution conforte, comme en écho, les témoignages des victimes dela terreur duvaliériste qui, pour la première fois dans notre histoirenationale, osent avec courage et dignité s’exprimer publiquement face à lajustice de leur pays et surtout en présence du dictateur en personne –celamalgré les grossières tentatives d’intimidation des victimes perpétrées par lesavocats du nazillon et malgré l’attitude ouvertement hostile aux témoins duprocureur de l’État. La parution de ce livre s’inscrit également dans uneconjoncture à deux vitesses, celle d’un rapport de forces politiques que certainsanalystes caractérisent comme étant une étape transitionnelle de passationconsanguine de pouvoir entre le « martellysme » grimaçant et le jean-claudismegrinçant…
L’introduction de Lyonel Trouillotmet bien en perspective le projet éditorial de cette publication. Se voulantune contribution au devoir de mémoire, au devoir de restituer par l’analyse desfaits la configuration kleptocrate de la dictature, ce livre grand publics’adresse aux aînés, à « ceux à qui le jean-claudisme a volé leur jeunesse »;il s’adresse également à ces jeunes qui n’ont pas vécu la périodejean-claudiste, mais dont certains ont récemment fêté l’anniversaire dudictateur; l’un d’eux dit un jour à Lyonel Trouillot : « Monsieur, vousconviendrez qu’avant c’était mieux »… Entreprise donc de démystification de cet« avant », de la période jean-claudiste que l’on s’est efforcé de présentercomme idyllique, voire paradisiaque, l’ouvrage entend ausculter à l’aune descontributions le « jean-claudisme, régime autiste s’il en fût (…), porteur d’unvide discursif », alors même que « La période jean-claudiste est l’une des plusgrandes périodes d’exil économique dans l’histoire de ce pays » (p. 16),postulat que devra démontrer le chapitre 3, « Les stratégies de développementdu régime des Duvalier » de Frédéric Gérald Chéry (p.63). Et il n’est pasfortuit que l’exil linguistique, l’exil dans la langue (créole) constitue lepremier chapitre du livre.
Échec d’une « politique » éducative :exiler le créole par le refoulement de la Réforme Bernard
En effet, le chapitre 1, « Lapolitique éducative du Jean-claudisme – chronique de l’échec « organisé » d’unprojet de réforme » (p. 21) du professeur Guy Alexandre, est un témoignage depremier plan, précieux, qui nous renseigne davantage sur l’introduction ducréole comme « langue d’enseignement des premières années de l’Écolefondamentale » (p. 24), la loi qui l’institue en 1979, ainsi que sur l’échecprogrammé de la Réforme Bernard par les mandarins du pouvoir. Ce chapitreprécise les termes du réaménagement de l’organigramme du système scolairehaïtien, de la reformulation des contenus d’enseignement, du rôle de l’IPN(Institut pédagogique national) chargé de « l’ensemble des tâches d’élaborationde curricula, de recherches pédagogiques, et de formation des maîtresnécessaires à l’aménagement des conditions techniques de la réforme » (p. 25),tâches qui n’ont pas pu être réalisées en totalité ni de manière durable. S’ilse confirme ainsi que la Réforme Bernard a été lancée avec un lourd déficit dela formation des maîtres et de matériel didactique unilingue et bilinguecréole–français, on retiendra également que sa généralisation n’a pas étéengagée (p. 34). Car « le fait est que les responsables du régime (…) n’étaientporteurs d’aucune vision véritable des problèmes d’éducation. » Il est ainsiattesté que la minorisation institutionnelle du créole s’est étalée malgré lespremières mesures de la Réforme Bernard, son « exil intérieur » ayant étéprogrammé et confirmé par les mandarins duvaliéristes, les véritablesdétenteurs du pouvoir d’alors opposé à tout aménagement réel du créole dans lesystème éducatif national.
Pour sa part, l’historien PierreButeau, sur le mode d’une missive décapante –« M. le Président » (chapitre 2,p.37)–, interpelle le nazillon Jean-Claude Duvalier par la lecture critique etargumentée, adossée à l’Histoire, d’une gouvernance anti-nationale ayantproduit cette « désocialisation » consignée en sous-titre du livre. Il attesteavec justesse de l’une des « innovations » du duvaliérisme et singulièrement dujean-claudisme : dans la mesure où « Le régime duvaliérien a tout perverti auprofit de l’État haïtien » (…), et fomenté « Un État tournant totalement dos àsa société » (p. 52), l’historien assume en toute logique que dans lejean-claudisme « L’État doit être considéré comme faisant partie de votrepatrimoine privé » (p. 43), sorte d’auto-justification d’un appareil d’État «kleptocrate » –le jean-claudisme–, et de la corruption systémique dont ahérité la transition de 1986. Et les observations de Pierre Buteau s’avèrentd’autant plus pertinentes que Duvalier père a su « procéder astucieusement àune sorte de rapt de l’univers symbolique haïtien » (p. 51). En clair, « Leduvaliérisme et le jean-claudisme ont précipité l’effondrement de l’Étathaïtien » (p. 59), et du même mouvement « Le jean-claudisme ou idéologie duparaître » (Patrice Dumont, chapitre 6, p. 125) y a inscrit sa partitionhallucinée du « Tout se résume au paraître » (p. 128).
« Dan rekenpi dous pase kacho prizon » (Konpè Filo)
Les chapitres 4 (p. 95) et 8 (p. 169): « 28 novembre 1980 : le dernier tango du « Prince », par Marvel Dandin, et «Le gouvernement de Jean-Claude Duvalier (22 avril 1971 – 7 févier 1986) », parMichel Soukar, sont deux pièces remarquables par leur déploiement chronologiqueet synthétique, leur capacité à restituer l’histoire à l’aune de la vérité desfaits. Témoins et actants, mais avec la distance critique qui convient à leurpropos, les auteurs nous font revivre, en structure profonde, les moments-clédu drame national qu’a été le jean-claudisme. Ainsi le lecteur est-il amené àbien saisir que (a) malgré la répression tantôt sélective, tantôt brutale, lapériode jean-claudiste correspond à un temps fort d’une prise progressive deparole publique par la société civile, très risquée mais inédite en contexte,notamment à travers une presse parlée et écrite frondeuse car porteuse del’idée de défense des droits en phase avec le vécu quotidien des citoyens; (b)les ouvriers haïtiens surexploités, défiant le régime, ont osé s’organiser àtravers leurs syndicats et ont mené des combats de premier plan relayés par unepresse indépendante de plus en plus hardie, qui s’est approprié le créole commeoutil de communication-conscientisation, mais qui sera assez vite assautée etdécapitée par la dictature (« bal la fini », répression du 28 novembre 1980contre la presse et la société civile, etc.)
Le nazillon Jean-ClaudeDuvalier en tenue Léopard, à la tête de ce régiment de tueurs à gages de l’Étatmacoutisé…
Parlant de « l’héritage »papadocoquin de 1971, Michel Soukar rappelle que « La situation économique etfinancière est catastrophique. Les ruraux abandonnent des terres érodées etviennent gonfler les bidonvilles. La famine est endémique, articulièrement dansle Nord’Ouest et sur l’Île de la Gonâve » (p. 173). L’auteur nous remet enmémoire le slogan tape-à-l’œil du nazillon : « Mon père a fait la révolutionpolitique, je ferai la révolution économique » (p. 174). Cette pseudo-révolutionéconomique, s’appuyant sur les maigres infrastructures léguées pas Duvalierpère, a su attirer experts et capitaux étrangers de 1972 à 1980 et constituerde fait de « véritables rentes pour le régime » (p. 175). Au royaume duparaître, il y a donc eu « circulation artificielle d’argent, animation etprospérité apparentes, commerçants satisfaits…, tout ceci permet au régime detenir » (p. 175). Pour sa part, Marvel Dandin découd le désastrejean-claudiste, davantage, en citant fort à propos l’économiste RolandBélizaire [11] : « La décennie 70 a vu naître dans le pays une plus fortepénétration des rapports capitalistes, la mise en place de quelquesinfrastructures de base, l’élargissement du secteur bancaire et financier,l’installation de certaines entreprises à capital national et mixte; bref, unecertaine expansion de l’oligarchie et de l’économie, particulièrement avantl’explosion de la crise des années 80. Mais cette nouvelle dynamique s’estréalisée à la faveur des coups de dollars venus de l’étranger, del’exploitation des masses rurales (le café étant le principal produitd’exportation) et urbaines (dans les zones franches installées à Port-au-Prince» (p. 99-100). Approfondissant ce constat, Marvel Dandin évoque « Un contexteéconomique apocalyptique » qui démystifie la propagande jean-claudiste chantred’une « révolution économique » et d’une pseudo « libéralisation ». En réalitécelles-ci génèrent l’exclusion sociale et sont incapables d’endiguer les vaguessuccessives de « boat people »… Autrement dit, la tragédie récurrente et sansfin des boat people haïtiens contredit, dans l’horreur des naufrages en hautemer, les « succès » du jean-claudisme en matière de « révolution économique ».Marvel Dandin l’illustre avec clarté : « Le naufrage de Cayo Lobos (Bahamas)s’est produit début novembre 1980. Couvrant l’événement qui défrayait lachronique sur le plan international, la presse indépendante haïtienne a décriten détail le cortège sinistre des cadavres d’Haïtiens jonchant lesmerveilleuses plages des Bahamas. Ils fuyaient la misère noire et l’horreur dela dictature. Évoquer la détresse qui a amené ces voyageurs clandestins à cetriste sort, c’était tendre un miroir au régime pour qu’il puisse sereconnaître en contemplant sa face hideuse, ce qui devait l’amener à prendre lajuste mesure de son échec. » (p. 98). Mais pouvait-il en être autrement d’une «dynastie kleptocrate », gangrénée dès les premières étapes de sa constitutionpar la corruption et les scandales ?
Là encore Michel Soukar nous éclaireavec justesse : « Au début de la présidence du fils, les scandales n’avaientpas manqué. Mais seule la presse étrangère et les journaux haïtiensd’opposition à l’extérieur purent les relater : vente de l’Île de la Tortue,vente du sang et des cadavres haïtiens, trafic de drogue, les souscriptionsobligatoires, les opérations de divorce d’étrangers, la traite des braceroshaïtiens, etc. » (p. 179). Alors, faut-il encore se demander si lejean-claudisme a vraiment produit la « révolution économique » tant de foisproclamée par les propagandistes du régime ?
« Kleptocratie » duvaliériste,développement économique et vertige jean-claudiste
La politique économique de Duvalierpère ainsi que les pseudo « succès » du jean-claudisme en matière de « révolutionéconomique » sont analysés dans un cadre plus large et plus académique par leprofesseur Frédéric Gérald Chéry auteur de l’étude « Les stratégies dedéveloppement du régime des Duvalier » (chapitre 3, p. 63). À l’instar de lalongue étude de Michel-Rolph Trouillot, « Pour une anthropologie duJean-Claudisme » (chapitre 9, p. 191), le texte de Frédéric Gérald Chérymériterait lui aussi un compte-rendu de lecture approfondi, élaboré à part,mais qui ne peut être l’objet de la présente recension dont je voulais limiterle nombre de pages. J’espère pouvoir leur consacrer un autre texte à l’avenir.
Pour l’heure, je retiendrai que lalaborieuse étude « Les stratégies de développement du régime des Duvalier »circonscrit « quatre de ces obstacles qui perdurent et scellent jusqu’à ce jourl’insuccès des politiques économiques en Haïti et celles du régime des Duvalier» (p. 80) –l’un de ces obstacles étant « le poids écrasant du président au cœurdes décisions économiques » (p. 80); mais l’auteur n’a pas cru bon ou n’a passu étayer son propos là-dessus… Malgré son approche structurellemacro-économique qui ratisse large, l’étude ne fait pas suffisamment le lienentre la vision macro-économique et l’impact, le rôle des nappes phréatiques,des forts courants souterrains de nature politique -–très précisément : laconfiguration d’un pouvoir d’État essentiellement « kleptocrate »–, qui onttraversé et orienté ladite stratégie de développement. En toute rigueur, il nes’agissait pas seulement d’un « poids », du « poids écrasant du président aucœur des décisions économiques », mais plutôt d’un système élaboré degouvernance, d’un système présidentiel caractérisé pour l’essentiel parsa kleptocratie, et celle-ci surdétermine et oriente les autres systèmes qui luisont subordonnés. Il aurait été sans doute plus éclairant et davantagepertinent d’interpeller et d’analyser « Les stratégies de développement durégime des Duvalier » sous l’angle particulier d’« une kleptocratie » dominantet asservissant l’économie de rente dans le jeu des rapports sociaux deproduction et de circulation des biens et services…
Michel-Rolph Trouillot, de son côté,dans une magistrale étude intitulée « Pour une anthropologie du Jean-Claudisme» (chapitre 9, p. 191), interroge l’Histoire et le mode d’élaboration de laconfiguration sociale du pays afin de « lire autrement » le jean-claudisme,dans ses structures profondes et par-delà ses clichés et la signification deson paraître institué. On le voit déjà lorsqu’il pose qu’« entre le bac de 69 etle bac de 88, il y a ce que j’appelle le Jean-Claudisme socio-culturel, levertige Jean-Claudiste (qui) est à la fois continuité et changement. Iltémoigne de tendances profondes, parfois séculaires, du jeu social haïtien,mais il témoigne aussi de nouveaux seuils franchis à l’intérieur de cestendances.» (p. 197) L’auteur piste la re-stratification du corps socialhaïtien notamment à travers l’Affaire des timbres (1975) et le Procès de laconsolidation (1903-1904). Là encore son constat est cinglant d’actualité : «Le Procès de la consolidation et ses dérives socio-politiques nous révèlentdonc, par contraste, l’étendue du désastre Jean-Claudiste. En 1903 commeaujourd’hui, la corruption est générale, elle atteint les familles les plusrespectables. » (p. 202) Il nous faudra sans doute réfléchir davantage à lapertinence des thèses de Michel-Rolph Trouillot, en particulier lorsqu’il poseque « L’effritement moral et culturel (…) ne peut se comprendre que dans ladésagrégation économique d’une bourgeoisie de plus en plus lumpenisée. » (p.204-205)
Le chapitre 7, « Aksyon patriyotik »(p. 141) propose en langue créole un survol conséquent de la mobilisationpolitique de la diaspora haïtienne qui a su avec constance supporter lescombats menés en Haïti contre la dictature des Duvalier père et fils.
Enfin, le chapitre 5 (par Magali Comeau Denis, p.115), « Pour lui, pour elle, et pour eux, pour tous nosenfants », se déploie comme un poème d’eau cristallin qui campe l’éloge de ladignité. S’y profile la mémoire d’Hervé Denis –homme vertical passionné dethéâtre, d’Aimé Césaire, Berthold Brecht et Kateb Yacine–, faisant face, auxCasernes Dessalines, aux bourreaux de la dictature regroupés en une associationde malfaiteurs et de criminels connus dénommée « Commission d’enquête spécialede Jean-Claude Duvalier ». Magali Comeau Denis témoigne pour tous les HervéDenis arrêtés, emprisonnés, torturés, assassinés ou qui ont disparu. Elle tanceceux-là qui font servile courbette devant le nazillon depuis son retour enHaïti, les « amis, cousins, frères de ses propres victimes venus l’acclamer »(p.120) comme pour mettre à distance salutaire « Cette terreur (destinée à)distiller la peur, en imprégner tout un peuple pour le déshumaniser,l’annihiler, pour mieux l’asservir, et s’enrichir, et se perpétuer. » (p. 121)À l’aune de la vérité historique, elle rappelle avec force que « La dictaturefut totalitaire, le désastre total. Aujourd’hui encore, comme depuis 1986, lespuissances « amies » d’Haïti, fidèles à elles-mêmes, relayant le discours desoffenseurs ou banalisant le crime, invitent ce pays, comme si la mémoirefaisait obstacle au progrès, à « ne pas revenir sur le passé », car il faut setourner vers l’avenir, il faut de toute urgence s’atteler à cette reconstruction,il faut… il faut… » (p.122)
Un livre à lire, relire et partager.On aurait souhaité que l’éditeur –malgré l’urgence, on le comprend, de publiercette importante contribution qu’est « LE PRIX DU JEAN-CLAUDISME – Arbitraire,parodie, désocialisation »–, soumette le manuscrit final à une révisionlinguistique professionnelle avant la sortie du livre. Cela nous aurait épargnéles indigestes crampes orthographiques qui polluent l’ensemble. Sur un autreregistre, on comprend difficilement que cette publication de qualité, qui feradate en raison de son objet et de sa pertinence, ne consigne ni la paroleassociative ni celle des témoins qui s’expriment par-devant la Cour d’appeldans le cadre des poursuites engagées contre le nazillon Jean-Claude Duvalierpour crimes contre l’humanité et détournements de fonds publics. Ce choixéditorial douteux sinon sectaire, pour déplorable qu’il soit, n’invalidepourtant pas le travail conséquent des contributeurs : la meilleure façon de lesaluer est d’offrir un exemplaire du livre à un ami, un parent, un jeune néaprès 1986.
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NOTES
1 « Haïti-Duvalier : une seconde séance fixée à la huitaine, après des heures « historiques » à la cour d’appel». AlterPresse, Port-au-Prince, 28 février 2013.
2 « Un rapport de la Banque mondiale(BM) sur le développement dans le monde, rédigé en 1997 et cité dans l’arrêtsuisse, souligne que « Jean-Claude Duvalier s’est exilé en France avec unpactole évalué à 1,6 milliard de dollars ». Voir le journal Libération,Paris, 19 septembre 2009. « Bébé Doc – Les comptes sont contés »
3 Idem, Ibidem
4 Renaud Vivien. « Le blocagedes fonds Duvalier en Suisse – Une dernière chance à saisir pour rendre justice au peuple haïtien. » Comité pour l’annulation de la dette du Tiers-monde, 17juillet 2007.
5 Gérard Pierre-Charles.Radiographie d’une dictature – Haïti et Duvalier. Éditions Nouvelle optique,Montréal, 1973; 3e édition : Cresfed, Port-au-Prince, 1986; récente parution :Éditions de l’Université d’État d’Haïti, Port-au-Prince, 2013.
6 Robert Berrouët-Oriol. « Tentativede réhabilitation de Jean-Claude Duvalier (3e partie) – AU NOM DU PÈRE ET DUFILS ET DE SAINT-NICOLAS… ». Article paru sur différents sites amis.
7 Robert Berrouët-Oriol. « Lettre ouverte d’un poète au quotidien Le Nouvelliste d’Haïti – LA TENTATIVE DE RÉHABILITATION DE JEAN-CLAUDE DUVALIER EST UN FLAGRANT DÉNI DE JUSTICE ». DansPotomitan, 13 février 2013.
8 Bayard, J.-F, Ellis, S.,Hibou, B. La criminalisation de l’État en Afrique. Éditions Complexe,Bruxelles, 1997
9 Sur la problématique du choléra enHaïti, consulter l’excellente analyse de l’économiste Junia Barreau, « Le choléra en Haïti : dossier en dix points ».
10 « Haïti-Duvalier : des organisations de droits humains saluent la cour d’appel qui exige un mandat d’amener contre l’ex-dictateur ». AlterPresse, Port-au-Prince, 22 février 2013.
Voir aussi « Haïti-Duvalier : les enjeux de l’instruction de la Cour d’appel. AlterPrese,Port-au-Prince, 27 février 2013. Voir égalementle Collectif contre l’impunité – COMMUNIQUÉ « L’IMPUNITÉ NE PEUT ÊTRE LE DESTIN D’HAÏTI » daté du 22 septembre 2011, Port-au-Prince. Texte disponible sur lesite de l’organisation féministe Kay fanm.
11 Roland Bélizaire. « Démocratie,dictature et développement : ruptures et continuités – Le cas d’Haïti(1970-2004) ». Colloque international tenu à Port-au-Prince du 14 au 17novembre 2006. Dans AlterPresse du 20 octobre 2007.
AUTRES RÉFÉRENCES À CONSULTER
I. Klein, Yves. « L’État requérant lésé par l’organisation criminelle : l’exemple des cas Abacha etDuvalier ». Dans JD Supra Law News, Sausalito, California, 10 janvier 2010.
II. Madelin, Philippe. L’ordes dictatures. Éditions Fayard, Paris 1993
III. Masmejan, Denis. Le clan Duvalier était bien une « organisation criminelle ». Journal Le Temps (Suisseet régions).
IV. « La Suisse bloque les avoirs de Jean-Claude Duvalier ». Journal Le Monde, Paris :
V. « Les poursuites contre Jean-Claude Duvalier – Haïti, un rendez-vous avec l’Histoire ». Par la Human Rights Watch,14 avril 2011.
VI. Texte de loi appelé « Lex Duvalier » (Loi Duvalier) -sur le site officiel de la Confédération suisse- Loi fédérale sur la restitution des valeurspatrimoniales d’origine illicite de personnes politiquement exposées (Loisur la restitution des avoirs illicites, LRAI) du 1er octobre 2010 (État le 1erfévrier 2011).
VII. Lemoine Patrick. Fort-Dimanche,Fort-la-Mort. [Nouvelle édition revue et augmentée], Freeport (N.Y.) : Fordi 9,2006, 307 pages.