LA VIE À BOIRE
Par André Brochu
Texte paru dans Lettres québécoises no 144, hiver 2011; reproduit avec l’aimable autorisation de l’auteur.
Danny Plourde, Joseph Morneau. La pinte est en spécial (Roman)
Montréal, VLB éditeur,2011, 280 p. 25.95 $
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Le roman a deuxtitres :
a) le nom du protagoniste
b) un motif récurrent, la bière,symbole du petit monde où s’enlisent les personnages.
DannyPlourde est, à ma connaissance, le seul écrivain d’ici qui coiffesystématiquement ses écrits de deux titres. Il l’a fait pour ses poèmes, Vers quelque (sommes nombreux à être seul),Calme aurore (s’unir ailleurs, du napalmplein l’œil), etc. Les parenthèses n’introduisent pas un sous-titre maissont une commodité de présentation.
La vie en double
Pourquoi ainsi doubler le titre ?Parce que le sujet du livre est nombreux,irréductible à une seule approche. Nous sommes, en effet, en pleine et opaqueexistence, et le quotidien submerge les consciences. À cet égard, Danny Plourdeest proche de cet autre romancier, lui aussi poète, Jean-Simon DesRochers, quiécrit à propos de son dernier roman : «Jepratique une écriture qui est énormément matérialiste et qui est donc uneécriture du corps»[1].
ChezPlourde, même hypernaturalisme et même description insolente de la viephysique, notamment amoureuse. Les personnages qui hantent le bar Le Port desVagues, où le jeune Joseph Morneau est serveur, sont des gars et des filles onne peut plus allumés, qui se rencontrent volontiers chez les uns et les autrespour faire la fête et assouvir leurs besoins sexuels. L’auteur, sur cettedonnée, construit une intrigue bien charpentée et qui débouche sur des écartsde conduite très sérieux. C’est ainsi que Morneau, qui est plutôt brave gars,en vient à tuer un salaud qui a violé la femme qu’il aime ; que ses bons amis,deux fervents indépendantistes, enlèvent un ministre au cours d’un épisode quilaisse loin derrière les récits connus inspirés de l’enlèvement et de ladétention de Pierre Laporte, et que Morneau, par un pur hasard, en vient àsauver ledit ministre, non sans avoir abattu ses deux copains. Ces péripétiessont bien menées, relèvent d’un art fondé sur la scène narrative (représentation vraisemblable, détaillée), etservent admirablement l’intention de mettre en procès, sans sombrer dans leprêchi-prêcha idéologique, une ambiance socialement et politiquement corrompueainsi qu’une existence individuelle désertée de ses valeurs.
Contre les bienséances
Oui, «la pinte est en spécial», lehoublon imbibe les mentalités, les bipèdes des deux sexes sont campés de façontrès convaincante à travers leurs gestes et leurs dérisoires aspirations, maisaussi leurs côtés sympathiques. Tout en privilégiant une peinture du réelminutieuse, l’auteur retrouve le sens de l’intrigue propre au romantraditionnel et, en même temps, rejette ce dernier en refusant les bienséancesqui l’accompagnent. Des scènes d’une impudeur que, naguère encore, on eût jugéechoquante explorent le vécu avec beaucoup d’intensité. Cela semble correspondreà une tendance nouvelle de nos lettres également illustrée, on l’a vu, par unJean-Simon DesRochers. Il est étonnant et significatif que les deux écrivainssoient résolument réalistes comme romanciers et s’imposent aussi en tant quepoètes.
[1] Cité par Alice Méthot, «De l’amour et desrestes humains», Voir, 28 avril 2011.