L’Étathaïtien et la question linguistique :
timides mutations,grands défis
ParRobert Berrouët-Oriol
Paru dans LeNational, Port-au-Prince, le 27 août 2017
L’État haïtien, de 1804 à 2017, est-il intervenu de manière mesurabledans le champ linguistique ? En a-t-il d’ailleurs eu le projet, dès le 1erjanvier 1804, à la création de la République d’Haïti ? Des premiers débatssur la graphie du créole au cours des années 1940 en passant par la réformeBernard des années 1980, puis à la création hors-État, prématurée et fortdiscutable au plan jurilinguistique de l’Akademi kreyòl ayisyen, peut-on parlerde tâtonnements, de mutations significatives ou de conquêtes ? Quels sontaujourd’hui les grands défis d’Haïti en matière d’aménagement des deux languesofficielles du pays ?
Dans le livre de référence « L’aménagement linguistique en Haïti :enjeux, défis et propositions » (Cidihca et Éditions de l’Université d’État d’Haïti, 2011)–comme dans celui coécrit avec le linguisteHugues Saint-Fort, « La questionlinguistique haïtienne / Textes choisis», Éditions Zémès, juin 2017–, nousavons posé que les données de la configuration sociolinguistique d’Haïtidoivent être comprises à la lumière du mode de constitution de l’É́taten 1804. Les Pères de la patrie, au moment où ils signaient enfrançais l’Acte de l’Indépendance –premier document officiel du patrimoine linguistique etlittéraire d’Haïti–, n’avaient dans leur vision du monde que le modèlepolitique, culturel et économique des puissances coloniales européennes. Ilsont donc tout naturellement mis en œuvre un État ultra-centralisé,ultra-militarisé et, bien qu’ils aient tous été des créolophones, ils ontformalisé le 1janvier 1804, avec la Déclaration de l’Indépendance, un usage dominant dela langue française dans l’Administration et dans les autres sphères de lagouvernance de l’État. Il est attesté que les nouvelles élitespolitico-militaires et économiques —issues de la Révolution de 1804 etregroupées autour des Pères de l’Indépendance—, ont institué unesociété inégalitaire notamment en reconstituant l’enfer des plantations regroupantles paysans unilingues créolophones, les nouveaux libres. Ce faisant,ils ont institué un usage dominant de la langue française dans lagouvernance du nouveau pays conforme au seul modèle politico-militaire qu’ilsconnaissaient —le modèle colonial dans lequel le français était laseule langue de l’Administration, de la justice et des échanges officielsentre le pouvoir et les administrés. Dans la gouvernance de la nouvelleRépublique issue d’une guerre révolutionnaire anti-esclavagiste etanti-colonialiste menée au nom de l’idéal de liberté, la langue native des nouveauxlibres, le créole,n’estpas prise en compte : elle a eu de facto le statut « néant ». Dans cecontexte, c’est le mode de constitution du nouvel É́tat libre, proclamé le 1janvier 1804, qui inscrit dansles faits comme dans la législation la minorisation institutionnelle de lalangue parlée des locuteurs unilingues créolophones.
LEFRANÇAIS, LANGUE OFFICIELLE « PARDÉFAUT » EN 1804 VERSUSCO-OFFICIALITÉ DU CRÉOLE ET DU FRANÇAIS EN 1987
S’il allait de soi, dès l’Indépendance d’Haïti en1804, que le français était la seule langue officielle de la nouvelleRépublique, ce n’est qu’en 1918, en pleine occupation américaine du pays quela nouvelle Constitution lui fixe le statut de langue officielle (art. 24). Dansson livre « Le problèmelinguistique haïtien » (ÉditionsFardin, 1985), l’éminent linguistePradel Pompilus l’atteste en ces termes :
« De la constitution de 1801 à celle de 1889 qui est (…) en vigueurjusqu’en 1918, nos lois mères sont restées muettes sur la question de lalangue officielle : peut-être nos constituants ont-ils pensé quel’officialité de la langue française allait de soi puisque nos loisfondamentales et nos lois particulières étaient écrites dans cette langue. »
Au fil des ans, l’État haïtien est intervenu dans plusieurschamps du domaine éducatif (éducation formelle et/ou informelle) sans que l’onsache vraimentsi les objectifs linguistiques présumés ont été atteints.Dans tous les cas de figure, il importe de retenir que ces interventions n’ont à aucun momentemprunté la voie d’une législation linguistique contraignante accompagnéed’une réglementation d’applicationappelée à encadrer cette législation. En voici un bref survol selon LouisAuguste Joint (« Système éducatifet inégalités sociales en Haïti », L’Harmattan, 2006) :
STRUCTURES GOUVERNEMENTALESPOUR LA PROMOTION DU CRÉOLE ET DEL’ALPHABÉTISATION
1941 Comité de littératureet d’alphabétisation (en créole)
1947 Directiongénérale de l’éducation des adultes (en créole)
1948 Programmed’éducation ouvrière
1957 Office national dedéveloppement communautaire (ONDC)
1961 Office national d’éducation communautaire (ONEC)
1965 Office national d’alphabétisation et d’action communautaire(ONAAC)
1961 Office national d’éducation communautaire (ONEC)
1965 Office national d’alphabétisation et d’action communautaire(ONAAC)
1986 Office national departicipation et d’éducation populaire (ONPEP)
1989 Office nationald’éducation communautaire et d’alphabétisation (ONECA)
1994 Secrétairerie d’État àl’alphabétisation (SÉA)
DÉCRETS ET LOIS
Loi sur la planification de lacampagne d’alphabétisation (1961) ;
Loi organique du départementde l’Éducation nationale (1979) ;
Loi autorisant l’usage ducréole dans les écoles comme langue d’enseignement et objet d’enseignement(18 septembre 1979) ;
Décret organisant le systèmeéducatif en vue d’offrir des chances égales à tous et de refléter laculture haïtienne (1982);
Constitution de 1987.
Au plan jurilinguistique, c’est la Loi du 18 septembre1979 qui établit explicitement le statutdu créole à titre de langue d’enseignement et objet d’enseignement. Et pourla première fois dans l’histoire nationale, la co-officialité des deux langueshaïtiennes est instituée par la Constitution de 1987. La reconnaissance dustatut officiel des deux langues du patrimoine linguistique haïtien marqueainsi une avancée historique de premier plan, et c’est précisément cetteConstitution de 1987 qui –malgré ses lacunes en matière de provisions jurilinguistiques–,institue, à l’article 40, l’obligation pour l’État de diffuser dans les deuxlangues officielles du pays ses « lois,arrêtés, décrets, accords internationaux, traités, conventions… ».Mais pareille obligation, de 1987 à 2017, n’a pas été mise en œuvre par l’Étathaïtien qui ne dispose toujours pas d’un service national derédaction/traduction bilingue de ses textes de loi…
RTICLES DE LA ONSTITUTIONDE AYANT UN RAPPORT AVEC LES DEUX LANGUESOFFICIELLES D’HAÏTI
rticle Tous les Haïtiens sont unis par une languecommune : le créole.
Le créole et le français sontles langues officielles de la République.
rticleL’arrestation et la détention,sauf en cas de flagrant délit, n’auront lieu que sur un mandat écrit d’unfonctionnaire légalement compétent.
rticlePour que ce mandat puisse êtreexécuté, il faut :
a) Qu’il exprime formellement en créole et en français le ou les motifs del’arrestation ou de la détention et la disposition de loi qui punit le faitimputé.
rticleObligation est faite à l’État dedonner publicité par voie de presse parlée, écrite et télévisée, enlangues créole et française aux lois, arrêtés, décrets, accordsinternationaux, traités, conventions, à tout ce qui touche la vie nationale,exception faite pour les informations relevant de la sécurité nationale.
rticleL’autorisation de fonctionner desuniversités et des écoles supérieures privées est subordonnée àl’approbation technique du Conseil de l’Université d’État, à uneparticipation majoritaire haïtienne au niveau du capital et du corpsprofessoral ainsi qu’à l’obligation d’enseigner notamment en langue officielledu pays.
rticle Une Académie haïtienne est instituée envue de fixer la langue créole et de permettre son développement scientifiqueet harmonieux.
QUE DÉDUIRE DE CET ARPENTAGE ?
Les données qui précèdent indiquent qu’il y a eu, de la part del’État haïtien, à la fois tâtonnements, mutations significatives et relatives conquêteslinguistiques. Il importe toutefois de les mettre en perspective, notamment parrapport à la Déclarationuniverselle des droits linguistiques » de 1996. Car les droitslinguistiques sont à la fois individuels et collectifs, ils constituent desdroits personnels inaliénables, et nous les avons identifiés au titre desdroits humains fondamentaux. Cette neuve manière de problématiser la questionlinguistique haïtienne –tout en ciblant le déficit législatif et de leadership de l’État haïtien–, permetde circonscrire le futur aménagement simultané des deux langues officielles dupays sur le terrain des droits citoyens et des obligations de l’État carl’aménagement linguistique est en amont une question politique, uneintervention planifiée de l’État dans le domaine linguistique.
Les notions qui sont au fondement decette vision sont celles de « patrimoinelinguistique bilingue », de « droits linguistiques»droit à la langue »droit à lalangue maternelle » créole, « d’équité des droitslinguistiques », de future « parité statutaireentre les deux langues officielles »didactique convergente créole-français»politiquelinguistique d’État » et de « législation linguistiquecontraignante ». Elles doivent régir toute entreprised’État d’aménagement simultané des deux langues officielles d’Haïti.
Cette neuve manière deproblématiser la question linguistique haïtienne se donne à mesurer dans notre articledu 7 février 2017 intitulé Lesgrands chantiers de l’aménagement linguistique d’Haïti (2017 – 2021) ». Elle trouve toute sa pertinence dans notre Plaidoyerpour la création d’une Secrétairerie d’État aux droits linguistiques enHaïti Le National, 18 et 19 avril 2017), future structure opérationnelle de l’État dontla mission consistera à :
formuler et mettre en oeuvre la politiqued’aménagement linguistique de la République d’Haïti ;
définir le cadre législatif de l’aménagement simultanédes deux langues officielles du pays et circonscrire le cadre institutionnel decet aménagement ;
définir les droits linguistiques de tous lesHaïtiens ainsi que les obligations de l’État en matière de droitslinguistiques, notamment en ce qui a trait au droit à la langue maternellecréole et à son emploi obligatoire dans la totalité du système éducatifnational.