Messagers en attente
Par Yves Chemla
Le Nouvelliste, 17 mai 2018
Un des passages les plus touchants du roman Le bout du monde est une fenêtre d’Emmelie Prophète met en scène le retour d’un des protagonistes sur les lieux de son enfance, le village de Suzanne, assoupi au bord de la mer, pas loin de Bondeau. Samuel a perdu Marcel, l’homme qui l’avait accueilli à Port-au-Prince, et fait son éducation, un vieux vendeur de kleren tranpe. Le conducteur du camion Dieu vivant, Joe, qui avait autrefois emmené Samuel à la capitale, le ramène au village, comme pour faire acte de la césure du deuil. À Suzanne, Samuel ne reconnaît plus personne, et la maison qu’il occupait avec sa grand-mère a brûlé. Dans la fin d’un dimanche après-midi, il se rend alors chez voisin Annonce, qui l’avait protégé, nourri, habillé et l’avait regardé partir, douze ans auparavant. « C’est toi Samuel ? C’est bien toi, mon garçon ? ». Ce sont des paroles simples, certes, et qui disent la pleine conscience du besoin d’affiliation, sujet central du roman. La paternité y est élective, comme le suggère le déterminant possessif qui n’exprime pas la possession. Les grammairiens et les linguistes nous l’apprennent si nous n’avions pas immédiatement compris que ces mots, « mon petit », font de celui qui les articule un interlocuteur possible pour celui à qui il s’adresse. L’absence de ce possessif renverrait Samuel à une désignation extérieure, l’équivalent d’une assignation. Ce sera « le petit » ou bien « Ti gason », dans les courées de Flanm Dife, où il loge avec Marcel. « Mon petit » : expression immédiate de l’affection et d’un regard partagé.
C’est à ces détails que s’arrête ce roman, parce que de ces moments découle une chaîne d’explications, mi-implicite, mi-déterminée, qui rend compte d’un malaise profond entre les êtres et qui prend la forme d’une incommunicabilité partielle et rédhibitoire. Partielle, parce que les personnages partagent des espaces continus ; rédhibitoire, parce qu’ils se figurent souvent l’autre comme un autre, avec lequel la relation serait empêchée par des barrières.
C’est sans doute de ce manque que provient le désastre : aux mères disparues, ou bien dans un ailleurs inquiétant correspondent des pères en fuite, et des enfants qui doivent apprendre à survivre, sous peine de disparaître. Ce n’est pas seulement la question de la survie qui est en jeu, mais les raisons de celle-ci. À quoi sert-il de se battre quand tout autour de soi ce n’est que solitude et désespoir ? Comme si chacun expiait. Mais quoi ? C’est une bien longue histoire que prend en charge le roman, mais plus encore que son épaisseur temporelle, c’est son inscription comme une fêlure irréparable au sein des êtres qui marque les esprits. Et qui ramène les questions à d’autres questions, encore. Et puis à d’autres manques : « Voilà ce qui nous manque dans ce pays, une belle et grande histoire commune où les souvenirs se ressembleraient enfin », affirme la jeune femme, Rose. Elle passe ses journées à observer Samuel, qui travaille dans le garage situé en contrebas de sa fenêtre. C’est une autre rencontre, l’autre axe de cette histoire, et qui met le lecteur aux prises avec une réalité qui n’en finit plus de durer. Nous sommes dans une partie de Turgeau qui voit arriver la décrépitude. Il faudra revenir sur cette expression, qui est déjà affirmation de la haine sociale. Parce que cette maison appartenait à un couple de phénotypes plutôt clairs, dont la fille unique, Madeleine, a autrefois décidé de se dégourdir, avec Alix, plutôt pauvre et immanquablement de phénotypes foncés. Ils se sont mariés, elle a accouché de jumelles dissemblables, Rose et Lilas. Autant Lilas est expansive et revendique la jeunesse de son corps, autant Rose est effacée, maigre et renfermée. Ses parents à elle sont morts. On dit : par honte de ce déclassement. Il faudra aussi revenir sur ce mot.
Les époux n’ont pas réussi pour autant à trouver les mots qui leur auraient permis de se rencontrer vraiment. Ils sont victimes de ces mots abjects : décrépitude, déclassement. Alors que, peut-être, ce qui est arrivé, ce qu’ils ont fait, Madeleine et Alix, ouvrait une vraie chance. Mais ça n’a pas lieu, et le désastre lentement fait glisser les choses et les êtres par terre, au point qu’on les voit ramper. Au point que même la maison en bois semble se courber jusqu’à l’affaissement sur le trottoir, et dans la rue. En se cherchant chaque jour, Rose et Samuel croient qu’il est possible de se construire par le seul regard. Peut-être même de se redresser. Ils ne se parlent pas directement, mais croient pouvoir faire vivre cette interlocution en eux.
Ce défaut de parole, Samuel en avait déjà fait l’épreuve : aucun échange avec la grand-mère, puis Marcel, qui au début nourrit Samuel, malade, à la cuiller, est un adepte du silence. Solitude et silence : la parole tient d’abord du monde des autres, qui saturent en quelque sorte l’épaisseur du monde. Mais ces paroles, on le pressent, ne sont que rumeur, et on y est étranger. C’est Marcel qui inculque ce constat comme une règle à Samuel. Lui-même préfère la nuit, et celles et ceux qui la traversent : prostituées, déclassés; « il faisait tout ce qu’il pouvait pour aider ces pauvres diables que tous oublient, qui finissent eux-mêmes par croire qu’ils n’existent pas, qu’ils ne font pas partie du pays ». Mais Marcel retient en lui un terrible secret, comme l’apprend à Samuel le vieux Baka, qui n’est plus un démon, un substitut peut-être de Dambala-wédo, celui qui apporte des connaissances.
Au milieu de cette constellation, une aventure tente de prendre corps, entre Rose et Samuel. L’incompréhension est précédée de ce qui sonne comme une faille : « Ce pays avait inventé toutes les frontières, depuis toujours entre eux ». Quelque chose ici ne parvient pas à prendre corps, qui est la parole projetée hors de soi, dans le souci de communiquer. Samuel découvre une sorte d’en-deçà du silence, « une forme de conversation avec lui-même, avec les choses, avec les lieux, avec les autres ». En lui-même, et non pas avec les autres. Alors, la parole se perd en se glissant dans sa propre perversion. D’abord en superposant à la Rose réelle qui se tient en face de lui l’image d’une autre, Metrès dlo, qui pourrait le saisir et le garder pour elle, à regarder ses peignes miraculeux. Et puis, surtout, à inventer un dialogue. Ce roman intérieur est désastreux, même si son expression tient du sublime : « Connaissez-vous comme moi le silence ? (…) Celui qui vous encercle, vous emprisonne, vous tétanise ? » À quoi le fantasme de Rose répond : « Savez-vous que moi aussi je connais des désarrois immenses ? Savez-vous ce que ça veut dire d’être piégée par ses propres peurs, par sa propre lâcheté ?» Et Samuel de renchérir sur la séparation : « Vous avez tout pour vous. Vous avez été à l’école, vous avez un nom, des parents, vous vous prenez pour des Blancs, des étrangers. » Décidément, on ne se sort pas de ces visions affamées de l’autre. Ça déclenche un autre fantasme, ce qu’on croit qu’on est pour l’autre : « Vous devez me trouver fou à rester là, dans mes pauvres habits, dans la poussière, dans le cambouis, à vous regarder, belle derrière votre fenêtre ». Ad libitum… Le bovarysme n’est pas mort, encore. Il s’inscrit au cœur de la description sociale sauvage, menée pourtant quotidiennement.
Et Rose, comment se voit-elle ? Peut-être pas si loin de lui que ne le croit Samuel. « Rose aurait voulu être une chienne. De celles qui courent partout, affamées, sans propriétaire, qui copulent avec les chiens, sans honte. Sans vergogne. » Comme un rebut, mis à l’écart de ce qui, de toutes les façons, et par quelque bout qu’on la prenne, ne fait pas vraiment une société. Peut-être une horde, qui chercherait depuis la limite de l’humanité à construire cette société enfin nouvelle, qui prendrait vraiment le risque de l’autre. Mais pour l’instant, ils se ratent encore, Rose et Samuel. Il aurait suffi peut-être de légèrement modifier l’angle de vue. Mais on n’en est encore pas là. Ce serait là le souhait d’une construction qui sait que la violence réitérée n’a rien permis de modifier en profondeur. Pour l’instant, ils laissent filer le temps.
La narration prend en charge ce manque de concentration sur le passage du temps par les personnages de Rose et Samuel. Ils n’en ont conscience qu’une fois que c’est passé, et pas dans son déroulement. Ainsi, de chapitre en chapitre, le passage se fait souvent par un procédé quasi cinématographique de fondu enchaîné. On passe ainsi dans les pages du début, d’Annonce à Rose, de Rose à Annonce, de Rose à Samuel. Souvent, le premier mot de la séquence est le nom d’un protagoniste. Comme si ça procédait par glissements, qui viendraient changer les lieux et les personnages par superposition et substitution, ce qui conférerait une épaisseur momentanée. C’est une façon particulièrement efficace de fabriquer un temps sans durée. De donner au texte cette impression de hors-temps, comme il y a un hors-champ. Et précisément, on sait que c’est là que ça se passe, dans le hors-champ, dans la parole qui cherche sa voie. On l’aura compris : l’écrivaine ne parle pas à la place des personnages. Elle les accompagne.
À distance appréciable de ceux qui assènent certitude et obligation à signifier la surface de l’évidence, ou la réduction de l’existence à des concepts rassurants, il existe une littérature qui prend ses marques du côté de l’insignifiance apparente, au plus près des existences les plus précaires. Où les mots justement ont obligation de donner forme au ténu, à la misère, la faim, la crasse, la promiscuité fétide, mais aussi à la cristallisation de l’amour. Présenté ainsi, Le Bout du monde est une fenêtre d’Emmelie Prophète aurait quelque chose de scabreux, tant on considère la réalité du quotidien sans paraître jamais toucher le bout de cette exigence, depuis que la littérature s’est tournée résolument de ce côté du monde. Et alors ? Ça n’empêche pas la chaudière à malheur de continuer à faire bouillir cette réalité. À resservir ces haines recuites. Justement, se complaire dans ce ressassement témoigne du surplomb qu’on ne veut plus voir, de certitudes mal à propos et de cette prétention à dire le bien, quand c’est le mal qui habille le monde. Le propre de la littérature n’est pas de changer ce dernier, à l’instar de ce qu’un romantisme adolescent pouvait donner à espérer. Le changement qu’imprime la littérature à la réalité est d’abord d’en acérer la représentation.
Mais que ceci aussi demeure comme un pari, voire un horizon, qui recule sans cesse. Atteindre cet horizon ce serait bien le rêve d’enfants qui nagent au risque de disparaître dans un éclat de rire, ou bien de ceux qui se mettent en demeure de changer le monde en en modifiant de façon sensible la représentation. Il n’y a pas de clôture : Le bout du monde est (encore) une fenêtre. Nous voilà un peu à l’écart de nous-mêmes, c’est-à-dire de nos propres certitudes. Le roman nous disait d’emblée à la fois son impossibilité et son espérance, et il nous a appris, le temps de la lecture, à faire nôtre cette double exigence.