Menteries sur la patrie, violence et exils : la guerre selon les narratrices de Gisèle Pineau dans « Paroles de terre en larmes » (1987) et L’Exil selon Julia (1996)
Par Tina Harpin
Université de Guyane (EA MINEA)
Pour citer cet article :
Harpin, T. (2015). Menteries sur la patrie, violence et exils : la guerre selon les narratrices de Gisèle Pineau dans « Paroles de terre en larmes » (1987) et L’Exil selon Julia (1996). Études littéraires africaines, (40), 91–109.
URI : https://id.erudit.org/iderudit/1035983ar
DOI : https://doi.org/10.7202/1035983ar
Réfléchir à la façon dont les romanciers des anciennes colonies ont perçu et mis en scène les répercussions des deux Guerres mondiales dans leurs écrits conduit à se pencher sur la question du rapport des écrivains à la guerre, essentielle sur les plans éthique et esthétique. Il semble indispensable en effet de s’interroger sur ce que la rhétorique d’un écrivain peut avoir en commun avec une rhétorique de la violence. Pourquoi et comment l’écrivain adopte-t-il une parole belliqueuse ou pacifiste? À quelles fins ?
Aux Antilles, la guerre qui occupe les écrivains antillais de la fin de la première moitié du XXe siècle concerne d’abord l’écriture : à la fin des années 1920, une nouvelle génération d’auteurs partis à la conquête de la langue française est en lutte contre les mensonges de la colonisation. L’écriture même est alors envisagée comme un combat, un défi à relever contre les dominations et les fausses vérités. En 1939, dans Cahier d’un retour au pays natal, Aimé Césaire rêve une révolte quand il écrit que « [l]a négraille aux senteurs d’oignon frit retrouve dans son sang le goût amer de la liberté » 1. À la même époque, dans Tropiques, Suzanne Césaire célèbre une poésie qui mord et se défend, une poésie « cannibale » aux antipodes de la « littérature de hamac » ou « de sucre et de vanille » 2. Plus de cinquante ans plus tard, Patrick Chamoiseau réactive la métaphore guerrière quand il se dit « Guerrier de l’Imaginaire » dans son essai Écrire en pays dominé 3, inspiré entre autres par son dialogue fictif avec un « vieux guerrier » survivant de l’esclavage 4.
L’auteure à laquelle je m’intéresse dans cet article ne s’est jamais proclamée guerrière. Née en 1956 de parents guadeloupéens et d’un père militaire de carrière, Gisèle Pineau a plutôt pour maître-mot « l’espérance ». Ce terme à connotation religieuse, doux et apparemment inoffensif, parcourt ses récits et donne son titre à l’un d’eux 5. Pourtant, le thème de la guerre ne laisse pas cette écrivaine indifférente, tant s’en faut. Dans la nouvelle « Paroles de terre en larmes » parue en 1987, puis dans son roman publié en 1996, L’Exil selon Julia, elle rend hommage aux Antillais oubliés des deux Guerres mondiales et plus particulièrement aux femmes, vues comme prisonnières de l’Histoire. À l’instar de l’écrivaine imaginée par Daniel Maximin dans L’Isolé soleil, la romancière semble avoir saisi qu’« il faut accomplir deux naissances, la première bien réelle hors du ventre maternel, et l’autre plus secrète et imprévisible, hors du ventre paternel ». Ses écrits illustrent effectivement l’idée selon laquelle l’« histoire est un piège tendu par nos pères » 6.
J’analyserai la manière dont Gisèle Pineau parvient à décentrer le regard sur les oubliés de l’Histoire et comment ce renversement de point de vue passe par une prise de parole des femmes et une dénonciation de la « menterie » de la guerre. Au cœur de la rencontre de l’histoire et de l’intime qui s’opère dans ces récits se trouve une réflexion sur le langage et la valeur des discours politiques. J’expliquerai comment cette réflexion est approfondie de la nouvelle au roman, puis je m’attarderai sur les enjeux d’une réception critique de ces textes.
Le soldat déchu dans « Paroles de terre en larmes » (1987) : antimilitarisme et sensualisme
L’écriture de la guerre, chez Gisèle Pineau, s’inspire de l’expérience vécue et des souvenirs transmis ou devinés. Alors que les récits d’écrivains antillais sur les deux Guerres mondiales mettent souvent en scène des hommes au caractère héroïque 7, « Paroles de terre en larmes » et L’Exil selon Julia ont la particularité de faire entendre des narratrices et de faire la lumière sur des expériences féminines de la guerre. La nouvelle présente le récit de Félicie, une femme âgée restée en Guadeloupe, qui songe à son amour Maxime, devenu infirme et fou après avoir combattu comme soldat durant la Deuxième Guerre mondiale. Quant au roman publié neuf ans plus tard, il donne la parole à une jeune Antillaise prénommée Gisèle, alter ego de l’auteure, fille de militaire et observatrice espiègle de sa grand-mère guadeloupéenne, Julia dite Man Ya, ramenée lors d’un voyage au pays par le père de Gisèle pour la tirer des griffes d’un grand-père brutal. Si la figure de l’aïeule est présente dans les deux récits, elle perd la fonction de narratrice dans le roman. La voix de Félicie caractérise l’originalité de la nouvelle par le discours antimilitariste féroce qu’elle porte et qui se voudrait en outre emblématique d’une sensualité injustement frustrée.
Gisèle Pineau imagine cette voix, quand, à 21 ans, elle participe au concours « Écritures d’îles », organisé en 1987 par le Centre d’action culturelle de la Guadeloupe associé aux écrivains Maryse Condé, Daniel Maximin, Simone Schwarz-Bart, aux libraires de Guadeloupe et à RFO Guadeloupe. Sa nouvelle, choisie parmi les 12 sélectionnées sur les 171 reçues, est récompensée par le « Grand prix du jury ». Son récit revient sur un épisode encore méconnu de l’histoire : « la dissidence », terme qui désigne le ralliement de près de cinq mille Antillais 8 aux troupes de la France Libre du Général de Gaulle. Partis à bord de canots de fortune ou de bateaux traditionnels appelés « gommiers », ils ont rejoint les îles anglaises et ont été qualifiés de « dissidents » par l’Amiral Robert, Haut-Commissaire de la République aux Antilles établi en Martinique, soumis depuis juillet 1940 à l’autorité du Maréchal Pétain, comme le gouverneur de la Guadeloupe, Constant Sorin.
La période qu’on nomme en créole an tan Robè (« du temps de Robert ») ou an tan Sorin (« du temps de Sorin ») fut marquée par la répression et les dures conditions de vie liées au blocus américain. Les deux îles étaient aux mains des militaires, de nouveaux représentants religieux, des notables métropolitains, ainsi que des Blancs créoles ou « Blancs pays », dits aussi « Békés ». Comme l’explique Éliane Sempaire, « le régime de Vichy met au jour l’antipathie [de ces derniers] à l’égard du suffrage universel, de la démocratie républicaine, de l’instruction populaire et leur sympathie pour les régimes forts et autoritaires » 9. Dans son roman Diab’La, censuré pendant la guerre 10, Joseph Zobel rend bien compte de l’atmosphère d’exploitation, de racisme et de surveillance qui règne alors. Gisèle Pineau n’est donc pas la première à aborder ce sujet qui connaît un regain d’intérêt dans les années 1980. La sortie en librairie du tome V de L’Historial antillais 11, consacré aux Antilles de 1914 à 1945, fait date avec les articles de Camille Chauvet et de Laurent Farrugia sur la question, car, comme l’explique Julien Tourelle, « [a]uparavant aucune publication d’importance ne retraçait l’histoire de la résistance à Vichy dans la Caraïbe » 12. Plusieurs auteurs antillais avaient néanmoins évoqué cette résistance, tels Joseph Zobel, Édouard Glissant, Daniel Maximin, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant 13. Mais, contrairement à la plupart de ces écrivains hommes, Gisèle Pineau n’entre pas dans les détails de cette histoire complexe. Elle adopte un point de vue distancié : celui de la narratrice, Félicie, une humble femme du peuple, qui, déjà vieille, repense à son amour de jeunesse et à la façon dont la guerre l’a détruit.
Félicie se confie au lendemain de la mort de son amoureux, comme on le comprend à la fin du récit. Ses gestes et ses mots en font un personnage sensuel et l’incipit la présente dénouant ses cheveux et songeant à l’amour. Elle évoque le portrait de l’aimé, « l’éclat de ses dents », son « rire gras », la « tiédeur de son souffle ». L’auteure joue volontiers sur une certaine écriture érotique de la femme antillaise même si apparaît déjà dans ce récit de jeunesse son obsession pour la maltraitance infligée au corps féminin. La guerre s’oppose brutalement à la sensualité parce qu’elle supplante et corrompt l’amour : tout se passe dans la nouvelle comme si l’Histoire entrait dans le Jardin d’Éden, ou plutôt comme si elle enlevait Maxime du Paradis pour l’envoyer à Monte Cassino perdre un bras. La vie antillaise n’est pas totalement idéalisée puisque la narratrice évoque les tracas du quotidien, le labeur des amarreuses aux champs et le travail des lavandières à la rivière. Félicie, dont le nom promet tant de bonheur, est présentée comme celle qui a été injustement privée de tous les plaisirs et dont la sensualité fait référence aux richesses de la terre antillaise délaissée par l’homme aimé parti en soldat sauver « la mère-patrie ».
En abordant le drame historique à travers le point de vue intime et apparemment naïf de Félicie, Gisèle Pineau désacralise les héros partis au secours de la France libre ; elle montre leur désespoir et le fait qu’ils n’ont pas reçu de récompense au retour du front. Le récit nous prive ainsi de la scène de rencontre amoureuse et lui substitue d’emblée une terrible scène d’adieu, comme pour mieux révéler l’intrusion du politique dans la sphère privée : « Un jour, il s’est planté devant moi […] Il a dit : “tu es ma femme, mais la France est ma mère” » 14. Félicie reste sans voix face à cette annonce puis chante mal à propos « Maréchal nous voilà ! ». Maxime la rabroue. Lorsqu’elle lui demande de lui expliquer ce qu’est la France libre, il lui rétorque avec mépris que « [l]es femmes sont des oiseaux sans cervelle qui ne savent que chanter et montrer leur plumage », provoquant cette réponse :
[L]a France c’est un caca de chien qui sèche au soleil de midi sur la route… la guerre là-bas c’est un « pitt à coqs » 15. Tu vas te mêler de séparer des coqs toi ! Ils vont te crever les yeux ! De Gaulle c’est un mancellinier, vas-y dans son ombrage et attends voir la pluie…
Il a dit : « Tais-toi tu n’es que paroles et vents… la mère patrie a besoin de moi. »
J’ai dit : « Tu n’es que sueur et sang. Tu vas chercher ta mort, là-bas de l’autre côté de la mer, sur la terre des Blancs. »
Il a dit : « Je reviendrai Félicie » 16.
Il est intéressant que l’écrivaine ait fait le choix d’une narratrice qui ne soit ni une Gerty Archimède ni une Suzanne Césaire. Ni instruite ni engagée politiquement, Félicie prophétise la défaite de son amoureux, et le récit semble lui donner raison. Toute conséquence positive de la victoire de la France libre se trouve ainsi gommée dans ce récit.
En tant que lecteurs critiques, nous avons à nous interroger sur l’image de la femme noire « du peuple » 17 qui est donnée dans ce récit. Si Gisèle Pineau se défait du mythe du héros guerrier, du mâle antillais survivant en toutes circonstances, que dire de ce portrait de femme noire humble, attachée aux plaisirs simples, qui, se tenant à distance de tout engagement politique, prédit les échecs de l’Histoire, avec son simple bon sens ? Même si Félicie n’est pas explicitement considérée comme la représentante de toutes les femmes du peuple, l’adoption de son point de vue dans la nouvelle tend à en faire une figure emblématique des femmes de sa condition. Aussi peut-on se demander si un tel point de vue ne risque pas de créer paradoxalement un nouveau point aveugle de l’Histoire 18. En réalité, ne serait-ce pas à nous, lecteurs, de prévenir tout danger de reconduction d’une représentation stéréotypée de la femme du peuple antillaise dans notre lecture du texte ? L’écrivaine prend elle-même ses distances au fil de ses écrits avec ce type de figure féminine 19, associée aux traditions et à une prétendue identité antillaise « authentique ». Si Félicie tend à incarner la femme antillaise et les Antilles dans le récit de Gisèle Pineau, c’est sans doute aux lecteurs et aux critiques de cerner (au double sens du mot) les implications de cette piste interprétative inscrite dans le texte même. Nous y reviendrons.
Il est néanmoins clair que le choix d’une narratrice telle que Félicie permet de dénoncer plus violemment la guerre et le rapport des colonies avec leur « mère patrie », la France. Son regard naïf et son franc-parler créent en effet une ironie d’autant plus cruelle, comme dans ce passage où Maxime revient de la guerre :
Il a dit : « La guerre a été dure ! » Il s’assied sur mon lit. […] Il regarde son épaule vide : « J’ai perdu un bras… » J’ai répondu : « J’ai bien vu ça. Ta mère l’a gardé en souvenir. » Ma tête est pleine d’amertume. Du fiel coule de mes lèvres. Il est fier de lui le couillon ! Il raconte la guerre ! Il est caporal ! Il est pensionné ! (PTL, p. 15)
Ces accents antimilitaristes constituent une réaction contre l’identification patriotique des îles avec la « métropole » chérie. Elle insiste sur le récit mensonger et consolateur que son amoureux fait de la guerre et fait part de sa révolte : « J’ai envie de tomber sur lui comme un cyclone du jour de l’Assomption, pour dévaster la fête. Il est content de lui et de toutes ces bêtises qu’il a ramenées de là-bas ! Il fait l’important parce qu’il a perdu son bras à la guerre » (PTL, p. 16).
Félicie dévoile la douleur et le sentiment d’inutilité qui se cachent derrière les discours de parade :
Partout il va raconter la guerre à sa manière, il ment, il crée un personnage. Ils sont tous là, à l’écouter en admiration devant son bras invisible. […] Dans la case, c’est un invalide, que j’ai sur mon compte. Il ne peut rien faire car il lui manque un bras. Dans la rue, c’est un héros de la guerre, un voyageur, un connaisseur (PTL, p. 17).
Face à ce héros de guerre, la narratrice passe pour une ignorante, une femme sans charme, que Maxime, dans sa rage, identifie à son île, méprisée. Quand il se fâche, il la condamne par ces mots violents : « J’aurais dû rester en France, au lieu de revenir pour toi. Qu’est-ce que tu es d’après toi ? Une terre stérile, rien d’autre… » (PTL, p. 17). Le véritable héroïsme de Félicie vient de ce qu’elle reste, en dépit de tout, fidèle à Maxime. Elle lui rend visite à l’asile pour, dit-elle, « écout[er] sa folie » (PTL, p. 20). Cette fidélité, comme souvent dans les récits de Gisèle Pineau, atteste la supériorité du personnage féminin, valorisé pour son empathie. Mais malgré cette supériorité morale affichée, le lecteur ne peut s’empêcher d’éprouver de la pitié pour Félicie et sa triste histoire d’amour. Il serait exagéré de faire de celle-ci une victime, de même qu’il est excessif de réduire Man Ya, dans L’Exil selon Julia, à une figure de martyre passive. Gisèle Pineau a d’ailleurs déclaré à Christiane Makward qu’elle choisit des héroïnes fortes parce qu’elle est, « au fond », « une féministe » :
Tout au fond de moi, je n’aime pas la domination de l’homme sur cette terre et je n’aime pas non plus l’attitude des femmes qui s’infériorisent par rapport à l’homme. […] Les femmes ont toujours les beaux rôles, les grands rôles dans mes romans. Les hommes sont toujours un peu incompétents, ils sont absents… 20
Dans la même entrevue, l’auteure explique qu’elle pense « que les femmes sont davantage en quête de vérité, et de justice », et souligne que, dans ses textes, « souvent les hommes sortent d’une guerre ou ils vont faire la guerre », alors qu’elle-même « [s’]élève contre cette violence… ». L’écrivaine reconnaît en outre que son obsession pour la guerre lui vient de son enfance 21. L’importance de ses souvenirs de jeunesse transparaît précisément dans le roman qui voit le jour neuf ans après « Paroles de terre en larmes » et dont l’écriture se rapproche de l’auto-fiction 22. L’Exil selon Julia s’inspire en effet de l’enfance de Gisèle Pineau pour créer une fiction où la question de l’héroïsme méconnu des femmes est centrale. La réflexion sur la guerre prend ainsi une nouvelle ampleur dans ce roman, en développant les questions de l’identité, du rapport aux lieux et à l’écriture.
Autres guerres : Man Ya et Gisèle, résistantes à l’exil, au racisme et à l’assimilation dans L’Exil selon Julia (1996)
L’Exil selon Julia discrédite en grande partie la figure du soldat pour la supplanter par celles de personnages féminins que l’on aurait pu d’abord croire exclus de l’univers épique : une grand-mère (Julia dite « Man Ya ») et sa petite fille (Gisèle). Elles sont les principales protagonistes du récit et apparaissent comme de véritables combattantes. Seulement leur combat ne signifie pas une rupture avec la terre et la culture d’origine 23, à la différence de celui du soldat Maxime dans la nouvelle « Paroles de terre en larmes ». Gisèle, la fillette qui est la narratrice du roman, devient une figure de combattante lorsqu’elle s’aperçoit qu’elle est victime du racisme et d’un exil douloureux, comme sa grand-mère avant elle. Le racisme et l’exil sont en effet deux thèmes majeurs dont il n’était pas question explicitement dans la nouvelle publiée en 1987. L’abandon de Félicie symbolisait certes déjà l’abandon de la terre natale, jugée « stérile » par le soldat revenu au pays, mais l’expérience du racisme n’y était pas développée, et restait contenue dans l’expression laconique du désamour de Maxime pour sa femme et pour son île. L’Exil selon Julia fait en revanche du racisme subi en France par la grand-mère Julia et par ses petits-enfants une expérience centrale du récit.
Comme le notait Frantz Fanon en 1961, les temps ont changé :
Avant 1939, l’Antillais se disait heureux, tout au moins croyait l’être. Il votait, allait à l’école quand il le pouvait, suivait les processions, aimait le rhum et dansait la biguine. […] En 1939, aucun Antillais aux Antilles ne se déclarait nègre, ne se réclamait nègre 24.
La Deuxième Guerre mondiale, du fait de ses répercussions, est l’événement majeur expliquant le changement radical de l’Antillais après 1939. Les années soixante ont vu émerger la revendication violente et urgente de l’identité noire, dans le contexte militant du Black Power aux États-Unis et du Black Consciousness Movement en Afrique du Sud. Dans le roman familial L’Exil selon Julia, cet écart historique entre deux représentations identitaires (la fierté noire par opposition à l’assimilation) est clairement figuré par le décalage générationnel qui existe entre Gisèle et ses parents. Le père, dit « le Maréchal », a combattu toute sa vie pour la « mère-patrie ». Fier d’avoir installé sa famille à Paris, il n’est pas conscient des épreuves endurées par ses enfants et se trouve dépassé par les changements politiques en cours. Son épouse ne met pas non plus en question l’identification et le dévouement qui seraient dus à la France. En ce sens, le récit, inspiré par l’expérience de l’auteure 25, fait entendre la désillusion d’une nouvelle génération, en quête de reconnaissance et d’intégration. Ainsi que l’a bien vu Fanon, l’identification raciale « nègre » surgit quand sont chassées les douces illusions d’une intégration totale à la mère-patrie. Le problème du racisme, exposé dès l’incipit de L’Exil selon Julia, révèle cette rupture :
Négro / Négresse à plateau / Blanche-Neige /Bamboula /Charbon / et compagnie… Ces noms-là nous pistent en tous lieux. Échos éternels, diables bondissant dans des flaques, ils nous éclaboussent d’une eau sale. Flèches perdues, longues, empoisonnées, tranchant au cœur d’une petite trêve. Crachats sur la fierté. Pluie de roches sur nos têtes. Brusques éboulements de nos âmes… (EJ, p. 11)
Le champ lexical de la guerre est présent, mais sous la forme dégradée d’une infâme guérilla. Les mots « pistent », « bondissant dans les flaques », « flèches perdues », « crachats » ou « pluie de roches » évoquent une guerre sale, de traîtresses embuscades, un harcèlement au quotidien. Face à cette guerre qui ne dit pas son nom, les deux Guerres mondiales et les guerres d’indépendance qui suivirent passent au second plan du récit narré par Gisèle.
Si le roman maintient la guerre au second plan, c’est aussi parce qu’il tente de préserver la figure paternelle et celle des soldats. Les atrocités de la guerre ne sont pas évoquées et le père apparaît en pacificateur : « Partout il avait rencontré des hommes, armes à la main, en quête de paix » (EJ, p. 18). Le seul « bourreau » serait le grand-père, lui-même ancien soldat traumatisé par la guerre de 1914, qui maltraitait Grand-mère Julia au pays natal de la Guadeloupe. L’icône paternelle est cependant écornée quand la narratrice remarque que les femmes bâillent lors des conversations de leurs époux militaires parce que « [d]errière le paravent d’une simple fraternité, elles savent trop bien que ces hommes-là serrent aussi des secrets scellés dans l’honneur mâle » (EJ, p. 13). La fillette comprend de même qu’il ne faut pas rire et saisit sans pouvoir le nommer ce sentiment de dérision qui sourit à ces contes guerriers. […] Pauvres vies de figurants de la nation, revenant à genoux des tranchées où croupissent l’héroïsme, ses œuvres et ses médailles. Héros anonymes qui ont donné toute leur jeunesse à la France et n’ont connu qu’avec parcimonie le levain de la gloire (EJ, p. 13 et 14).
Comme souvent dans ce roman, les moments de comédie masquent à peine un ton pathétique plus âpre, qui semble bien être celui de la narratrice, double de l’auteure.
Si la critique porte moins sur les soldats que sur la nation qui les a enrôlés, c’est que le roman ne condamne pas tant la guerre que les faux-semblants de l’assimilation. Cet idéal d’intégration est désacralisé par le regard ironique que posent les femmes de militaires sur leur propre condition. Elles se souviennent de « [c]es soldats [qui] avaient débarqué [chez elles, au pays] comme prophètes avec en bouche le mot : France, grand augure de romances, belles robes, bals, souliers vernis et falbalas… » (EJ, p. 15). Elles avaient cru épouser, en même temps que des défenseurs de la France, la France elle-même et tout ce qu’elle représentait de luxe et de civilisation. Ce serait donc un idéal matérialiste plus qu’un idéal politique ou patriotique qui aurait subjugué ces victimes consentantes. Le récit fait le procès d’une certaine classe moyenne aux aspirations bourgeoises, accusée d’être la dupe du beau français : la langue maniée avec brio a en effet trompé, et la mère de Gisèle aurait commis la même erreur que Man Ya, leurrée en son temps par les « belles paroles » de son époux qui savait faire « voltiger » et « briller » le français dans les lettres qu’il envoyait du front (EJ, p. 69).
La critique de l’assimilation et de la petite bourgeoisie s’exprime également dans l’affection quelque peu condescendante que la famille éprouve pour Man Ya 26 et que souligne la narratrice. La grand-mère est ainsi d’abord présentée comme un meuble, ce qui trahit son statut de pièce rapportée au sein du foyer, et ce qui renvoie aussi, par un effet d’ironie tragique, au statut même des esclaves avant l’abolition :
Elle est là inoffensive en quelque sorte, pareille à un vieux meuble démodé taillé grossièrement dans un bois dur. Un genre de commode mastoc reléguée dans un coin de la cuisine depuis combien de générations. […] On la garde en affection et en respect […] (EJ, p. 15).
Man Ya étant illettrée, les enfants essaient sans succès de lui apprendre à écrire. Ses savoirs sont dévalorisés et elle se trouve souvent dans des situations ridicules. Un jour de pluie, elle est arrêtée par la
police parce qu’elle est allée chercher les enfants à l’école en manteau militaire (EJ, p. 72-73). L’épisode est pathétique, malgré les efforts du récit pour en faire une anecdote qui serait surtout comique. Man Ya vit en permanence la défaite et le récit la présente comme une prisonnière de guerre :
Elle ne comprend pas pourquoi on l’a menée en France.
Elle ne sait pas combien de temps elle devra rester là.
Pour quel office ?
Pour quelle mission ?
La tâche est rude, indéfinie. Et la France pour Julia c’est avant tout Tribulations et Emmerdations Associées… (EJ, p. 55).
Enlevée à son époux maltraitant lors de ce qui ressemble à une opération militaire menée par le père de Gisèle (EJ, p. 30-35), Man Ya souffre en exil. La répétition de la phrase « Pour quel office ? Pour quelle mission ? » à plusieurs endroits du récit (EJ, p. 38, 56 et 94) traduit la difficulté de cette femme âgée à donner un sens à sa vie loin de la Guadeloupe. À cette question lancinante fait écho celle de l’enfant Gisèle à propos de ses parents : « Pourquoi ont-ils quitté leur terre ? » (EJ, p. 28).
Au fil du roman, la fillette se range du côté de sa grand-mère et remet en cause les principes assimilationnistes de ses parents. Ce changement de camp a plusieurs causes, dont la première est le manque éprouvé par la fillette suite au départ de Man Ya. Le retour de celle-ci dans son île apparaît comme une vraie « délivrance » pour la vieille femme 27, mais la narratrice le vit comme un abandon, et
cet abandon, après la lecture de « Paroles de terre en larmes », apparaît comme le reflet inversé de l’abandon de Félicie par Maxime dans la nouvelle de 1987. La deuxième raison qui explique le changement de camp de Gisèle est exposée par la section du roman où figurent les lettres de la fillette à sa grand-mère, et où se trouve mentionné le racisme sadique d’une maîtresse d’école. Gisèle a découvert que l’éducation n’est pas une garantie d’humanité ou d’humanisme, et elle rejoint Man Ya dans sa défiance vis-à-vis de l’écrit et du beau langage.
Après l’éviction du Général de Gaulle, le père apparaît dépité, et s’apprête à rentrer aux Antilles en « guerrier vaincu » (EJ, p. 165). Le retour au pays devient alors l’occasion, pour la jeune narratrice, de découvrir les talents et les savoirs cachés de Man Ya. L’adieu qu’elle formule alors n’est pas drapé dans les beaux discours comme celui des soldats qui, tel son père ou son grand-père, ont quitté leur femme pour défendre la « mère-patrie ». Par un travestissement tragi-comique, l’adieu de Gisèle prend plutôt la forme d’un congé donné aux injures endurées pendant son séjour en France : « Tous ces noms-là [“bamboula”, etc.] nous ont suivis jusqu’à Orly. Ils ont fait un genre de haie d’honneur désordonnée, puis sont demeurés au pied de l’avion, arrogants et pitoyables, à moitié déchirés » (EJ, p. 167). Le racisme est présenté comme une force anonyme, et les mots personnifiés effacent toute relation avec des Français fréquentés sur place. La narratrice ne dit pas au revoir à des êtres de chair et de sang, mais à des mots blessants, comme s’il n’y avait eu finalement aucune attache avec la France.
« Et je serai moi-même au pays des miens… », murmure Gisèle en épigone tardive de Césaire. Quand elle se découvre étrangère aux Antilles et doit tout y apprendre, elle et sa fratrie se mettent à « l’école » de Man Ya (EJ, p. 219) qui sait nommer chaque fleur et chaque plante, qui sait cuisiner et affronter les insectes et autres « plaies du retour au pays natal » (EJ, p. 193). Ces retrouvailles inespérées à la fois avec « le pays » et avec Man Ya indiquent le chemin parcouru par la narratrice : L’Exil selon Julia est bien un roman de formation qui révèle comment Gisèle défait les mythes guerriers et répudie les principes assimilationnistes de ses parents pour affirmer un attachement nouveau à ce qu’elle appelle son « pays ».
Gisèle Pineau retrace ainsi une expérience historique nouvelle de « partage ambigu » 28, pour reprendre l’expression d’Édouard Glissant lorsqu’il décrit la situation de l’émigré antillais. L’écrivaine témoigne en effet d’une autre réalité que celle professée par le penseur du Discours antillais, qui déclarait que « le partage ambigu » de l’émigré antillais était en « passe d’être résolu » soit par l’assimilation « définitive » de cet émigré « au paysage français » (y compris dans sa façon de percevoir son pays d’origine), soit par son identification aux « généralisations les plus sécurisantes : l’internationalisme prolétarien, les droits des minorités, la révolution planétaire » 29, lesquelles lui permettraient de croire qu’il peut « s’évader » de cette situation « bloquée » – autre grande expression glissantienne. « La pulsion de départ, qu’il faut satisfaire dans l’heure », évoquée par Édouard Glissant, renvoie à un mouvement d’allers-retours qui n’aurait plus de sens, et qui, à rebours du « lent émouvant exotisme du transatlantique », œuvrerait selon lui en faveur de la « banalisation » : même « l’exotisme » serait perdu.
Pourtant, les récits de Gisèle Pineau, fille d’émigrés antillais, révèlent non seulement la charge exotique du retour au pays – non sans humour d’ailleurs –, mais aussi sa portée politique et historique pour la jeunesse de la décennie 1990. En ce sens, cette œuvre, tout en se distinguant des fictions des auteurs créolistes par ses thèmes, s’en rapproche du fait de ses préoccupations identitaires et culturelles 30.
Le lien à la France, pure menterie ?
Je le pouvais maintenant : marquer « Pays » ne pas marquer « île » afin de mieux me dérober aux
chargements du mot. Penser Pays et voir Pays : vivre mon pays en profondeur, dans ces échos qui mènent au Lieu. […] Je suis vivant ! Je suis vivant!…
Patrick Chamoiseau, Écrire en pays dominé 31
À la suite d’écrivains et de penseurs tels qu’Aimé Césaire, Frantz Fanon, Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant et Édouard Glissant, Gisèle Pineau interroge le lien avec la France envisagée comme
mère-patrie. Elle se distingue cependant de ces auteurs par sa façon d’aborder les épineuses questions de l’exil, de la violence masculine et du racisme, par-delà la condamnation de la guerre et de ses faux honneurs. Dans les récits étudiés, le choix de narratrices qui semblent inoffensives, l’adoption de leur point de vue et leur ton naïf constituent des armes redoutables pour contester un certain nombre de discours politiques et de préjugés coloniaux concernant le lien avec la France et avec le pays natal. Les voix de Félicie et de Gisèle sont, pour ainsi dire, le cheval de Troie d’une rhétorique polémique, c’est-à-dire d’une rhétorique que l’on pourrait tout aussi bien qualifier de « guerrière » tant elle est tout entière tendue vers un seul objectif : abattre sans merci les idées opposées aux siennes. La France « mère-patrie » est pure menterie, les héros de guerre n’en sont pas vraiment, les grands-mères qui passent pour des ignares sont des savantes négligées, le pays délaissé et jugé stérile est un trésor. L’originalité de la prose combattive de Gisèle Pineau provient autant de la puissance de dévoilement des vérités tues que de son « camouflage » 32 et de sa dénonciation paradoxale de la guerre, puisqu’au terme de ses récits, l’écrivaine revendique toujours une parole d’espérance plus qu’une parole belliqueuse.
« Paroles de terre en larmes » et L’Exil selon Julia ont ainsi sans conteste contribué à éclairer l’Histoire des deux Guerres mondiales sous un angle inédit. Gisèle Pineau a en effet « un autre regard » et peut-être « plus de liberté » dans la mesure où, comme elle l’explique ailleurs, elle n’a pas « la pudeur des gens nés dans le pays, qui ne disent pas, qui n’écrivent pas ça, parce que ce n’est pas “politiquement correct”… » 33. Il est vrai que la romancière fait dire à ses narratrices bien des vérités cachées.
Mais ses fictions ne risquent-elles pas de contribuer à précipiter dans l’oubli les liens forts qui unissaient et unissent peut-être encore les Antillais à la France ? Dans quelle mesure ces récits pourraient-ils permettre d’établir un pont entre les îles et l’Hexagone, au lieu de consacrer la rupture ? Ces questions me sont venues quand j’ai envisagé d’enseigner ces deux récits en lycée de banlieue parisienne. D’autres interrogations sont apparues par la suite 34, tout aussi essentielles : comment faire comprendre l’amertume des personnages vis-à-vis de l’histoire nationale sans confisquer les espoirs de la jeune génération de Français de diverses origines que j’avais face à moi ? Comment se protéger des généralisations et éviter la reconduction de stéréotypes sur les Antilles ? Comment parvenir à transmettre l’histoire de la Dissidence, sans taire les critiques soulevées par ces deux précieux récits de fiction ?
Les écrits de Gisèle Pineau mettent en garde contre les séductions du beau langage, contre les leurres de certains discours idéologiques, mais nul n’ignore que les textes littéraires peuvent servir de « prétexte » ou d’excuse à la violence 35. En somme, je ne voudrais pas laisser entendre en conclusion que les écrivains résoudraient des problèmes d’Histoire et qu’aussi simplement, ils nous aideraient à lutter contre la reproduction de la violence. Au mieux, ils ne font que soulever des questions et nous inviter à nous en saisir. Or, il me semble que si « Paroles de terre en larmes » et L’Exil selon Julia rétablissent magistralement certaines vérités tues, ils en oblitèrent d’autres, tout aussi importantes 36. S’il fallait enseigner ces textes, ne faudrait-il pas rappeler que les anciens soldats engagés en faveur de la France libre « témoign[aie]nt d’un projet familial et collectif des plus intimes : leur volonté de faire naître leur descendance à des droits, à l’opposé complet de leur vie naguère chosifiée par le droit » 37 ? La participation à la Deuxième Guerre mondiale fut en effet la manifestation de l’ambition à maintenir des droits de façon réelle, alors que ces droits étaient concrètement bafoués par le régime de Vichy. Il ne me semble pas négligeable de rappeler, en conclusion de cet article, cette fois en tant que chercheuse et critique, que cette vérité-là paraît un point aveugle des deux très beaux récits que nous avons étudiés, lesquels sont emblématiques des questionnements actuels sur l’identité, et annonciateurs aussi, peut-être, d’oublis contre lesquels nous ne devons pas nous-mêmes omettre de nous prémunir.
Notes
1 CÉSAIRE (Aimé), Cahier d’un retour au pays natal [1939] / Notebook of a Return to My Native Land. Édition bilingue avec les traductions en anglais de Mireille Rosello et Anne Pritchard. London : Bloodaxe Books, Bloodaxe contemporary French poets, n°4, 1995, 158 p. ; p. 130.
2 CÉSAIRE (Suzanne), « Misère d’une poésie, John-Antoine Nau », Tropiques, n°4, janvier 1942 ; rééd. dans : Le Grand Camouflage. Écrits de dissidence (1941-1945). Édition établie par Daniel Maximin. Paris : Gallimard, NRF Poésie, 123 p. ; p. 65-66.
3 Cf. CHAMOISEAU (Patrick), Écrire en pays dominé. Paris : Gallimard, 1997, 316 p. ; p. 302-303. Kathleen Gyssels et Bénédicte Ledent ont repris cette expression dans le titre de leur ouvrage : The Caribbean Writer as Warrior of the Imaginary / L’Écrivain caribéen, guerrier de l’imaginaire. Amsterdam : Rodopi, coll. Cross-cultures, n°101, 2008, XVIII-487 p.
4 Molly Lynch note que, dans la prose de Patrick Chamoiseau, « le Guerrier fait son apparition à titre officiel en 1997 avec la parution simultanée de L’Esclave vieil homme et le molosse et d’Écrire en pays dominé » – LYNCH (M.), « Les Guerriers généreux de Patrick Chamoiseau », dans GYSSELS (K.) et LEDENT (B.), ed., The Caribbean Writer, op. cit., p. 107-120 ; p. 119.
5 PINEAU (Gisèle), L’Espérance-macadam. Roman. Paris : Stock, 1995, 299 p. Françoise Simasotchi a bien remarqué l’importance de ce mot dans son article : « Regarder pour demain l’espérance », http://remue.net/spip.php?article1066 (consulté le 18.10.2015). Le terme revient sous la plume de Gisèle Pineau dans son texte « Le sens de mon écriture » (LittéRéalité 10.1, printemps / été 1998, p. 135-136) ainsi que dans son essai « Écrire en tant que Noire » lorsqu’elle affirme qu’« écrire en tant que femme créole noire, c’est vivre l’espérance d’un monde vraiment nouveau », dans COTTENET-HAGE (Madeleine) et CONDÉ (Maryse), dir., Penser la créolité. Paris : Karthala, 1995, 320 p. ; p. 289-295.
6 MAXIMIN (Daniel), L’Isolé Soleil. Roman. Paris : Seuil, 1981, 313 p. ; p. 11.
7 Voir par exemple Le Nègre et l’Amiral de Raphaël Confiant (Paris : Grasset, 1988) ou la nouvelle « Dissidences » de Daniel Maximin (dans : LE BRIS (Michel), dir., Paradis brisé. Nouvelles des Caraïbes. Paris : Hoëbeke, 2004, p. 145-69 ; nouvelle publication revue dans GYSSELS (K.) et LEDENT (B.), ed., The Caribbean Writer, op. cit., p. 3-18).
8 JENNINGS (Éric), « La dissidence aux Antilles (1940-1943) », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, n°68, octobre-décembre 2000, p. 55-72 ; p. 60.
9 SEMPAIRE (Éliane), La Guadeloupe an tan Sorin, 1940-1943 [1989]. Matoury : Ibis Rouge, coll. Espace outre-mer, 2004, 208 p. ; p. 63.
10 ZOBEL (Joseph), Diab’là. Roman antillais. Préface de Georges Pillement. Paris : Nouvelles éditions latines, Bibliothèque de l’Union française, 1947, 175 p.
11 CHAUVET (Camille), « La Martinique au temps de l’Amiral Robert, 1939-1944 », dans SUVÉLOR (Roland), dir., L’Historial antillais. Tome V. [Fort-de-France] : Éditions Dajani, 1980, 557 p. ; p. 416-477 ; FARRUGIA (Laurent), « La Guadeloupe de 1939 à 1945 », dans L’Historial antillais, op. cit., p. 365- 411.
12 TOUREILLE (Julien), « La dissidence dans les Antilles françaises : une mémoire à préserver (1945-2011) », Revue historique des armées, n°270, 2013, mis en ligne le 15.03.2013, http://rha.revues.org/7644 (consulté le 10.10.2014).
13 ZOBEL (J.), Diab’là, op. cit. ; GLISSANT (Édouard), Malemort. Roman. Paris : Seuil, 1975, 232 p., et Le Discours antillais. Paris : Seuil, 1981, 503 p. ; MAXIMIN (D.), L’Isolé Soleil, op. cit. ; CHAMOISEAU (Patrick), Chronique des sept misères. Paris : Gallimard, 1986, 221 p. ; CONFIANT (Raphaël), Le Nègre et l’Amiral, op. cit. Le recueil poétique de Monchoachi, intitulé Dissidans (Poèmes présentés et annotés par la Ligue d’Union Antillaise. Illustration de Mama. [Paris] : Éditions Germinal, [1976], 56 p.) n’est pas consacré à cet épisode de l’Histoire : c’est un livre militant en faveur de l’action indépendantiste aux Antilles dans les années 1970.
14 PINEAU (G.), L’Exil selon Julia. Récit. Paris : Stock, 1996, 305 p. ; p. 7 (dorénavant abrégé en EJ).
15 Le « pitt » désigne en créole un gallodrome, c’est-à-dire l’endroit où se déroulent les combats de coqs. Le mancellinier évoqué plus loin est un arbre dont les feuilles et l’écorce sont toxiques.
16 PINEAU (G.), « Paroles de terre en larmes », dans Paroles de terre en larmes. Paris : Hatier, 1987, p. 5-20 ; p. 9 (dorénavant abrégé en PTL).
17 La déconstruction de cette désignation n’est pas l’objet de cet article, mais nous signalons par les guillemets que nous sommes conscients que cette expression ne va pas de soi.
18 Sur la question de la citoyenneté et de l’engagement citoyen aux Antilles durant la période esclavagiste et après l’abolition, voir LARCHER (Silyane), L’Autre Citoyen : l’idéal républicain et les Antilles après l’esclavage. Préface d’Étienne Balibar. Paris : Armand Colin, coll. Le temps des idées, 2014, 383 p. Sa réflexion, fondée sur une minutieuse enquête historique et inscrite dans le champ de la philosophie politique, permet, selon Étienne Balibar, de « relancer et nourrir une discussion sur la constitution et les contradictions de la citoyenneté “à la française” dont il est inutile de souligner la difficulté et l’urgence » (p. 5).
19 Gisèle Pineau critique les femmes noires « du peuple », qui ont tant enduré et trop accepté à travers les personnages d’Éliette et de Séraphine dans L’Espérance-macadam, alors que cette critique semble paralysée dans L’Exil selon Julia. Line, dans Morne Câpresse (Roman. Paris : Mercure de France, 2008, 265 p.), incarne une nouvelle génération de femmes et un effort de mise à distance des modèles féminins parentaux et traditionnels.
20 MAKWARD (Christiane), « Entretien avec Gisèle Pineau », The French Review, vol. 76, n°6 (Special Issue on Martinique and Guadeloupe), May 2003, p. 1202-1215; p. 1207-1208.
21 MAKWARD (Ch.), « Entretien avec Gisèle Pineau », art. cit., p. 1208.
22 Gisèle Pineau explique ailleurs : « J’ai choisi l’écriture comme un masque à l’abri duquel je suis toujours une autre tout en étant moi-même » (« Le sens de mon écriture », art. cit., p. 135).
23 Sur la thématique du retour au pays natal, ses implications politiques et sa réécriture par les femmes antillaises, voir HARPIN (Tina), « “Adieu Madras, Adieu Foulard” ? Retour au pays et réflexion sur le genre dans trois oeuvres d’écrivaines
antillaises : L’Autre qui danse de Suzanne Dracius (1989), Lucy de Jamaica Kincaid (1990) et Combien de solitudes de Véronique Kanor (2013) », dans CASTAING (Anne) et GADEN (Élodie), dir., Penser le genre en contexte postcolonial. Paris : Éditions des archives contemporaines, à paraître.
24 FANON (Frantz), « Antillais et Africains », dans Pour la révolution africaine. Écrits politiques [1961]. Nouvelle édition. Paris : La Découverte, coll. La Découverte poche – Essais, n°229, 2006, 220 p. ; p. 28 et 30.
25 L’écrivaine a confié à Christiane Makward : « Nous avons quitté la France un an après l’échec du référendum. Il y avait très peu de Noirs dans les banlieues… et un racisme terrible, dont j’ai beaucoup souffert » – MAKWARD (Ch.), « Entretien avec Gisèle Pineau », art. cit., p. 1203.
26 Lire aussi les confidences de Gisèle Pineau à Makward à ce sujet : « Moi-même, enfant, je regardais ma grand-mère et je me disais “Mais elle est à notre service !” On se sentait supérieurs à elle : elle ne savait pas lire, elle ne savait pas écrire… C’est normal, j’étais enfant, mais je tenais à dire ce regard qu’on portait sur cette vieille négresse : elle ne comprend pas, elle parle le créole, elle ne sait même pas écrire son prénom » – MAKWARD (Ch.), « Entretien avec Gisèle Pineau », art. cit., p. 1212.
27 Le mot « délivrance » apparaît deux fois en position de titre dans le roman : la première mention, au début du récit, dit le point de vue de la famille qui « sauve » Man Ya de son bourreau ; la seconde occurrence montre le point de vue de Man Ya enfin délivrée de sa vie confinée en France. Ainsi, la construction et le cheminement narratifs montrent qu’un même mot peut servir à désigner deux versions totalement différentes d’une même histoire, selon le point de vue choisi. Inutile de préciser que cette réflexion vaut pour l’histoire intime aussi bien que pour « la Grande, l’Histoire avec sa grande hache », selon la fameuse formule de Georges Perec (W ou le souvenir d’enfance [1975]. Paris : Gallimard, coll. L’Imaginaire, 1993, 224 p. ; p. 17).
28 GLISSANT (É.), Le Discours Antillais [1981]. Paris : Gallimard, coll. Folio-Essais, n°313, 1997, 839 p. ; p. 130.
29 GLISSANT (É.), Le Discours antillais, op. cit., p. 130.
30 Dans L’Exil selon Julia, le fantasme et la peur de la destruction des îles de même que le rapport au jardin et à la nature font ainsi penser aux réflexions d’Édouard Glissant à propos de ces mêmes thèmes dans Le Discours Antillais. Comme les créolistes, Gisèle Pineau s’efforce en outre de mettre au centre de ses récits la « femme du peuple ». Enfin, l’idée de « domination-qui-ne-se-voit-plus », selon l’expression de Patrick Chamoiseau sans doute inspiré par la pensée d’Édouard Glissant (Écrire en pays dominé, op. cit., p. 22), n’est pas non plus étrangère à ses réflexions (voir par exemple sa discussion à propos de l’autonomie dans : MAKWARD (Ch.), « Entretien avec Gisèle Pineau », art. cit., p. 1210).
31 CHAMOISEAU (P.), Écrire en pays dominé, op. cit., p. 271.
32 Le « grand camouflage » ou « le grand jeu de cache-cache » qu’évoque Suzanne Césaire (« Le grand camouflage », Tropiques, n°13-14, 1945 ; rééd. Le Grand Camouflage, op. cit., p. 94) ne s’appliquerait pas seulement à la Nature des Amériques, mais aussi à ses littératures.
33 Entrevue avec Christiane Makward, art. cit., p. 1211. Gisèle Pineau expliquait pourquoi et comment elle a pu faire intervenir le thème de l’inceste dans son roman L’Espérance-macadam (op. cit.) ; or, cette réflexion paraît valoir pour les autres sujets qu’elle aborde, notamment la guerre et la dissidence.
34 Être membre du jury du baccalauréat permet de réaliser parfois avec amertume les ratages de l’enseignement de certains textes de nature polémique issus de la littérature « francophone ». Il est clair que ces ratés ne sont pas forcément imputables aux enseignants – eux que le discours démagogique contemporain tend à poser en responsables suprêmes de l’échec scolaire. Nous ne cessons pas pour autant de nous interroger sur notre profession et c’est aussi ce sur quoi médite depuis longtemps Gayatri C. Spivak au sujet de la littérature comparée. Après les attentats des 7 et 8 janvier 2015 en France, le rôle indispensable que les éducateurs ont à jouer contre la violence est apparu aux yeux de tous comme une évidence, mais faut-il jamais évacuer la question du « comment » ?
35 Cette place du texte littéraire dans la vie, dans la construction des identités et des valeurs, et parfois dans l’incitation à prendre les armes, est révélée de manière exemplaire par les premières images du passionnant documentaire d’Euzhan Palcy sur les Dissidents. On y voit un vieil homme aux traits burinés par l’âge, qui déclare : « Personne ne me dira qu’il va à la guerre et qu’il n’a pas peur. Il vient, il va tuer et puis les autres ne vont pas le tuer… ! Non ce n’est pas vrai. Il faut pas dire ça ». Les larmes aux yeux, il continue : « J’ai eu peur… mais je devais donner l’exemple, parce que… [à ces mots, il se saisit d’un livre qu’il montre face caméra] j’avais trop lu Corneille. J’avais trop lu Corneille, Horace. Eh bien… J’ai fait mon devoir, sans vouloir tuer » (« Parcours de dissidents », Palcy Euzhan (réalisatrice), voix parlée de Gérard Depardieu, JMJ éd., ADAV distrib., 2010, 00’ à 1’48mn). Je ne saurais minimiser ma surprise lorsque j’ai compris plus tard, après avoir projeté cette séquence lors du colloque qui s’est tenu à l’Université Libre de Bruxelles, que l’homme qui parlait alors avec tant d’émotion de la guerre et d’un livre, n’était autre que Barthélémy Sidonie Pineau, le père de Gisèle Pineau, décédé le 18 juin 2014 à l’âge de 92 ans. Un hommage lui a été rendu à l’occasion de son inhumation en Guadeloupe, à Capesterre-Belle-Eau, par la ministre des Outre-mer, George Pau-Langevin, et par le secrétaire d’État aux Anciens combattants et à la mémoire, Kader Arif.
36 Serait-ce là un effet collatéral du « problème de l’évincement » décrit par Nancy Fraser ? Selon elle, « [a]utrefois grammaire hégémonique de la contestation politique, le langage de la redistribution a aujourd’hui perdu sa prééminence. […] Dans ce contexte, les luttes pour la reconnaissance servent moins à compléter, complexifier et enrichir les luttes pour la redistribution qu’à les marginaliser, les éclipser et les évincer » (Qu’est-ce que la justice sociale ? Reconnaissance et redistribution. Édition traduite de l’anglais (États-Unis), établie et introduite par Estelle Ferrarese. Paris : Éditions La Découverte, coll. Textes à l’appui, 2005, 178 p. ; p. 72).
37 Je me permets ici de paraphraser et de transposer dans un autre contexte l’analyse de Silyane Larcher concernant le mariage civil des « nouveaux libres » après 1848. Voir LARCHER (S.), « Tu seras une personne mon enfant ! La citoyenneté pour les Nouveaux Libres des Antilles Françaises après 1848 », Sociologie, vol. 5, n°2, 2014, p. 157-170 ; p. 167.
38 Université de Guyane. [Laboratoire MINEA].