Lyonel Trouillot explore la légende d’Antoine des Gommiers
Par Emmelie Prophète
Le Nouvelliste, 2 décembre 2020
Le Nouvelliste: Antoine des Gommiers, ce devin de la Grand-Anse, dont le nom est passé dans le langage courant, fallait-il lui donner du corps ?
Lyonel Trouillot: Il a eu un corps, une vie. Pour un athée, comme moi, la question n’est pas de savoir « les âmes en allées, où s’en vont-elles ? » comme dans la chanson de Bécaud mais de suivre la trace du passage de ceux qui ne sont plus pour lui donner une part de sens ou de non-sens. Nos morts nous appartiennent comme un savoir précieux avec lequel nous constituer. Ici, contrairement à une idée reçue qui voudrait qu’on habite le passé, nous apprenons trop peu des morts. Il y a peu de biographies. En visitant on pourrait dire la vie et l’œuvre d’Antoine des Gommiers, non telles qu’elles furent mais surtout telles qu’on peut les imaginer, quelles questions pouvons nous nous poser sur Haïti, vivre, le bien, l’amour, l’éternité et l’éphémère… ?
LN: Avez-vous été sur les traces d’Antoine des Gommiers ?
LT : J’ai trouvé peu de choses : essentiellement des témoignages oraux constitués d’anecdotes. Il y aurait eu, dans les années soixante, un mémoire produit par un étudiant de l’une des facultés de l’Université d’Etat, je l’ai cherché en vain. Antoine des Gommiers est, d’une certaine façon, le plus célèbre des anonymes. J’insiste sur le fait que j’ai écrit un roman, non une biographie. L’Antoine que je raconte, c’est l’Antoine de Franky. Et ce n’est pas une énigme dont l’enjeu serait de démêler le vrai du faux.
LN : Tout autour du devin est sublimé, on sort de la lecture du roman totalement imbibé de sa légende, de son pouvoir et de sa bonté, seriez-vous d’accord que l’on classe « Antoine de Gommiers » dans la catégorie des romans merveilleux ?
LT: Merveilleux. Et réaliste. Si l’on considère devoir inclure dans la saisie du réel les perceptions, la lecture fausse ou vraie que l’on fait de ce réel, la mythologie, l’imaginaire. Les choses sont telles qu’elles sont indépendamment de notre saisie, mais elles sont aussi la façon dont cette saisie nous permet de nous y inscrire. Le récit que nous faisons de notre présence au monde, de la réalité du monde, est hanté par cette contradiction. Nous vivons en interprétant. Dans mon modeste travail d’écrivain, j’essaye d’exposer cette contradiction. C’est pour cela que je cite Baudelaire dans sa défense du mystère et Marx, dans son appel, à trouver des solutions concrètes aux problèmes sociaux.
LN : Ti Tony, Francky, Danilo, Pépé, ces garçons des corridors de la grand-rue, dévorés par le quotidien, qui portent en quelque sorte le fragile héritage d’Antoine des Gommiers, symbolisent-ils la menace de disparition d’une certaine mémoire qui pèse sur nous tous aujourd’hui ?
LT: Contrairement à ce que prône un discours lapidaire voulant qu’Haïti vive de son passé, la condition populaire en milieu urbain est marquée par un ensauvagement sans repère. Je ne peux m’empêcher de citer ces vers de « la belle vie » : « enfants des corridors / enfants des courants d’air/ le monde nous a foutus dehors / la vie nous a foutus en l’air ». C’est ce qui arrive à des milliers de jeunes. J’explorais déjà un peu cette condition avec le personnage de Little Joe dans Bicentenaire et la bande des cinq de Kannjawou. Le bien, le mal, la dignité, les modèles, l’éthique, la vertu, qui est là pour leur en parler ? Et que peut le discours des quelques uns qui leur parlent quand la réalité les condamne à la seule éthique de la débrouillardise ?
Le déficit de mémoire est aussi un phénomène qui affecte l’ensemble de la société. Les oligarchies sont dans un présentisme inculte, la lumpenisation déplace une paysannerie appauvrie qui perd ses dieux et sa sagesse…
LN : Vous aimez dire que ce pays ne sait pas ce qu’il sait, la mythologie d’Antoine des Gommiers fait-elle partie de celles que nous ne nous approprions pas et ne transmettons pas ? Le chroniqueur dit d’Antoine des Gommiers qu’il est une légende « qui traine par terre »
LT : Il y en a beaucoup « qui traînent par terre ». Cela témoigne de la relation des « élites » – mon ami Jean Casimir préférerait « oligarchies » – au populaire. Quand elles ne sont pas par terre, on les abat. Dessalines « buveur de sang ». Makandal, le diable en personne… Qu’elles appartiennent à l’histoire ou à la mythologie, les légendes populaires ne sont pas souvent récupérées et gardées en vie de manière positive dans les pratiques symboliques des « élites ». « Boukman expérience », première version, fut une exception notable. Je me suis demandé ce qu’on pouvait faire de cet Antoine des Gommiers éternellement invoqué. Se passe-t-il un jour dans ce pays sans que quelqu’un dise à une connaissance, un ami, un adversaire : sa m wè pou wou, menm «Antwàn nan Gomye pa t wè l » ? Que peut-on aller chercher dans sa légende pour nous aider à mieux comprendre, mieux agir , mieux vivre ?
LN : « La beauté mérite d’être partagée comme le reste » confie cette femme dont le mari s’acharnait à cacher la beauté…
LT: Heureux que vous ayez retenu ce passage. La question de la liberté, de celle de la femme, la lutte contre toute forme d’enfermement, toute appropriation privative de l’être ou du paysage est pour moi essentielle à la construction d’un monde moins triste, moins inégal. Il faut tout libérer : la beauté, l’amour, l’esprit…
LN : « Antoine des Gommiers » restitue une mémoire, amplifie le mythe d’un grand devin, mais des plaines paisiblse des Gommiers à la grand-rue de Port-au-Prince, le narrateur n’oublie pas de regarder autour de lui, les inégalités, le désespoir, les relations de couple… Les cassures, l’indifférence, la violence, sont-ils aussi les résultats de nos oublis?
LT : Autant de nos oublis que de l’organisation sociale. L’injustice est un produit, les conditions d’existence des gens sont telles qu’un système social les organise et les maintient. Je suis sidéré par la cécité – et c’est une maladie mondiale – de celles et ceux, comme les commentateurs de telle radio dans le livre, qui ne voient que la menace que les pauvres constituent pour leurs richesses. On parle de la violence dans les quartiers populaires, mais c’est d’abord en haut qu’on manque d’éthique et d’humanisme. Une société qui condamne des gens à vivre comme des chiens et qui voudrait que ces chiens soient assez dociles et idiots pour caresser leurs maîtres dans le sens du poil.
LN : «Antoine des Gommiers » malgré la violence, la misère qui y est décrit – un peu sans doute grâce aux très belles et généreuses histoires autour du devin – est d’une grande douceur, on rit même quand le narrateur décrit « Triangle », membre de la bande dirigée par Pépé, la bonté d’Antoine des Gommiers est-elle apaisante ?
LT : Le respect qu’on doit aux catégories défavorisées ne consiste pas seulement à décrire leurs conditions de vie. Il inclut de trouver dans la laideur de leur condition une beauté humaine, de leur supposer, de leur restituer le droit au rêve, au langage, à la proposition d’un art de vivre, d’une bonté qui aiderait à changer non seulement leur vie mais le monde.
LN : Pourquoi avez-vous choisi de faire la première édition de ce 14e roman en Haïti d’abord ?
LT : Un peu le hasard. Mais je crois avoir fait là mon livre le plus haïtien, et cela ne me déplait pas qu’il sorte ici avec un petit mois d’avance sur sa sortie en France. Quand j’écris le lecteur que j’invente est d’abord un lecteur haïtien.
LN : « Tu aurais pu vivre un peu » c’est le titre de livre co écrit avec Ernest Pignon Ernest qui vient de paraître en France, aux étions Bruno Doucey, d’où est venue l’idée de faire un livre sur Jean Ferrat ?
LT : Intimement, un cadeau à ma sœur Évelyne qui est une grande fan de Ferrat. Ernest, que je considère comme un génie, a été l’ami de Ferrat. Moi, je connais les chansons. Il y avait chez Ferrat une rectitude, une soif de justice et de vérité qui mérite d’être sluée. Ses chansons, c’est un hommage à la poésie, à « la chaleur humaine ». Un regard sans pitié sur les ordres et les pouvoirs qui dominent le monde. Alors, Ernest au dessin, moi pour les textes accompagnant ses dessins. Mon seul regret, c’est un livre dans la catégorie « beaux livres », grand format… Pas les moyens d’en faire une édition haïtienne. Mais je discute avec l’éditeur Bruno Doucey pour essayer d’obtenir un prix spécial pour Haïti.