Entretien avec Marie-Célie Agnant, écrivaine de la mémoire
Par Ricot Marc Sony
Le National, 5 novembre 2019
Marie-Célie Agnant est romancière, poétesse, nouvelliste. Née en Haïti, elle vit au Québec depuis 1970. Ses œuvres témoignent de son attachement à Haïti, qui traverse une crise sociale depuis plusieurs semaines. Marie-Célie Agnant s’est entretenue avec le National autour de ses œuvres et de la conjoncture. Marie-Célie Agnant est l’auteure, entre autres, de « La dot de Sara » (2000), « Et puis parfois quelquefois » (2009), « Le silence comme le sang » (1997).
L. N. : Vos oeuvres se réfèrent pour une bonne part à la dictature de papa Doc. Vous avez exploré cette période comme si vous portez toutes les douleurs des victimes, qui sont tous des Haïtiens, bien sûr. Pourquoi continuer à parler et écrire sur la dictature ? La littérature est-elle une arme de combat infini ?
Marie-Célie Agnant: Je commencerais par le dernier segment de votre question : « La littérature est-elle une arme de combat infini » ? Je ne puis vous dire ce qu’est ni ce que devrait être « la littérature ». Je peux par contre vous dire que moi, j’en fais une arme de combat pour la simple raison qu’il y a un combat à mener.
Si nous avons pu accepter qu’au mépris de toute justice, Jean-Claude Duvalier, digne fils de son père François Duvalier revienne en Haïti, sans qu’il ait de comptes à rendre, sans un mot pour tous ceux que les duvaliéristes ont assassinés, ou pour les familles de ces derniers; si des gens, quels qu’ils soient, aient pu, au mépris de toute décence, aller l’accueillir, l’applaudir à sa descente d’avion; et, si ces personnages répugnants qui ont servi le régime des Duvalier peuvent encore circuler librement et tranquillement en Haïti, c’est qu’il y a une faille énorme dans notre pays et certainement matière à combat. Il y a donc nécessité de poursuivre le combat que mène notre peuple depuis tant d’années pour aboutir à un peu de justice et de dignité.
Pour moi qui suis née en Haïti, faire ma part consiste pour le moment à essayer de consigner dans mes écrits une partie de la mémoire de cette époque abominable qu’a été le règne des Duvalier, époque sans aucun doute non révolue en regard de toute la violence que connaît aujourd’hui le pays.
Le travail mémoriel en littérature n’est pas une nouveauté. Écrivains, poètes, romanciers, dramaturges de toutes les époques et de tous les pays, ont souvent été interpellés par les liens entre la mémoire et l’Histoire. Nombreux sont ceux dont le travail littéraire prend racine dans les contrecoups des violences, génocides et traumatismes découlant des guerres, des violences engendrées par le colonialisme, les dictatures, et par les rapports de force qui régissent nos sociétés. Il s’agit certes pour eux d’un choix personnel comme tous les choix, et le fait de se taire également en est un. Des écrivaines telles Nadine Gordimer, la regrettée Toni Morisson, l’Espagnole Dulce Chacon, qui a écrit un livre poignant sur le sort réservé aux femmes emprisonnées et assassinées sous le régime de Franco; l’Italien Primo Levi, Patrick Modiano qui aime à dire qu’Auswitch a fait de lui un écrivain; la liste peut être très longue, de celles et ceux qui n’ont jamais hésité à mettre leur plume au service des causes qui leur tiennent à cœur. Nous pouvons ainsi dire de l’œuvre littéraire, qu’elle a été dans bien des cas, outil de résistance et moyen de lutte pour la survie des peuples. Plus près de nous, les noms de Jacques Roumain, de Marie Vieux, de Jacques Stephen Alexis ont toujours été associés à cette littérature de la résistance. Malheureusement et de manière somme toute assez vicieuse et perverse, il y a un certain secteur en Haïti même (et cela se comprend) qui s’entête à questionner la pertinence des œuvres qui rappellent cette mémoire honnie et cette déchéance innommable dans laquelle Haïti a été plongée à partir du duvaliérisme.
L. N. : Haïti est bloqué. Tout est paralysé, même les hôpitaux. La population réclame la démission du président Jovenel Moïse qui a couvert des personnes impliquées dans un massacre dans le quartier de La Saline. En plus, son nom est cité plusieurs fois dans le rapport Petrocaribe réalisé par la Cour des comptes. Quelle est votre perception de cette situation qui prévaut en Haïti ?
M.C.A: L’absence depuis tant d’années en Haïti de toute structure judiciaire digne de ce nom, et l’impunité que cette situation engendre, explique en partie le comportement de tous ces prédateurs et hommes de main qui, tels Jovenel Moise, et la bande de vendeurs de patrie qui l’a précédée, saccagent le pays et foulent aux pieds la dignité et les aspirations légitimes des Haïtiens. Le pays se trouve aujourd’hui dans ce qu’on peut considérer comme un tunnel obscur et, tant et aussi longtemps que des secteurs de la société et des individus intéressés continueront à recevoir des ordres provenant de ceux qui ont, entre autres choses inacceptables, orchestré et permis le retour de Jean-Claude Duvalier, des ordres provenant de ceux-là qui ont réclamé la liquidation pure et simple de tout un passé de violence et de crimes, le pays n’émergera pas à la lumière. Ce tunnel obscur est celui de l’oubli. En ramenant Duvalier en Haïti, ils ont banalisé toute la question de la justice et de l’impunité, ouvrant la voie au resurgissement en force de toute la racaille duvaliériste. Ils ont ainsi entraîné tout un peuple dans une entreprise criminelle d’oubli et… lorsqu’un peuple perd sa mémoire, il perd aussi sa dignité.
Et ce blocage auquel on assiste aujourd’hui est dans la ligne droite de l’héritage duvaliérien.
L. N. : Plusieurs journalistes sont assassinés, plus d’une centaine de morts et d’assassinats depuis le déclenchement du mouvement, on qualifie le pouvoir en place de néoduvalieriste, êtes vous d’accord ?
M.C.A: L’étau des duvaliéristes et de leurs alliés ne s’est jamais desserré sur le pays. De plus, le contexte international actuel, l’état déplorable de la situation des droits humains un peu partout, permettent encore plus le déchaînement de cette violence étatique, ainsi que l’impunité qui sévit en Haïti. Cependant ce « gouvernement » doit se rendre à l’évidence : il n’a rien à espérer de la répression. La génération des jeunes qui se retrouve aujourd’hui à manifester son mécontentement, à réclamer que cesse la corruption, refuse tout compromis avec des dirigeants incapables, des voleurs de grand chemin, des assassins. Ces jeunes aspirent à vivre dans une autre Haïti que celle dans laquelle ils sont nés. À l’ère de la technologie qui pénètre partout, dans les châteaux aussi bien que dans les cahutes délabrées, ils assistent aux premières loges aux changements qui nourrissent les aspirations et font naître les rêves. Ils comprennent qu’ailleurs aussi plus que jamais et partout, des jeunes comme eux réclament des changements et ils se font plus déterminés que jamais à prendre eux aussi, le train du changement. Ils se rendent compte que le monde bouge, qu’un autre monde est possible. On aura beau éteindre aujourd’hui les brasiers de la colère et de l’indignation généralisée, demain ces brasiers renaîtront.
L. N. : Les écrivains sont-ils dans l’urgence d’écrire ou d’agir ?
M.C.A: Encore une fois, je ne peux répondre au nom des écrivains.
Je n’ai pas ce pouvoir. Mais dès que j’ai su prendre la plume pour mettre sur papier mes premières lignes en poésie (je suis arrivée à l’écriture par la poésie) j’ai su que j’allais emprunter les sentiers tracés par ceux dont les mots ont toujours accompagné cette longue lutte du peuple haïtien et dire un non sans équivoque à l’oppression d’où qu’elle provienne.
L. N. : Quelles sont vos références et vos lectures parmi les écrivains haïtiens actuels?
M.C.A: J’ai lu récemment un roman du jeune écrivain Marvin Victor qui m’a beaucoup ému. Une écriture viscérale, authentique. Une vraie merveille.
L’écriture et, ce travail de Michèle Voltaire Marcellin qui s’apparente à celui d’une tisserande de paroles, m’interpelle beaucoup. On y sent une grande liberté, une clarté, un amour très grand pour la vie, beaucoup de passion et de générosité. Ces ingrédients sont indispensables à toute œuvre de création digne de ce nom.
L. N. : Pour revenir à vos livres, quels auteurs vous ont influencée ?
M.C.A: Mes références, les influences qui marquent mon parcours, celles et ceux dont le travail d’écriture me fascine sont trop nombreux pour me permettre de tous les citer. Je suis avide de lecture et rien ne remplace pour moi un livre. Certains sont pour moi des modèles : l’écrivaine Marie Vieux, qui nous a donné ce roman magnifique qu’est Amour, Colère et Folie. Après avoir lu ce livre à l’adolescence, j’ai su que le chemin de l’écriture ne pourrait être un chemin interdit aux femmes. Yachar Kemal auteur de la saga Mémed le mince, le poète Kabyle Nazim Hikmet, l’espagnol Federico Garcia Lorca, les auteurs sud-africains Nadine Gordimer et André Brink et bien entendu ces deux piliers de la littérature haïtienne Alexis et Roumain que je ne me lasserai jamais de lire et relire…La liste est longue.
Le National : Quel rôle doit jouer la littérature haïtienne dans cette lutte ?
Marie-Célie Agnant: Il appartient, je crois, à chaque écrivaine et à chaque écrivain de savoir s’il doit aussi accompagner le peuple dans sa lutte pour la dignité et la justice, ou, par son indifférence, signifier qu’il est contre tout changement favorable à ce peuple.