Duvalier et Dessalines : le dictateur comme fausse réplique
du révolutionnaire et l’écriture comme résistance
Une lecture de L’année Dessalines et Le Pont rouge de Jean Métellus
Par Jean-Durosier Desrivières
Fort-de-France, octobre 2017
Cette communication a été prononcée à la Faculté des lettres et sciences humaines de l’Université des Antilles (Campus de Schoelcher, Martinique), le 28 avril 2017, dans le cadre des journées d’études du CRILLASH selon la thématique suivante : «Révolution, dictature et résistance dans le monde américano-caraïbe. »
Préambule
« La fonction de l’écrivain peut être à la fois celle de conscience ou de mémoire, et sa fonction est de conserver et de transmettre des valeurs, de travailler pour qu’en tout cas les siens et son pays connaissent un peu plus de prestige et de bonheur. Il faut travailler à la gloire de son pays. […] quand on écrit des poèmes, […] c’est toujours un hymne à la gloire de son pays », déclare Jean Metellus dans un entretien accordé à Nataša Raschi, consigné dans le numéro 133 de la revue Notre librairie[1]. Le fait d’évoquer ces propos de l’écrivain en amorce contribue à une première tentative d’éclairer et de comprendre partiellement l’intention qui sous-tend la mise en écriture variée d’une obsession – Haïti ! – à travers différentes figures historiographiques privilégiées, notamment celle de Jean-Jacques Dessalines.
Il y a donc lieu d’interroger la pratique d’un Jean Métellus en quête perpétuelle du ton juste à attribuer à chacun de ses personnages historiques de prédilection, dans une perspective de mise en scène de la mémoire et de la réécriture de l’histoire, passant d’un genre à l’autre – du roman au théâtre, par exemple, et réciproquement – comme pour mieux éclairer l’histoire bégayante de son pays, vue du côté des occidentaux, ou pour percer les silences qui fécondent celle-ci en ce qui concerne la transition de la colonie de Saint-Domingue à la singulière République d’Haïti. Maints poèmes et essais de Jean Métellus évoquent les noms et rappellent les exploits de Toussaint Louverture et de Jean-Jacques Dessalines ; néanmoins, ici, nous ne retenons que deux ouvrages couplés, l’un évoquant de façon obsessionnelle le révolutionnaire devenu Empereur : L’année Dessalines, roman publié en 1986[2] ; et l’autre qui le campe quasi-totalement à travers son parcours politique : Le Pont rouge, texte théâtral publié en 1991[3].
À la lumière de la notion de variations, à l’œuvre dans la stratégie de l’écrivain, nous nous préoccupons de questionner les déplacements thématiques et génériques influençant le mode opératoire dans la mémoire et l’histoire de ce personnage ; de questionner aussi le sort que lui a réservé une certaine postérité (sous le régime de François Duvalier par exemple).
Qu’en est-il de « la gloire de son pays » ?
Le sentiment patriotique émanant des propos de Jean Métellus correspond à un état d’esprit constant, plus ou moins atténué certes, mais traditionnellement partagé pendant longtemps par toute une lignée d’écrivains et intellectuels haïtiens. En ce sens, le paradigme « littérature patriotique » a été élaboré par certains critiques piqués de sociologie, au cours d’une longue période de l’histoire de la littérature haïtienne, comme l’un des critères fondamentaux et conséquents qui leur permettait de juger de la valeur authentiquement sociale et politique de certaines œuvres littéraires au détriment des qualités esthétiques spécifiques à ces textes. Ceux qu’on appelle les pionniers, de 1804 à 1836 (Antoine Dupré, Jules Solime Milscent, Juste Chanlatte, Hérard Dumesle, etc.), chantaient la liberté et l’Indépendance en des hymnes on ne peut plus dithyrambiques, en vue d’alimenter chez leurs compatriotes la flamme de la vigilance et de la résistance devant défier un éventuel retour des anciens colons français ; ceux qu’on nommait précisément des écrivains patriotiques au cours des années 1870 (Massillon Coicou, Hannibal Price, Anténor Firmin, etc.) défendaient la patrie, l’intégrité du sol et de la race noire, face aux menaces extérieures et aux insultes des nations blanches ; ceux qu’on désignait par le terme d’indigénistes (dont certains se révéleront plutôt noiristes – un François Duvalier par exemple), à compter de 1927, cherchaient à (re)valoriser la culture et l’identité haïtiennes, presque altérées par la culture française et ébranlées par l’influence états-unienne au cours de la période d’occupation (1915-1934).
Jean Métellus fait partie des auteurs haïtiens modernes et contemporains de la deuxième moitié du XXe siècle et du début du XXIe siècle, et dont l’une des préoccupations essentielles est de combler les silences de l’Histoire, en interrogeant et en reconsidérant, dans leurs œuvres de fiction, la mémoire telle qu’elle a été léguée par les grands Grecs d’ailleurs, faiseurs d’histoire(s). La voix de Michel-Rolph Trouillot éclaire assez nos lanternes à ce propos, en nous faisant remarquer que :
« L’Occident a courte mémoire. Et comme il écrit l’histoire, la sienne et celle des autres, l’histoire des peuples est courte. Les manuels d’histoire générale enseignent l’histoire de l’Occident. Non pas comme l’Occident l’a vécue, mais plutôt comme l’Occident, dans son présent, choisit de s’en souvenir. Et nous, pauvres colonisés, tissons les fils de notre passé avec des mots piégés d’oubli[4]. »
Ce discours de l’anthropologue haïtien s’énonce du dehors d’Haïti, depuis le National Humanities Center, en Caroline du Nord, son lieu de réflexion, son lieu de migrance ou d’exil. L’éloignement de l’auteur par rapport au pays natal lui confère sans doute une certaine hauteur de vue pour aboutir à la pertinence de ses nombreuses analyses, particulièrement la thèse suivante, exposée dans son ouvrage Les racines historiques de l’État duvaliérien : « l’Etat duvaliérien peut se reproduire avec ou sans un Duvalier dans la mesure où la crise des structures à laquelle le duvaliérisme s’imposa, comme une réponse équivoque et criminelle, n’est pas elle-même résolue. »[5] Et l’histoire continue à lui donner raison.
La voix de Métellus surgit de l’exil pareillement : « l’exil, c’est une mise à distance, une observation au microscope électronique, cela nous permet d’assimiler ce qu’il y a de positif à l’extérieur et ce qui cloche à l’intérieur »[6], telle est la réponse de l’écrivain-neurologue à la question de Nataša Raschi attirant son attention sur ce lieu privilégié d’écriture et de perception de son propre pays. Habité sans doute par les récits – assez tronqués parfois – du passé de sa presqu’île, Jean Métellus nous donne souvent l’impression, dans certains textes de fiction ou d’idée écrits depuis Paris, son lieu d’exil, de recomposer l’histoire des manuels d’histoire d’Haïti. L’ambition du créateur semble s’accommoder de l’idée d’attirer, de diverses manières, l’attention d’un lectorat étranger peu sensible à cette histoire peu éclairée et peu divulguée. De là découlent peut-être les retours dans l’espace de sa propre écriture et les « voyages » dans l’espace-temps historique et fictionnel, les arrêts sur image, sous différents angles, de plusieurs figures héroïques et emblématiques de l’histoire émouvante de son pays.
Principes de variations : la question du double
L’appui de notre préambule sur la voix même de Jean Métellus n’est point fortuit et innocent. C’est un signe distinctif devant indiquer combien la notion de « voix » est capitale dans le processus d’analyse et d’exploration du florilège des figures représentées tant dans l’univers lyrique que dans l’espace romanesque et dramatique de l’auteur. Et nous ne perdons point de vue le fait que la voix contrariée, réduite au silence parfois, la Parole prisonnière[7] (c’est d’ailleurs le titre de l’un de ses romans), constitue l’une des thématiques constantes et opérantes dans son œuvre intégrale. La voix, c’est celle que donne à entendre le poème « Christophe Colomb », en l’occurrence, consigné dans le recueil Hommes de plein vent[8] ; ce poème polyphonique – à la fois dramatique et narratif, mettant en scène les intonations du navigateur, « découvreur de continents », « nœud de l’homme et de Dieu »[9], en annonçant la pièce de théâtre intitulé précisément Colomb[10], ce poème, disons-nous, se pose comme texte initial, ouvrant de façon significative la série des variations dans l’ensemble de l’œuvre de Métellus.
Nous disons « variations », parce que cette notion s’impose à nous pour signifier cette manière de l’auteur de provoquer, au fil de son processus de création, un système de « retours » sur des modes de traitement génériques différenciés de divers thèmes obsessionnels : une manière de modifier le regard sur tel thème littéraire donné, déjà abordé autrement ailleurs. Il en est ainsi du traitement des représentations de Dessalines – l’objet de cette présente analyse – sur un mode générique double : roman et théâtre. Et nous devons rapidement préciser que, dans le roman, la double dimension de la figure de Dessalines – révolutionnaire et Empereur (chef d’état) – se trouve confrontée à une autre figure que l’on suppose être François Duvalier – le Président, dictateur sanguinaire qui prétend jouer faussement le double de l’Empereur.
Variations autour de l’Empereur : premier mouvement
À propos du roman L’année Dessalines, le lecteur pourrait se méprendre fortement en s’imaginant que celui-ci s’entend d’une écriture à caractère principalement biographique ou historiographique. Il s’agit bien d’un roman qui se donne à lire tel un récit simple et linéaire, porté par la voix d’un narrateur omniscient. Si Dessalines s’inscrit suffisamment dans le récit, c’est surtout en tant que pré-texte ou motif de réflexion politique et idéologique travaillé en creux dans une histoire qui se déroule sous un régime despotique, aveugle et aphone – que le lecteur peut aisément supposer être celui de François Duvalier (1957-1971). L’histoire se présente comme la suite de la grande saga de La Famille Vortex[11] entreprise quatre ans auparavant par l’auteur. Dessalines n’est au fait que le sujet de prédilection étoffant les conversations des deux principaux protagonistes, le centre d’intérêt et l’objet de culte communs de ce couple amoureux que représentent Ludovic Vortex et Clivia Chanfort : notre premier personnage étant pharmacien, passionné d’histoire d’Haïti, de teint noir et issu du monde rural ; le second, professeur de chimie, passionnée également de la même histoire, sauf qu’elle est née de la haute bourgeoisie mulâtre de Port-au-Prince et compte dans sa lignée un aïeul blanc, Denis Florentin, qui avait bénéficié des faveurs de Dessalines, le fondateur de la nation haïtienne en 1804 :
« À vingt ans, ses études achevées, Denis Florentin exerça un an à Nantes, s’engagea en 1800 comme médecin sur un bateau, navigua trois ans et s’installa en Haïti. […] Il soigna Charlotin le secrétaire de Dessalines, les serviteurs du général ainsi que Toya, la tante de l’Empereur, avec un dévouement exemplaire. Dessalines avait apprécié qu’il prodiguât ses soins avec la même attention aux Noirs, aux Blancs et aux mulâtres, aux riches et aux pauvres et, en signe de reconnaissance, il lui donna l’habitation Chanfort. »[12]
L’incipit du roman s’avère historique, en ce sens qu’il est marqué par un indice spatio-temporel précis, inscrivant la fiction dans une suite chronologique événementielle : « A Port-au-Prince, chaque année, une manifestation culturelle organisée par la Société nationale d’art dramatique (S.N.A.D.) marquait l’anniversaire de la proclamation de l’Indépendance. En ce 1er janvier 1960, la fête revêtit un éclat particulier […] », lit-on dès le début (p. 11). Détail significatif et symptomatique : ce roman s’ouvre par l’évocation d’un spectacle théâtral intitulé L’Empereur et son double (p. 18). Aussi, le lecteur apprend que, sous l’impulsion de la S.N.A.D. dont Clivia Chanfort est un membre dynamique, l’année 1960 est consacrée à Dessalines ; d’où l’origine du titre : L’année Dessalines. Détail symptomatique, disons-nous, car le titre de cette pièce de théâtre, dont on ignore le fond, apparaît plutôt comme un signe symbolique, au point que l’on se demande si elle ne préfigure pas le texte théâtral effectif de Jean Métellus, Le Pont rouge, qui met en valeur l’œuvre exemplaire et la fin tragique de l’Empereur Dessalines, le père de l’Indépendance auquel se réfère fortement le Président dictateur pour se mettre lui-même en valeur ?
Dès les premières pages de ce récit, une tentative de réhabilitation de cette figure historique controversée semble se dessiner à la faveur de cette atmosphère dramatique : « Ludovic expliqua [à Clivia] avec empressement qu’il s’était pris de passion pour Dessalines, car, selon lui, les ouvrages d’histoire faisaient la part trop belle à Toussaint Louverture et laissaient injustement dans l’ombre la deuxième grande figure de l’Indépendance »[13]. S’agissant de Richard Félicissime, professeur d’histoire autant que membre de la S.N.A.D., proche de Ludovic et Clivia, il deviendra taciturne et s’éloignera de la capitale, continuant à survivre grâce à Ludovic, parce qu’il s’était « condamné en parlant de Dessalines dans un pays qui n’en conservait pas vraiment la mémoire »[14], dans son discours d’ouverture à la cérémonie de cette commémoration. Et tout le long de ce récit dont la chronologie est marquée par les actes répréhensibles du régime sanguinaire du Président (le chef suprême qui n’est jamais nommé), il y a cette idée qui revient, tel un leitmotiv, sous diverses formes et de différents personnages (Richard, Ludovic et son père, Solon…) : que ferait Dessalines s’il était parmi nous ? Le roman laisse l’impression que Dessalines – pourtant symbole à la fois d’unité et de mésentente – demeure l’horizon indépassable dans l’histoire des gouvernements de l’Etat d’Haïti : tout semble commencer en 1804 et s’arrêter en 1806, au Pont rouge, lieu de l’assassinat de l’Empereur, point d’échec fondamental de la république d’Haïti.
L’année Dessalines, contrairement au Pont rouge, est une œuvre dans laquelle le héros de l’Indépendance existe et circule via la parole clandestine, puisque la méfiance du régime du Président vis-à-vis des enseignants, artistes et intellectuels ayant initié ce devoir de mémoire, et, par voie de conséquence, la répression politique rondement menée par les sbires de ce même régime, imposent la prudence, la crainte, le mutisme et/ou le repli à la majorité des personnages. A Félicissime lui reprochant son insensibilité à la folie soudaine de Mme Chanfort, mère de Clivia, victime d’une aphasie brutale – suite à la manifestation de sa colère et de ses préjugés de classe vis-à-vis du choix de Ludovic par sa fille, Gracieuse, sa femme, lui répond : « Quel est le poids d’une personne qui ne parle pas auprès d’un peuple qui n’a pas de voix ?[15] » Cette infirmière endurcie par son métier et « cuirassée » par la misère, affirme plus loin à son époux contraint de se mettre à couvert :
Quand un peuple ne parle plus, on le conduit à l’abattoir comme on veut. C’est ce qui explique la dernière boucherie de Port-au-Prince et les événements sanglants qui ont traversé ce pays depuis l’Indépendance. Je t’ai toujours dit qu’il fallait t’occuper de politique pour parler au nom de ceux qui ne peuvent pas parler. Nous sommes un peuple muet, voilà l’origine de nos déboires et de nos malheurs[16].
Quant à Clivia Chanfort, après quelques mots enthousiastes concernant « la période de l’Indépendance, son admiration pour Dessalines, son aveuglement envers son œuvre », elle répond ainsi à Ludovic qui lui avoue son devenir également taciturne et timide, rêvant plus qu’il ne dorme, ayant l’impression de vivre en plein délire, dans une sorte de rêve prolongé :
Haïti vit aussi un cauchemar prolongé depuis le drame du Pont-Rouge, affirme Clivia : nous avons tout perdu, et le sens de la victoire et la notion de libre arbitre et de liberté, il ne nous reste que le refuge du songe. Et nous nous y plongeons volontiers en mélangeant fortuitement le réel et les images hallucinatoires, les souvenirs pénibles et les visions délirantes[17].
Le roman se lit par moment telle une pièce de théâtre mélangeant absurde, grotesque et burlesque. En témoigne ce court passage représentant le Président irrité par la hardiesse de ceux qui profitent du contexte de cette « année Dessalines » pour troubler sa « tranquillité d’esprit » ; obsédé par l’idée absurde que tous les jeunes officiers qui se réunissent le dimanche soir dans un certain Night-Club de Pétion-Ville complotent contre sa personne, il interroge ainsi ses sbires et ses espions, exigeant d’eux des réponses attendues pour se conforter dans ses délires mystiques et ses peurs :
« Malvina continua, insinuante :
« Il m’a parlé avec grande amitié du lieutenant Tamerlan et du lieutenant Latremblé.
– Voilà qui est précieux, fit le Président qui se redressa. Nous en sommes maintenant à neuf. S’il y en a neuf ils peuvent être plus. Et que disait Villejoint à leur sujet ?
– Il voulait les voir.
– Les voir, les voir, c’est-à-dire comploter ; nous en sommes maintenant à neuf, or le chiffre neuf est le plus grand des chiffres : il est inscrit dans la niche triangulaire représentée par Erzulie, Legba et Damballah Wèdo[18]. Le rôle magique de ce triangle est de conduire dans les hauteurs astrales. C’est le triangle musical qui ouvre les abysses dont Damballah est le maître, c’est le triangle lumineux qui mène au soleil par Legba, c’est le triangle de l’enfantement représenté par Erzulie. Ces trois triangles donnent le secret des événements : le chiffre neuf signifie seulement qu’il faut aller plus loin dans l’enquête.
– Je n’y avais pas pensé, Président, dit Arcady. » »[19]
Outre le mysticisme de pacotille du Président, il y a aussi quasiment tous les noms loufoques des officiers et ministres inventés par l’écrivain et qui prêtent au rire et au sourire du lecteur : le colonel Désiré, le commandant Albéric Pénitent, le lieutenant Thémesphore Anmoué (il faut entendre la consonance créole du nom Anmoué : cri de désolation ou appel au secours), le ministre Wilfrid Ladouceur, les capitaines André Lenfer, Mathurin Vidargent, Elie Belleface, Denis Sansnom, etc…
Variations autour de l’Empereur : deuxième mouvement
D’un Dessalines militaire et homme politique énigmatique, représenté de façon parcellaire à partir de quelques intentions, propos et actes probables, commentés et analysés par des personnages du roman, tels Ludovic, Clivia, Richard et Solon, à travers des dialogues incessants, non moins édifiants et laudatifs, nous passons à l’entrée en scène d’un Dessalines personnage amplifié, en pleine action, dans une intrigue dont le dénouement est bien entendu prévisible, tenant compte du réalisme historique signifié par le titre de la pièce : Le Pont rouge. Nous passons notamment de la confrontation des documents historiques et historiographiques lacunaires brossant le portrait d’un chef d’Etat idéal dans le roman, aux discours d’une vraisemblance mitigée, tantôt bruts, tantôt lyriques et oniriques du personnage qui dévoile, dans l’espace dramatique, ses ruses, ses faiblesses, ses difficultés, ses déterminations, ses colères, ses contradictions, tout cela contribuant à son objectif révolutionnaire, et son humanité, voire son humanisme, ses improvisations et ses tâtonnements, dans un contexte de postindépendance exceptionnel et singulier.
Ainsi, la remontée de Jean Métellus dans le temps historique, avec la pièce Le Pont rouge, favorise l’éclairage de l’origine du mal haïtien dont parle Clivia dans le roman : le balbutiement, la confusion et les délires perpétuels des politiciens et de la formation sociale haïtienne. Cette pièce aux accents épiques peut se lire comme une sorte d’anamnèse qui mobilise à la fois la raison et l’imagination en vue de combler une mémoire trouée. Car, si Toussaint Louverture écrivait souvent, et que des adversaires autant que des admirateurs prenaient le soin de rendre compte, par écrit, de ses intentions et de ses actions, et qu’autant de documents le concernant ont enrichi les archives à l’intention de ceux qui s’intéresseraient à faire la lumière sur sa vie, son parcours, sa personnalité et sa politique, une grande carence de traces, de documents et de témoignages rend quasiment illisible une saisie totalement rationnelle des multiples faits et gestes de Dessalines, au cours d’une carrière aussi brève que fulgurante, de ses exploits militaires à sa gouvernance en tant qu’Empereur. Dès lors, Le Pont rouge peut être vu telle une mise en scène du moment de gloire, du moment historique de Dessalines, en composant avec le sens intuitif de la création.
L’action de la pièce se déploie dans une structure apparemment classique, répartie en cinq actes : elle débute par les ruses de Dessalines, chef militaire d’anciens esclaves, à l’égard du Général Leclerc, chef de l’armée expéditionnaire française, et se termine par l’assassinat attendu au lieu-dit le Pont-Rouge de ce héros révolutionnaire, maître d’œuvre de l’Indépendance d’Haïti et son premier chef d’Etat. Le contenu de la pièce se veut très dense et frisant peu ou prou le convenu, avec la prise en compte d’autres figures historiques essentielles (Rochambeau, Christophe, Pétion, Boisrond-Tonnerre, Gabart, Bazelais, etc.) rendant crédible la trame. Une invention tout de même, bien que conventionnelle : le Récitant ! C’est le personnage-passerelle, assurant les liens et les liants, bref la cohésion entre les événements tout au long du déroulement de l’histoire. Il est aussi poète qu’un Dessalines à ses heures, ce récitant qui ouvre la scène, en proférant ces mots aussi lyriques que symboliques :
À la mémoire de conserver les épices de chaque instant
À elle de protéger la joie naissante
Elle nous arrache aux serres des imposteurs
En nous rappelant le temps des cicatrices et des étampes[20]
À la lecture de la pièce, le lecteur sagace ne peut s’empêcher de déceler à travers les énoncés de ce Récitant lyrique, complice externe du protagoniste, l’image à peine voilée d’un Jean Métellus poète.
Un autre détail symptomatique, concernant la pièce de théâtre cette fois : l’indication du bégaiement, comme défaut de langage, altération de la voix du personnage Dessalines (l’histoire retient d’ailleurs ses gênes à discourir), à la scène 4 du premier acte. Ce détail n’est pas sans relation avec le roman qui précède la pièce, comme on le verra. Il convient de s’arrêter d’abord sur le mode d’énonciation de cette remarque, insérée en italique et entre parenthèses, dans une réplique attribuée au protagoniste déployant sa malice face à Leclerc : « Merci. Nous porterons un coup terrible à ces rebelles. J’ai soif du sang des brigands ; il faut, Capitaine Général, il faut, il faut (Dessalines bégayait quand il était en colère) il faut que ce tremblement de terre général fasse disparaître le Mal de ce pays-là, pour que l’empire puisse enfin respirer[21]. »
Un tel énoncé – (Dessalines bégayait quand il était en colère) – dans un espace textuel de ce genre ne peut être lu et fonctionner que comme une didascalie, une indication scénique. Or, son agencement – de par le mode et le temps des verbes – laisse supposer la voix d’un narrateur prenant le pas sur le dramaturge. Autrement dit, par son énonciation, cette expression relève davantage de la narratologie que de la dramaturgie : s’affiche donc une ambiguïté générique ; on entend l’énonciation plus comme une phrase informative découlant d’un récit historique ou fictionnel que d’une véritable indication scénique. D’autant plus qu’on ne repère aucune autre réplique précisant, suggérant ou rendant performatif le bégaiement du personnage dans d’autres situations de colère représentées à la suite de l’intrigue. Prenons pour preuve ce fragment tiré du dialogue entre Dessalines et son épouse, Marie-Félicité, à la scène 4 de l’acte IV, où l’Empereur dénonce avec colère la faiblesse de Toussaint, note le manque d’adhésion de certains généraux à sa vision et les manquements à son autorité, sans un signe de bégaiement :
(Hors de lui) : J’étais seul à m’adosser à l’océan quand s’égaraient les prophéties, quand saignaient comme des bêtes d’abattoir tous les nègres des plantations, et quand s’ouvrait le cœur de la nuit pour nous broyer comme des noyaux de grenadine. Ma vision insatiable ébranlait le souffle des devins et des divinités. On obéissait alors au doigt et à l’œil de Papa Dessalines. Maintenant qu’un songe plus libre et plus neuf me chevauche, plus personne ne veut l’étreindre de mes vœux. Tant pis[22] !
À cette phase de notre approche des deux ouvrages, s’impose à nous la nécessité d’esquisser un parallèle entre les figures du Président et de l’Empereur. Dans Le Pont rouge, Dessalines est décliné dans sa triple dimension de révolutionnaire ayant libéré ses congénères de l’esclavage et de la colonisation, de chef d’état soucieux de la séparation équitable des biens laissés par les anciens colons et de tyran jouissant d’un pouvoir sans partage. Dès lors, qu’est-ce qui permet de rapprocher ou d’éloigner le Président dans L’année Dessalines, du protagoniste à triple dimension dans Le Pont rouge ? Dessalines a conduit une révolution libératrice sous le signe de l’unité des Noirs et des mulâtres, tandis que Duvalier a prétendu mené une révolution dont on ignore la portée ; certes, Dessalines, dépourvu de modèle démocratique, s’est érigé après l’indépendance en monarque absolu, garantissant une certaine unité, une certaine justice et la protection d’une nouvelle république, or Duvalier s’est proclamé, dans un monde moderne, Président à vie de la République, chef suprême purement narcissique ; le Président voit du complot partout contre sa personne, dirige par la terreur et réprime gratuitement dans le sang ses plus proches collaborateurs ; alors que, malgré ses soupçons, Dessalines hésite souvent à réagir contre les conspirateurs qui complotaient davantage contre l’intérêt collectif du nouvel Etat que contre sa personne : « Ce manque de générosité envers les plus démunis est proprement scandaleux. Tous ces nouveaux riches ont déjà oublié l’esclavage », s’exclame-t-il dans un coup de sang[23]. L’Empereur, selon les deux ouvrages, paraît avoir une répugnance envers les pratiques superstitieuses, contrairement au Président, obnubilé par la magie et la sorcellerie.
Le Président, exerçant sa colère résultant de son délire mystique, croit comme l’Empereur que sa vision ébranle le souffle des devins et des divinités : l’Empereur a peut-être sa tante Toya comme ange gardien illuminant ses songes, malgré son manque de foi dans les mystères[24] ; le Président, lui, dispose des services de voyance et de cartomancie de la mère d’un officier, Mme Villejoint, pour se voiler de mystifications ésotériques. Une comparaison ultime entre L’année Dessalines et Le Pont rouge : le roman semble nous suggérer le retrait de la voix du dictateur (nasillant tel un zombi) et la mise sous contrôle de celle du peuple comme la résultante d’un cynisme engageant ainsi le recul du pays ; alors que dans la pièce, l’Empereur bègue part à l’assaut de sa voix, dans un élan vers le relèvement de la nouvelle nation. Bref, le Président ne serait-il pas dans le roman le double inadapté de l’Empereur dont l’action le désavoue dans le théâtre ? Considérons cette affirmation du dictateur :
Il y a trois ordres d’intellectuels : les illuminés qui ne sont bons qu’à semer le désarroi car ils n’ont la responsabilité de rien, qui parlent de Dessalines en ignorant que je suis moi-même Dessalines ou une sorte de quintessence dessalinienne ; les intellectuels de terrain et de bon sens, les hommes pratiques comme moi, ceux qui se sacrifient pour une grande cause pour l’arène ou la gaguère[25], ceux qui ont sacrifié une grande ambition personnelle pour devenir sauveur de gueux indécrottables ; ceux qui veulent transformer un peuple de mendiants en héros et qui ont trouvé leur modèle en moi ; et enfin des intellectuels de parade, des agitateurs à la petite semaine qui savent à peine lire et écrire, incapables de prendre la direction d’un peuple ou la charge d’un état[26].
Ah ! L’empereur et son double au début de L’année Dessalines, c’était donc cela !
La manière curieuse dont Jean Métellus semble nous permettre de saisir les imperfections verbales communes à ces deux figures historiques (l’Empereur apparemment bègue et le Président nasillard apparemment taciturne) dans chacun des genres adoptés ne peut qu’aiguiser notre perplexité par rapport à la vérité historique qui se plie à la vérité poétique. Mais arrêtons-nous plutôt sur l’une des conséquences les plus néfastes du projet des enseignants, artistes et intellectuels de la S.N.A.D. qui ont décrété ladite année Dessalines : l’irritation du dictateur paranoïaque et sanguinaire, réduisant ses concitoyens au mutisme par une vague de répressions. Dès lors, il importe de compter, dans L’année Dessalines, les symptômes particuliers des troubles de la parole renforçant l’atmosphère générale qui règne dans l’espace de la fiction : les trois servantes muettes (Ida Démarré, Céline Yafait et Rose Panzou) reçues par Ludovic Vortex (p. 88-93) ; les militaires proches du pouvoir, à « l’élocution difficile » le lundi matin, après leur dimanche arrosé (p. 108) ; le bégaiement soudain d’une Marthe en colère, à cause de son préjugé de couleur : bégaiement qui aboutit à une aphasie (p. 128-132) ; le sous-secrétaire d’Etat, Wilfried Ladouceur, devenu brusquement bègue sous la menace du Président lui ordonnant de dénoncer des supposés conspirateurs contre son régime, tout en lui précisant de lui « faire part également des lapsus et des actes manqués » dont il a été le témoin chez certains officiers, particulièrement ses amis du dimanche (p. 238-240).
L’écriture ou la création comme résistance
Face à cette pandémie de troubles et de perte de la parole, inscrite dans un contexte de devoir de mémoire, Ludovic Vortex se pose la question essentielle, dès les premières pages du roman : « Si on ne peut plus parler, que reste-t-il à faire ? » Entendons surtout : que reste-t-il à faire, pour résister à l’oppression. L’écriture, sans doute. C’est le projet que forme Louis Vortex[27], d’ailleurs, le frère exilé de Ludovic : « écrire un livre sur l’histoire d’Haïti ». Louis expose son dessein à son frère dans une lettre qu’il lui adresse depuis Paris. A lire les mots de Louis « on croyait entendre la parole impatiente des politiciens en exil et la respiration difficile des résignés, nous dit le narrateur. Louis brossait un portrait contrasté de Dessalines, évoquait avec réalisme le 1er janvier 1804. Le battement des tambours, la frénésie du peuple applaudissant l’Empereur. […] Louis faisait même allusion à l’armée des Incas créée par Dessalines en souvenir des Indiens disparus de leur propre terre[28]. » Puis on lit les mots de Louis dans le texte même de la lettre : « L’histoire de notre pays offre un long récit qu’il nous incombe de déchiffrer[29]. »
Jusque-là, nous décryptons à travers la posture du personnage Louis Vortex l’image de l’écrivain en exil à Paris que représentait Jean Métellus. Il convient maintenant de vérifier dans la pièce s’il y a lieu de révéler d’autres voix qui renvoient à une image similaire. Dans Le Pont rouge, le Récitant, en tant que personnage purement fictif, et Boisrond-Tonnerre, en tant que personnage historique – écrivain et rédacteur de la proclamation d’Indépendance d’Haïti, s’offrent à nous comme deux figures différenciées de l’auteur. Le premier – le Récitant – paraissant s’assimiler au dramaturge (celui qui a commis l’ambigüité générique, se confondant à un narrateur), livre dans sa performance, selon nous, une résistance à l’oubli, en distribuant des faits et gestes de mémoire sous un mode à la fois historique et poétique :
« Un monde étrange d’orages, de feu, de flammes et d’eau tombant en trombes, une succession d’incendies ébranlait le courage des Français
L’air humide sentait la poudre
Les partisans de Dessalines exultaient
Le lendemain, Rochambeau, après mille démarches diplomatiques, capitulait »[30]
Sur ce mode historique et poétique, vient se greffer la voix de Boisrond-Tonnerre qui profère « avec exaltation » la puissance des signes et des symboles de résistance à l’oppresseur : « Pour écrire l’Acte d’Indépendance il faut la peau d’un Blanc pour parchemin, son crâne pour écritoire, son sang pour encre, et une baïonnette pour plume. » Et la réponse de Dessalines fuse sans retenue, en embrassant le poète, son futur auteur et secrétaire : « Voilà exactement ce qu’il nous faut. Boisrond-Tonnerre, je te charge d’exprimer sur le papier nos sentiments à l’égard des Blancs. »[31]
Et plus loin, l’Empereur, scandalisé d’apprendre par le commandant Geffrard que certains « affranchis se considèrent comme des héritiers naturels des colons », il scandera les paroles suivantes en pesant ses mots : « Ce que je propose, Geffrard, c’est un changement définitif qui interdit toute référence au passé. Désormais, hier n’existe plus ; et quiconque le convoque sera rendu lui aussi à l’inexistence. On ne conquiert pas l’avenir dans un miroir, mais avec l’épée et la magie des mots, le souffle et la folie des projets. Toute mémoire qui se contemple sera balayée. »[32] « L’épée et la magie des mots », dit l’Empereur, la magie des mots : l’intention et l’invention, donc. Et soudain, l’on comprend le caractère guerrier et défensif échu à toute la littérature de la première période littéraire haïtienne, dite pionnière : une littérature de résistance farouche à toute idée et toute forme de retour du colon oppresseur ; une littérature qui dresse ses mots comme des remparts et des armes de dissuasion. Et l’on comprend aussi la nécessité et le désir d’un Louis Boisrond-Tonnerre d’écrire ses Mémoires pour servir à l’histoire d’Haïti[33], après avoir été une oreille attentive aux impatiences d’un Dessalines déboussolé et préoccupé par le devenir de la jeune nation haïtienne.
En conclusion, nous pouvons postuler que Louis Vortex, le récitant et Louis Boisrond-Tonnerre constituent, dans une perspective de mise en abyme, trois figures essentielles de l’auteur Jean Métellus : romancier, dramaturge et poète, éprouvant les frasques et les silences de l’histoire à l’aune de la fiction, de la création. Et dans cette même veine de « la magie des mots », nous pouvons aussi nous interroger sérieusement sur le mythe de Dessalines, révolutionnaire hors pair et chef d’état idéal, édifié en filigrane par le roman L’année Dessalines et la pièce Le Pont rouge, quand bien même ce mythe aurait pour fonction d’exorciser l’automystification de tout dictateur criminel, prétendu providentiel.
Notes
[1] Notre librairie, « Littérature haïtienne, de 1960 à nos jours », N° 133, janvier-avril 1998, p. 149.
[2] L’année Dessalines, Paris, Gallimard, 1986.
[3] Le Pont rouge, Paris, Nouvelles du Sud, 1991.
[4] Michel-Rolph Trouillot, Les racines historiques de l’État duvaliérien, Port-au-Prince, éd. Deschamps, 1986 ; C3 Editions, 2016, p. 66.
[5] Ibid., p. 19, 20.
[6] Notre Librairie, Op. Cit., p. 148.
[7] La Parole prisonnière, Gallimard, Paris, 1986.
[8] Hommes de plein vent, Silex, 1981 ; Paris, réédition, Nouvelles du Sud, 1992.
[9] Hommes de plein vent, Silex, 1981, p. 25.
[10] Colomb, Martinique, l’Autre mer, 1992.
[11] La Famille Vortex, Paris, Gallimard, 1982.
[12] L’année Dessalines, Op. Cit., p. 70.
[13] Ibid., p. 20.
[14] Ibid., p. 23.
[15] Ibid., p. 136.
[16] Ibid.
[17] Ibid., p. 183-184.
[18] Dieux ou loa du panthéon vaudou.
[19] Ibid., p. 220, 221.
[20] Le Pont rouge, Op. Cit., p. 9.
[21] Ibid., p. 15-16.
[22] Ibid., p. 126.
[23] Ibid., p. 144.
[24] Les dieux ou les loas du vodou.
[25] Gallodrome : espace aménagé pour les combats de coqs.
[26] L’année Dessalines, Op. Cit., p. 262-263.
[27] Jean Métellus a publié en 1992 le roman Louis Vortex (Messidor, Paris) qui semblait clore la saga familiale.
[28] L’année Dessalines, Op. Cit., p. 161.
[29] Ibid., p. 162.
[30] Le Pont rouge, Op. Cit., p. 73.
[31] Ibid., p. 80.
[32] Ibid., p. 84.
[33] Louis Boisrond-Tonnerre, Mémoires pour servir à l’histoire d’Haïti, Paris, 1851