Discours de réception à l’Académie des lettres du Québec
Discours de médecine et de littérature
Joël Des Rosiers
Maison des écrivains
Montréal, le 19 septembre 2017
Mesdames et Messieurs de l’Académie,
Un jour on saura peut-être qu’il n’y avait pas d’art, mais seulement de la médecine.
– J.-M. G. Le Clézio
Lorsque je reçus la bonne nouvelle de mon élection à l’Académie des lettres du Québec, mû par une joie craintive et quelques arythmies de circonstance, à la perspective de prendre place parmi tant de poètes et bibliothécaires, philosophes et diplomates, professeurs émérites et chercheurs, littérateurs et femmes de lettres qui ont sacrifié leurs vies pour rendre la nôtre plus digne, je courus consulter des notes sur l’histoire de l’institution qui me fait honneur, m’entourant d’un si noble compagnonnage. Je cherchais à savoir si des égarés de mon espèce, en leur double passion, attirés par les promesses d’existence de l’art et les possibilités de progrès de la science, avaient dans le passé fait resplendir la poésie dans l’effacement, l’austérité et le prestige de cette assemblée. J’évoquerai trois grands noms. Nérée Beauchemin (1850-1931), médecin de campagne, l’auteur de Patrie intime (1928) ne pouvait en faire partie puisqu’il mourut trois ans après la publication de son second recueil, œuvre tardive qu’il fit paraître à soixante-dix huit ans. Les passions de cet âge n’ont pas le goût des ardeurs juvéniles mais, parce que la vie perdure, elles permettent davantage la contemplation que la saisie des objets ; elles ressemblent à des clartés d’ombre. L’Académie des lettres du Québec ne fut fondée qu’à la fin de la Seconde guerre mondiale en 1944.
À Nérée Beauchemin, le barde de Yamachiche, qui n’a jamais renié ni ses racines ni l’amour de la patrie, fut décernée en 1930 la médaille de l’Académie française pour son œuvre qui exalte la nature, lieu vital et sacré, lieu saint, humble et intime, manuel et modeste parce qu’illuminé par la foi. Les images de beauté naturelle, d’harmonie entre l’humanité et la nature retrouvées dans la poésie de Nérée Beauchemin enregistrent à notre insu l’adhésion au temps essentiel que l’activité humaine ne modifie en rien. Au glapissement des renards dans les fourrés, – qui ici les a déjà entendus ? – au brame des chevreuils (appelé aussi cerf de Virginie) dans les lisières lointaines qu’on ne sait nommer, des fougères et des fleurs sauvages se mirent dans des courants d’eau fraîche où laver son corps couvert de sueurs et de sel, là où surnagent la truite et l’achigan. Une paix pastorale règne sur tout ce vert, « la couleur mère » de Saint-John Perse, et sur tout ce rouge adoré, la couleur de l’« Automne malade » d’Apollinaire. À l’abri de la pollution pendant un temps, la catastrophique destruction de ces paysages idylliques d’Amérique du Nord est sacralisée une génération plus tard par la poète américaine Rachel Carson dans son recueil Silent Spring (1962) :
Then a strange blight crept over the area and every thing
Began to change. Some evil spell had settled on the community :
mysterious maladies swept the flocks of chickens;
the cattle and sheeps sickened and died.
Everywhere was a shadow of death.
Puis une rouille étrange se répandit sur la région et tout
Se mit à changer. Quelque malédiction avait frappé la communauté :
Des maladies mystérieuses décimèrent les basses-cours;
Atteints de ce mal, le bétail et les moutons mouraient.
Partout l’ombre de la mort.
Une lecture plus contemporaine pourrait rattacher Patrie intime, cette œuvre singulière, rééditée par Les Herbes Rouges en 2000, à la « nature writing » qui renoue avec une représentation non anthropocentrique de la nature : les objets désuets, les choeurs d’oiseaux, les champs d’ombre. Et les grands arbres décharnés barrent l’horizon du fleuve Saint-Laurent lorsqu’il s’élargit à cette latitude pour prendre le nom de lac Saint-Pierre. Les « choses visibles » (Jorge Luis Borges) concourent à une écopoétique, c’est-à-dire à une écriture proche de la réalité du monde naturel. Sous le firmament, l’agriculture remplit une fonction sacramentelle où l’homme et la femme récoltent l’usufruit d’une terre donnée par Dieu. Et l’élégie pastorale alimente le particularisme local, gonfle l’orgueil national. Cette perception idéalisée est aussitôt adoptée par les populations indigènes des États post-coloniaux et leurs écrivains feront de la verdure et de l’éloignement des centres urbains des biens culturels, des marqueurs d’identité.
Las, la médaille de l’Académie française ne fut jamais livrée au poète médecin Nérée Beauchemin qui pourtant avait chanté le visage de sa patrie :
Je me suis fait une raison
De me plier à la mesure
Du petit cercle d’horizon
Qu’un coin de ciel natal azure.
Patrie intime, Nérée Beauchemin
Le facteur du village ne connaissait pas de poète à cette adresse quand bien même Nérée Beauchemin eût chanté le fleuve grandiose et saint, eaux baptismales d’un peuple obstiné, dont le reflet d’acier se réduisait à la fin de sa vie à une lueur vacillante. Attaché à deux patries, la France et son pays natal, gouverné par une démarche intime qui en fait un précurseur de Saint-Denys Garneau, il n’était qu’un modeste médecin, notable du village de Yamachiche, cloîtré dans la bouleversante solitude de celui qui attend la mort imminente. Convaincu à bon droit d’une erreur sur la personne, l’homme de devoir qu’il fréquentait depuis des années ou qu’il croisait en toutes saisons sur les chemins de campagne ne saurait être poète, le facteur renvoya ledit colis à l’expéditeur, l’Académie française, quai Conti, à Paris. Beauchemin, anéanti et chargé d’ans, en mourut…
L’argument du facteur de Yamachiche, qu’on ne devrait pas mépriser à la légère, pas plus que les rêves de pierre du facteur Cheval, mériterait de plus amples développements. Cette anecdote ironique dont se serait délecté l’Aveugle de Buenos-Aires ferait-elle l’objet d’une nouvelle, d’un roman voire d’une thèse que je n’en serais pas étonné. Ne déflorons pas plus le sujet. S’y confronte néanmoins une double émulation : le projet prophétique du poème comme remède à la connaissance du monde s’oppose à la vanité de toute gloire, fille hautaine qui toujours s’éprouve elle-même comme une maladie. L’initiative du facteur est implacable. Métonyme, si je puis dire, de l’écrivain, n’est-il pas lui aussi en droit de s’appeler concrètement « homme de lettres » ? Ne porte-t-il pas en bandoulière fixée par des anneaux de bronze, en véritable lexiphore « porteur de mots », la force, la précision, l’espérance des mots protégés par un sac de cuir ? La sacoche du facteur de village, historique, éternelle, indissociable du mythe de ce personnage des années 1930 rassemble toutes les vertus d’un objet humble et poétique. Je l’ai aperçue à Paris sur le pont des Arts, au jardin des Tuileries, sur le pont Mirabeau d’où se jeta Paul Celan, le poète roumain de langue germanique qui fit des études de médecine et travailla comme infirmier dans une clinique psychiatrique.
Et jusque sur les chemins de terre de l’époque qui reliaient les rangs de Berthierville à Saint-Zénon. C’est sur ce plateau bosselé à plus de 700 mètres d’altitude que se trouve la ligne de partage des eaux, sommet sacré des Amérindiens, là où les cours d’eau se séparent et s’écoulent vers des axes sud-est et nord-ouest. C’est le royaume des lacs de tête aux eaux claires alimentés par des sources souterraines. Les ruisseaux dévalent les éperons de roche granitique, s’élancent vers le nord gonflant la rivière Matawin jusqu’aux buttes du lac Taureau tandis que les torrents entrecoupés de nombreuses chutes se hâtent vers les tourbières de la rivière Noire, le long des piedmonts imbus du sang attikamewk. M’invitent alors les Hommes de Bouleaux, qui errent de mémoire dans le Nitaskinan, vaste territoire de forêts, cortège de lacs et rivières sur 80 000 kilomètres carrés. C’est à la pleine lune que nous partons à la chasse à l’orignal, les nuits d’hiver par moins 30 degrés Celsius sous le vent. Ici, les traces encore fraîches d’une meute de loups. On les entendra hurler dans la nuit même. Là, par l’allure des branchages d’herbes sauvages sectionnés à différentes hauteurs, une femelle d’orignal et son veau.
Dites-leur que nous n’avons jamais cédé notre territoire, que nous ne l’avons jamais vendu, que nous ne l’avons jamais échangé, de même que nous n’avons jamais statué autrement en ce qui concerne notre territoire.
– César Newashish
Revenons à notre facteur. La décision redoutable, dis-je, de retourner l’objet précieux qu’est la médaille d’honneur à l’Académie française, est fondée sur la perplexité du facteur de voir apparaître un poète là où il ne connaissait qu’un médecin. Sa réfutation de la double vie du médecin poète qui prétend n’être ni l’un ni l’autre entremêle des voies qui s’interpellent, des sentes qui bifurquent. Car les œuvres des médecins écrivains privilégient la connaissance d’un imaginaire qui n’appartient davantage à personne : le corps humain.
La captation du courrier d’autrui ne va pas sans risque qu’il soit disciplinaire ou psychologique. La chronique des faits divers rapporte de temps à autre l’indélicatesse de certains facteurs qui gardent par-devers eux le courrier, des années durant, et ne le rendent jamais à leur destinataire. Il me semble avoir écrit quelque part qu’il était cruel de rédiger des lettres et de ne pas les envoyer à leurs destinataires. Avec l’autorisation du patient et respectant l’anonymat, je partagerai avec vous la vignette que voici. Je soigne un honnête homme qui entre en dépressions une fois l’an, quel que soit son traitement. Ancien facteur, il s’accuse de n’avoir pas livré une poche entière de lettres, des centaines et des centaines, précise-t-il, il y a plus de vingt ans. Il sombre alors au moment des crises dans un délire de persécution, en proie à une profonde culpabilité culminant en idées suicidaires si intenses qu’il faut l’interner d’office et le protéger des poursuites imaginaires que lui réservent les premiers ministres Trudeau, feu le père et le fils, au titre de condamnations qu’il croit mériter pour ce délit. Il énumère parfois douloureusement le contenu des lettres quand bien même elles n’ont jamais été décachetées… Le sens du délire de culpabilité et de clairvoyance est à rechercher du côté de la filiation puisque notre sujet avait abandonné ses deux fils en bas âge et ne les a jamais pour ainsi dire plus revus. « Ne devient pas psychotique qui veut », a écrit Lacan à propos de l’omnipotence, la toute-puissance du sujet qui fonde le déni de l’identité, la dénégation de la paternité, ou la non-livraison d’une lettre ou d’une médaille.
La rémission de cette allégorie est à la mesure de mon espérance de trouver parmi vous, mesdames et messieurs de l’Académie, quelques facteurs férus de littérature qui, depuis que le présocratique Empédocle d’Agrigente, philosophe, médecin et poète, s’est posé la question, s’interrogent sur le fait de savoir comment l’on peut être médecin sans être écrivain ? Pour avoir guéri une ville entière de la peste, la cité sicilienne de Sélinonte, en faisant dériver à ses frais l’eau pure de deux rivières dans le cours insalubre du fleuve qui la traverse, Empédocle a écrit un mordant épigramme :
Je vous salue.
Me voici parmi vous comme un dieu immortel.
Je ne suis plus mortel, et vous tous, me rendez-vous
L’honneur qui me convient ?
Ses théories étaient les suivantes : il y a quatre éléments, le feu, l’eau, la terre et l’air. L’amitié les rassemble et la haine les sépare. Voici comme il en parle :
Zeus aux feux lumineux,
Héra, mère de vie, et puis Aidönéus,
Nestis enfin, aux pleurs dont les mortels s’abreuvent.
Par Zeus, il entend le feu, par Héra la terre, par Aidônéus l’air, par Nestis l’eau. Empédocle publia De la nature et ses purifications qui atteignent près de cinq mille vers. Son Discours de médecine va chercher dans les six cents vers. Freud lui emprunta les figures d’Éros et Thanatos et voulut au miroir de sa poésie établir les notions de pulsion de vie (Amour) et pulsion de mort (Haine) :
Tantôt de par l’Amour ensemble ils constituent
Une unique ordonnance. Tantôt chacun d’entre eux
Se trouve séparé par la Haine ennemie.
« L’allégorie, écrit Marielle Macé (2011) est la mémoire profonde de notre rapport au sens ; il n’est pas étrange qu’elle puisse éclairer les conduites de lectures modernes. » Je cherchais des ombres bienveillantes envers l’œuvre célébrée de peur de son avilissement dans le vin ou qu’on lui porte préjudice dans le rhum agricole à l’horizon de l’interminable ivresse des hommes. Je fus quelque peu rassuré par la découverte parmi les fondateurs de l’Académie canadienne-française de 1944 de deux conjurés de l’aube. J’évoquerai deux grands noms. Je veux citer Ringuet, pseudonyme de Philippe Panneton (1895-1960), longtemps médecin et professeur, puis écrivain et diplomate qui, à la manière de Louis-Ferdinand Céline pour l’un des prénoms de sa mère, avait choisi pour nom de plume le patronyme de cette dernière. J’avais aimé dans son roman du terroir Trente arpents (1938) l’insolence inspirée de Ringuet qui, témoignant du passé des siens, leur soumission, leur attachement pathétique à la terre, malgré les faits d’armes des d’Iberville, des Montcalm, des Chénier, avait qualifié les violences de l’histoire qui ployent les hommes d’« épopées rustiques ». Et je reconnus dès lors la fatalité du destin qu’aucun homme ne pouvait prédire en la personne d’un autre fondateur de l’Académie canadienne-française, celui-ci un Créole français, Robert Rumilly (1897-1983), né à Fort-de-France, Martinique, le pays d’Aimé Césaire, immigré au Canada à vingt-huit ans, auteur de l’Histoire de la province de Québec, la grande fresque riche et colorée dont j’ai acquis d’un bouquiniste un dimanche après-midi de splendeur – ô miracle ! – les quarante et un volumes qui trônent comme un butin de guerre dans mon fatras empoussiéré.
Gardons-nous en toutes circonstances d’assaillir les hommes du passé avec la vanité de nos lorgnettes contemporaines. Mais par ses accointances idéologiques et certaines remémorations coloniales, dont l’idéologie de supériorité raciale, Rumilly est l’héritier du père jésuite Pierre François Xavier de Charlevoix (1682-1761) historien du Nouveau Monde, qui avait publié les deux volumes d’une Histoire de Saint-Domingue (1730), l’île d’Haïti qu’il visita en 1722, avant de rédiger son Histoire et description générale de la Nouvelle-France (1744) parue en trois volumes. Je ne désespère pas, la mine faussement désintéressée quand je traînaille chez les bouquinistes pour ne pas hausser les enchères, de mettre la main sur les deux ouvrages du père Charlevoix. Et je salue avec vous, mesdames et messieurs de l’Académie, la mémoire de ces pionniers qui apportèrent à travers les siècles la culture de la Caraïbe au Québec.
Médecine et littérature
Là où le médicastre cesse de vouloir être médecin, là seulement commence l’art médical. Qui est un être humain est médecin, tout être humain est médecin, tout être humain peut le devenir, s’il se perd lui-même comme personne autrement dit comme comédien, et s’il se retrouve lui-même comme être humain.
– Georg Groddeck
La médecine et la littérature appartiennent pareillement à la culture. La médecine est universelle en ce sens que la physiologie humaine, l’étiologie des maladies, les troubles mentaux, les effets des médicaments sont les mêmes sous toutes les latitudes, chez toutes les ethnies hormis quelques différenciations génétiques. Les exemples peuvent se multiplier à l’infini. Ils tendent à soutenir l’idée que même si la médecine n’est pas une science aussi exacte que la chimie ou la physique, elle est au fond une science exacte, devenant de plus en plus scientifique au fur et à mesure de la résolution des incertitudes qui la cernent. En fait, là est le noyau de l’histoire de la médecine : la conception fondamentalement réparatrice de son projet reconnaît l’émergence et l’évolution d’une science de l’homme à partir d’un tréfonds d’ignorance, de superstition et d’empirisme jusqu’à l’apogée en discipline scientifique. C’est cette conviction qui inspire la phrase facile, si semblable au memento mori des temps anciens : « La psychiatrie est maintenant là où était la médecine il y a deux cents ans. »
Les progrès de la médecine durant le XXe siècle et le début du XXIe ont été prodigieux en savoirs, techniques et investigations tandis que les stratégies de la psychiatrie en qualités des soins et approches spécifiques sont tout aussi remarquables dans le contexte alarmant de l’épidémie planétaire de dépression, l’une des maladies neuropsychiatriques les plus liées aux facteurs environnementaux. La sédentarité, l’urbanisation, la rapidité des mutations technologiques affolent les capacités d’adaptation des sujets humains confrontés au phénomène de la globalisation et à l’une de ses manifestations : les migrations, « plus énormes que les anciennes invasions » avait prévenu Rimbaud. En dépit de ces avancées, la médecine nous dit peu du sujet souffrant et rien du monde dans lequel il vit. Cela nous conduit à poser la question cruciale : qu’est-ce que la médecine ? Une science dont l’objet est la maladie, ses causes, son traitement et sa prévention. Réponse satisfaisante et modeste qu’exprime la devise de la médecine de la fin de la Renaissance : « Je le pansai, Dieu le guérit. », formule attribuée à Ambroise Paré (1510-1590), le chirurgien qui soignait les pauvres comme des rois, le père de la chirurgie moderne. Pour nous, interpellés par les relations entre la médecine et la littérature, la question est de première importance si l’on se fie aux hypothèses des biologistes modernes selon lesquelles la vie procèderait d’une écriture antérieure, d’une écriture primordiale déjà constituée.
Depuis la découverte de la structure de l’acide désoxyribonucléique (ADN) en 1953, certains biologistes ont utilisé le langage comme une métaphore utile pour décrire des aspects complexes des phénomènes biologiques moléculaires. Selon des chercheurs contemporains (Sungchul Ji, 1999) un paradigme linguistique peut être extrapolé à partir des processus physico-chimiques de l’ADN, avec des mots, des phrases, une grammaire, et la nécessité d’une auto-représentation symbolique de tout organisme vivant pour assurer sa réplication. Par conséquent, (S. Srivastava 2016), l’ADN peut effectivement être traité comme une langue, une langue dans laquelle les séquences des nucléotides agissent comme des séquences symboliques, où un « mot » est un élément d’un groupe, et sa grammaire représente les règles de la probabilité de transitions entre deux groupes quelconques, permettant ainsi de véhiculer de grandes quantités d’information.
Je vous laisse vérifier cette fructueuse hypothèse : y a-t-il une invention littéraire de la vie ? quand bien même elle a le mérite de proposer l’acte de langage comme un acte organique et le poème comme un organisme vivant ? En termes deleuziens, Marielle Macé conçoit qu’« il n’y a pas d’un côté la littérature et de l’autre côté la vie ; il y a au contraire, dans la vie elle-même, des formes, des élans, des images et des styles qui circulent entre les sujets et les œuvres, qui les exposent, les animent, les affectent. » C’est dans la vie ordinaire, écrit-elle, que les œuvres se tiennent, qu’elles déposent leurs traces et exercent leur force. Elle privilégie après Ricoeur la synthèse de l’hétérogène, le « prendre ensemble » de la configuration subjectivisée, exploratoire, altérée du monde. Sous le signe de la discordance et de la fidélité à l’identité, Victor Segalen, médecin poète, parlait de cette capacité à « se concevoir autre » dans son Essai sur l’exotisme.
La prose du monde
Dans la vaste syntaxe du monde, les êtres différents s’ajustent les uns aux autres ; la plante communique avec la bête, la terre avec la mer, l’homme avec tout ce qui l’entoure.
– Michel Foucault, Les Mots et les choses
À l’idée d’une nature résiliente et autopoïétique s’est substituée la réalité d’une biosphère en perte de biocapacité et de bioproductivité, en proie au dérèglement climatique, à la mise en danger de l’humanité et d’innombrables autres êtres vivants. Nous vivons les temps d’une immense réserve de frayeurs. Cette crise globale touchant l’oikos, la maison, le lieu vital ou plus largement l’écosphère, suscite des questionnements et une réflexion tant scientifique, ontologique, politique, esthétique que morale ; elle s’est avérée propice au rapprochement entre disciplines distinctes. Tous les processus de création de la biosphère, y compris ceux des humains, sont peut-être voués à leur fin, si nous ne savons pas poser les limites de la destruction et de l’intrusion que la biosphère peut tolérer. L’âge de l’homme, que valide le concept d’anthropocène, risque de mener à un monde sans êtres humains. Rien ne doit être négligé car nous aurons à faire face à des calamités amorphes, annoncent les plus pessimistes. Alors que les termes de posthumanisme — ainsi que de transhumanisme —suggèrent la vie au-delà de la biologie, et quelquefois la vie humaine au-delà des définitions courantes de l’humanité, ils indiquent aussi un intérêt renouvelé pour le monde biologique, des réflexions sur l’animalité humaine et notre relation avec d’autres créatures ainsi que de nouvelles intégrations et des manipulations inouïes des technologies de l’information et des technologies de transplantation et de fécondation.
L’acte de lire, de créer, d’écrire de la littérature peut conduire à la fin du purgatoire de la biosphère, à la rédemption des intrusions humaines et sa force est d’ouvrir le monde à la grande santé nietzschéenne. Entre l’homme et le monde s’établit une sorte de ressemblance naturelle, une interdépendance réciproque d’un processus vital à l’autre et l’interconnexion mutuelle de tous les systèmes vitaux de la terre. Dans La Prose du monde, le second chapitre du célèbre ouvrage Les Mots et les Choses, consacré aux formes du discours durant la Renaissance, Michel Foucault commente l’émulation décrite comme une sorte de « gémellité naturelle » le redoublement fondamental du monde dont parle Paracelse, médecin et philosophe suisse alémanique de la Renaissance. À propos de ce mimétisme fondamental de l’être humain, Foucault écrit :
La terre sombre est le miroir du ciel semé, mais en cette joute les deux rivaux ne sont ni de valeur ni de dignité égales. Les clartés de l’herbe, sans violence, reproduisent la forme pure du ciel.
Au sein de la biologie que le grand savant et philosophe américain Ernst Mayr appelait relation, pensée élaborée sous d’autres postulats par Édouard Glissant, nous trouvons la notion plus large et plus nuancée de la culture. La culture elle-même est un medium naturel sujet aux processus écologiques et évolutionnaires. Le progrès humaniste qui consistait à hâter l’évolution de la nature vers la culture est un échec de la hiérarchisation des valeurs. La nature est la culture. Comme l’affirme l’historien d’art Simon Schama, (Landscape and Memory, 1995) « le paysage est le travail de l’esprit. Les paysages sont construits en autant de strates de mémoire que de couches de roche. Le paysage, en conséquence, est autant une construction humaine que nos outils et les artefacts matériels qui en proviennent. » Et Schama d’arguer que :
Les paysages sont une culture avant d’être une nature ; ils sont les construction de l’imagination projetées sur le bois, l’eau et la roche. (…) une fois qu’une certaine idée du paysage, un mythe, une vision, s’établit dans un lieu réel, elle a une façon particulière de confondre les catégories, de rendre les métaphores plus réelles que leurs référents, de devenir en fait une partie du paysage. (p.61)
Afin d’en rendre compte, plusieurs aspects concourent au rapprochement entre des domaines hétérogènes. Les publications de Rachel Carson Silent Spring (1962) déjà citée et de William Rueckert (Literature and Ecology: An Experiment in Ecocriticism. » Iowa Review 9.1 (1978): 71-86), y ont contribué. Dans cette zone de contact où les sciences rencontrent les humanités, s’ouvre la réflexion philosophique et morale sur les rapports de l’homme à la nature. La gravité de la crise et la nécessité d’adapter les disciplines académiques à l’anthropocène sous-entendent d’établir de nouvelles mises en rapport. De l’avis de Christophe Bonneuil et Pierre de Jouvancourt : « Une des forces de la notion d’anthropocène est d’introduire conjointement l’agir humain dans la pensée des sciences de la terre et de la vie, et, réciproquement, d’introduire les métabolismes écologiques (matière, énergie) dans la pensée des collectifs humains… Il n’y a plus d’endroits conceptuels sans non-humains. » (in Émilie Hache, 2014). Entre cet éclatement des délimitations et la reconnaissance d’une plus grande interdisciplinarité entraînant un décloisonnement disciplinaire entre sciences et humanités — une entreprise majeure que le biologiste Edward Wilson a désignée du nom de “consilience” — la piste de réflexion s’élargit et se conforme au souhait que Cheryll Glotfelty situe à l’origine de la naissance de l’écocritique : « a movement […] born of an awareness of environnemental crisis and a desire to be part of the solution » (in Greg Garrard, 2014 ; ix).
Poetry is an Island. La poésie est une île.
Au moment où le maître, le colonisateur proclament « Il n’y a jamais eu de peuple ici », le peuple qui manque est un devenir, il s’invente, dans les bidonvilles et les camps, ou bien dans les ghettos, dans de nouvelles conditions de lutte auxquelles un art nécessairement politique doit contribuer.
– Gilles Deleuze, L’image-temps
il y a que
les peuples manquent de poésie
de même
nous les poètes manquons aux peuples
– Savanes
Un mot attise mon esprit en suggérant que la poésie est une île. L’île de mon enfance ? Pas seulement. Le mot « ile », écrit sans accent circonflexe, est un terme du lexique médical ancien qui désigne les os larges du bassin, les entrailles, les flancs, les origines. D’autres mots-sentinelles sont l’écho affaibli d’une sensibilité commune de la littérature et de la médecine, vestiges de la mélancolie du savoir, avant que les deux branches de la connaissance de la douleur ne se séparent. Si le tréma est devenu un signe typographique précieux, il a désigné en médecine dentaire l’écartement entre deux incisives. Quant au chiasme, figure stylistique retrouvée chez Césaire, il provient du grec chiasma, terme qui s’applique à l’entrecroisement des nerfs optiques.
Et le lit de planches d’où s’est levée ma race,
tout entière ma race de ce lit de planches
D’emblée, médecine et littérature se prêtent mutuellement force. Le lieu, le territoire, le paysage établissent le lien indissoluble avec les lieux du corps sans quoi il n’y a point de poésie.
Enfant, j’avais une maladie. J’avais la maladie des livres. C’est par Vendredi que tout est arrivé, l’anti-héros falsifié au contact du monde occidental. Robinson Crusoë vivait en moi. Il y vit encore. Un cri. Un souffle. Des traces de pas sur le sable. C’est par Robinson que tout arriva. Le plus grand héros depuis Ulysse de la littérature coloniale. Je l’admirais pour sa capacité à tout reconstruire après avoir tout perdu. J’utilise le roman de Daniel Defoe comme initiation à la fonction de la psychanalyse dans la culture chez de nombreux analysants. Je soupçonnais ce livre de porter un lourd secret. Sans doute à cause des visions d’ossements humains qui jonchent les pages. Robinson Crusoë avait transgressé un tabou. Il avait mangé pour survivre la chair de ses compagnons naufragés, jusqu’au dernier. Comme les sauvages qui pourchassaient Vendredi, comme son Autre, Robinson Crusoë était devenu anthropophage.
Une seule phrase, j’étais cette phrase. Un mot, j’étais ce mot. Ma mère avait été l’élève du psychologue Jean Piaget à Lausanne. Encore adolescent, mon père lui enseignait le latin et le grec comme aux élèves de son lycée. Mes parents se sont connus devant les pages de l’Énéide. Pour mon père et les hommes de sa génération, — ils ont vécu en somme tout le XXe siècle, — la grammaire était une morale et la valeur d’un homme se mesurait à l’aune du maniement du plus-que-parfait du subjonctif. Ma mère m’avait appris à lire en jouant avec les lettres. Un jour, je me suis assis sur le perron de la maison créole, celle qui avait une âme, celle qui était entourée d’une véranda et d’une balustrade laissant passer les effluves du vétiver. Maman rentrait un après-midi par la grande allée bordée d’héliconias. Elle m’avait entendu lire à haute voix. Elle n’en crut pas ses oreilles. Elle s’approcha incrédule par-dessus mon épaule. Les mots résonnaient dans la voix d’enfant qui sortait de ma poitrine. Je lisais. Elle se mit à pleurer. J’avais deux ans. Je ne me rappelle pas cette scène originaire qui m’a été tant de fois racontée. J’ai un souvenir-écran. Tout était lumineux et blanc, l’amplitude de la lumière immense se reflétait sur le mur de chaux au flanc de la propriété au Gabion des Indigènes. C’est une erreur de croire que les enfants sont inertes devant une surface blanche avec des signes noirs incompréhensibles. Lire était ma manière d’être au monde.
Mes cousins raffolaient de mes fêtes d’anniversaire. Je donnais tous mes cadeaux, tous les trains, tous les fusils, tous les camions de pompiers, tous les livres pour peu qu’ils continssent des images, toutes les bandes dessinées, tous les Tintin, tous les Miki, personnage de la police montée canadienne, en échange de livres, de vrais livres, avec des lettres noires sur du papier blanc, ces forces invisibles dont je cherchais le sens dans le dictionnaire avec un sentiment indicible, la sensation d’accumuler un trésor plus riche que celui d’Ali Baba. Je ne me rappelle pas ces anniversaires. Mes cousins s’en souviennent. Mon cousin Jean-Marie qui habite aujourd’hui la Louisiane, à chacune de nos rencontres, me raconte une de ces fêtes insolites d’où il repartait les bras chargés de jouets alors que ce n’était pas son anniversaire. Je me rappelle les livres. La sensation du toucher qui devint de plus en plus prégnante quand les forces insonores m’imposèrent leurs lectures silencieuses. Au fur et à mesure que je recherchais des livres de plus en plus gros dans l’espoir de thésauriser des mots inconnus que j’alignais dans un cahier d’écolier, lire devenait un rituel.
Je m’étais épris, encore enfant, à cause de leurs dimensions, des ouvrages russes, de l’univers de violence de la littérature russe ; je veux dire la violence de la sensation. De La Guerre et La paix à L’Idiot, de Boris Godounov à Anna Karénine et Les Frères Karamazov. Plus tard, je découvris le fil très général qui reliait Pouchkine, poète russe d’origine africaine par son grand-père Abraham Ganibal, à Tchekov, médecin et écrivain, et à Boulgakov qui était lui-même aussi médecin. Puis Dumas, j’ai appris par cœur des passages dans Les Trois Mousquetaires, Hugo, et les deux aventuriers Jules Verne et Henri Vernes, l’auteur des Bob Morane. Puis vinrent les lectures des poètes de l’adolescence… les Africains latinisés Tertullien et Juvénal, Apulée et Augustin, les Créoles Borges et Lautréamont, Césaire et Perse, Roumain et Alexis. Auparavant Alain Grandbois et Léo-Paul Desrosiers, Saint-Denys Garneau et Gaston Miron car ce sont les premiers auteurs étudiés chez les Jésuites du Collège Jean-de-Brébeuf à Montréal. Un jour, ma mère m’offrit en cadeau d’anniversaire lors de sa parution L’Avalée des avalés de Réjean Ducharme. Depuis l’enfance, plus ou moins convaincu que les histoires racontées reprenaient celles de ma famille, je relisais Homère tous les ans parce que mes grandes-tantes s’appelaient Circé et Pénélope, mes grands-oncles Télémaque et Mentor. Et mon père s’enorgueillissait de ce que j’écrivisse sous la dictée de son propre père, Dieudonné, le mémorialiste qui mourut de mélancolie un mois après la mort subite d’Amanthe, sa femme, la Mulâtresse 18 carats, orphelinant ses six enfants. Mon père avait douze ans et ne se souvient de rien…
père de mon père que je ne connus pas
j’apporte vivante ta foi dans le culte du livre
– Vétiver
Tout écrivain ignore la direction que prendra son œuvre. Son enfance, ses voyages, son labeur professionnel pour vivre, tout ce qui lui arrive dans la vie, peu importe les changements qu’ils soient profonds ou subtils, de tels changements apparaîtront, indélébiles, dans son écriture. C’est parce que mes parents voulaient que leurs enfants gardent la langue française que nous sommes venus nous installer au Québec au début des années soixante alors que nous avions de la famille à New York et à Chicago. Je garde de ces séjours américains une nostalgie de l’anglais et une passion pour Shakespeare. Tout écrivain devrait écrire dans une autre langue que la sienne, tout poète devrait être traducteur, pour être digne de vivre comme l’écrit Édouard Glissant, « en présence de toutes les langues du monde ». La mémoire, le souvenir, l’oubli ne sont pas que des opérations psychiques qui permettent de vivre dans le temps.
« C’est une question très serrée et difficile que de savoir pourquoi une peinture touche directement le système nerveux. » a écrit le peintre Francis Bacon. Pour paraphraser Bacon, mon ambition fut de faire de mon poème un pharmakon, poison et remède, contre le fardeau de l’Histoire : esclavage, racisme, violence de la colonisation, violence du despotisme qui dérobent, enrayent, colorent, désorganisent la vie par une tendance mimétique à la destruction de soi et s’opposent à la permanence. Face à ces entreprises de déshumanisation, il valait mieux recommencer à zéro, voir la vie et l’histoire comme un océan de langage qui lave le passé après chaque vague, retrouvant la raison perdue après les cyclones désirés de l’enfance, « innocente comme l’herbe ». Or, les îles de la Caraïbe vont au milieu de la tempête. Elles errent au gré des vents. Les vents violents, les pluies verticales, l’oeil borgne des cyclones, l’énorme poumon des cyclones, détruisent les imaginaires exotiques d’où surgissent des paysages sans mémoire ni désir, devenus crépusculaires tant ils furent suppliciés.
et les pluies verticales tombaient sans arrêt
dans les maisons les campagnes les cœurs
emportant des rosiers vulnéraires
et des bêtes qui s’évadent
– Caïques
Soucieux de cerner la place de la médecine dans la littérature, c’est-à-dire d’un discours scientifique de pouvoir informé par un univers d’émotions, de résistances et de pluralités de vues, j’ai tenté de brosser l’état des lieux du dialogue entre deux visions de l’homme. Ces échanges constituent un paradigme utile pour dépasser les frontières institutionnelles et rapprocher des individus ordinaires qui mènent leur vie en dehors des institutions, isolés dans les recoins obscurs des villes.
Au fil d’un discours qui plonge ses racines dans le monde antique, la médecine n’est pas envisageable comme une pure technique mais comme l’art de l’altérité, vie et mort entremêlées dans le destin de l’homme.
Les médecins humanistes de l’Antiquité, les grands auteurs comme Hippocrate ou Galien, n’étaient pas simplement des médecins, comme on les voit aujourd’hui, c’est-à-dire des praticiens, mais les artisans d’un imaginaire extraordinaire, d’une richesse littéraire et philosophique exceptionnelle. En fait, la médecine occidentale héritière de la médecine arabe et africaine de l’Égypte est d’abord née comme discours général sur l’homme et sur son rapport avec le monde. Elle ne s’est spécialisée qu’ensuite.
J’ai emprunté mes références citées ou dissimulées à dessein à quelques médecins écrivains et aux poètes qui n’en furent pas : « c’est le petit trot du coeur dans la maladie horlogère dite de Basedow » écrit tout de même Césaire tant il puisait dans le lexique médical. Comme Réjean Ducharme s’était approprié Maldoror, – je passe souvent non sans émotion devant la maison où il est né à St-Félix-de-Valois – Lautréamont s’était emparé d’un traité de chirurgie, du vocabulaire médical et des préconisations thérapeutiques pour écrire les Chants. Il n’en fallut pas plus pour que Césaire émaillât sa poésie d’un égrènement de termes médicaux – achalasie, furoncle, érysipèle, pian, hypoglosse, prurit, pustules, urticaire…– pour soumettre l’ambiguïté textuelle du Cahier d’un retour au pays natal à un autre ordre symbolique. Attentif aux limites que la littérature offre au discours médical, – son aporie, sa butée infranchissable, sa tache aveugle – « j’ai pris langue » avec Maurice Blanchot qui a longtemps passé sous silence qu’il avait fait ses études de médecine poursuivies par deux spécialités, la neurologie et la psychiatrie, apparemment sans les achever. Lire son œuvre – « Seul importe le livre, tout livre relève de la seule littérature » écrit-il, – fut une leçon d’humilité sur le corps, la mort, toujours déjà passée, sur ce que seule la littérature, sans cesse confrontée en filigrane à l’imaginaire médical, peut dire de la souffrance humaine.
L’épistémologie de Georges Canguilhem, philosophe et médecin, le maître de Michel Foucault et de Pierre Bourdieu, affleure dans nombre de mes intuitions à savoir que médecine, littérature, philosophie et art sont consubstantiels. Et j’ai admiré le Starobinski lecteur de Jean-Jacques Rousseau, humaniste au sens premier de ce terme et médecin génevois, théoricien littéraire dont les conceptions ont renouvelé notre désir de mélancolie. Mes réflexions sur la double identité du poète et du médecin se sont abreuvées aux voluptés intellectuelles que l’on découvre dans l’ode aux éléments d’Empédocle d’Agrigente, médecin, poète et philosophe de l’Antiquité. Pour m’arracher à l’ennui, j’ai relu émerveillé l’œuvre indémodable de Jérôme Fracastor (Girolamo Fracastorio) poète et médecin de Bologne, l’inventeur de l’épidémiologie. Vers 1530, l’érudit a créé d’un souffle puissant le récit initiatique d’un voyage à la recherche d’un bois curatif, le gaïac, dans l’île d’Hispaniola (Saint-Domingue). Il inventa un personnage nommé Syphilis et laissa son nom à une maladie. Et cet écrit est aussi une figuration remarquable sur les mœurs des Taïnos, les premiers habitants de l’île. Fracastor trouve dans la poésie une voie précieuse d’appropriation de l’univers et du monde. Le gaïac, le bois de vie, lignum vitae, devint la première victime d’une surexploitation de l’espèce pour ses supposées vertus curatives contre la maladie honteuse.
Dans la perspective de la lutte mythique de l’homme contre la maladie, toute souffrance est en quête d’un récit. Et la douleur est immortelle. « La face d’un homme même défigurée demeure un visage. » : ce vers du poète français Bernard Noël m’a aidé à un jour à sauver un machiniste victime d’un terrible accident de travail. Dans la cage métallique où il s’était affaissé, je geulais le poème la voix brisée tout en réanimant l’ouvrier, immigrant portugais, vétéran de la guerre coloniale de l’Angola d’où il était revenu indemne hormis quelques éraflures. Une pièce métallique échappée à une vitesse folle de la fraise lui avait fait une gueule cassée, cassée. Peut-être est-ce le chaman, l’ancêtre du médecin, qui inventa la littérature. C’est pourquoi la médecine n’est pas envisageable comme une pure technique mais comme l’art de l’altérité, vie et mort entremêlées dans le destin de l’homme. Une approche plus contemporaine permet de considérer l’assemblage génétique du chromosome, nous l’avons vu, comme un langage, un artifice d’écriture qui s’autorise de la vaste syntaxe du monde, à mille lieues de tout réductionnisme biologisant. Car pour Canguilhem, l’objet du vivant est irréductible aux seules lois physico-chimiques.
Siéger parmi vous, mesdames et messieurs de l’Académie ! Quelle audace vivante qui ruine les distinctions et les limites ! Fils de réfugiés politiques, j’eus l’enfance pour errer, des Cayes à Port-au-Prince, puis de Chicago à New York, puis encore de Montréal à Strasbourg et depuis peu me suis-je heurté au primitivisme de la forêt en Haute-Matawinie, à Saint-Zénon dont les étoiles dans le ciel dansent sur des fils invisibles. Ainsi parle le jeune poète :
Les vraies civilisations sont des saisissements poétiques : saisissement des étoiles, du soleil, de la plante, de l’animal, saisissement du globe rond, de la pluie, de la lumière, des nombres, saisissement de la vie, saisissement de la mort.
– Aimé Césaire
Saisissement d’un dindon sauvage au plumage noir irisé de bronze, de cuivre et d’or, messager de l’esprit des lieux, paon emphatique au milieu de la neige. Saisissement d’un cougar à fourrure beige, croisé une fois, deux fois, il devait être six heures du soir, là devant mes yeux au détour du sentier, à une vingtaine de mètres, le félin qu’on croyait disparu de la région depuis au moins un demi-siècle. Saisissement d’un loup-coyote claudiquant vers la barrière un dimanche de bon matin et qui hésite, espèce hybride sans peur ni crainte. Saisissement du loup blanc qui pâture sur la route forestière au bout du petit matin. Des urubus à tête rouge se lient aux vents ascendants ; des pygargues qu’on appelle aussi aigles à tête blanche voguent au très haut du lac. Saisissement de l’ours noir affamé, ivre de baies et qui danse, saccageant les mangeoires où viennent piailler les geais bleus. Saisissement des cèdres majestueux flairant ma présence de craquements osseux. Tels sont les complices de mon ensauvagement.
Et le chant halluciné du huard ressemble aux lamentations qui implorent le lac, la terre, les montagnes au nom d’une poignante barbarie qui ne se distingue pas de l’effroi qui retourne le cœur viril des hommes, au seuil sublime de la forêt, de la drave, de l’héroïsme et du sacrifice. Et l’on croise parfois sur la route 131 venant de Saint-Michel-des-Saints des fardiers à toute allure chargés d’immenses troncs écorcés qui agonisent.
J’ai longtemps hésité et j’hésiterai toujours entre le philosophe Zénon d’Élée, qui voulut montrer que le monde des sens n’est qu’une illusion, célèbre pour ses paradoxes dont celui d’Achille et de la tortue et le Zénon de Marguerite Yourcenar, l’alchimiste et médecin humaniste du XVIe siècle campé dans L’œuvre au noir. Ou alors le tribun chrétien du même nom, originaire de la Mauritanie romaine, qui mourut à la tête de dix mille deux cent trois soldats décapités sur ordre de l’empereur Dioclétien vers l’an 300 de notre ère qui les craignait plutôt que d’apostasier leur foi. Le prier à genoux, ce saint martyr, dans l’unique chapelle du Xe siècle conservée de Rome, merveille de l’art byzantin sertie d’admirables mosaïques. Ou même Zénon de Kition, décrit par ses contemporains comme un homme « frêle, grand, à la peau noire », sans doute originaire de l’Éthiopie d’Homère. Oui, le fondateur du stoïcisme, c’est lui, le philosophe dont les Athéniens ceignirent le front d’une couronne d’or et pour lequel sera construit un tombeau aux frais de la cité.
Zénon vient du grec xeno et signifie l’étranger, l’égaré dans la nuit totalement noire, si assombrie lorsque le mois d’août s’enhardit sous les pluies de perséides. Et les aurores boréales jetaient des flammes qui avaient l’aura du Jugement dernier.
Pour tout cela et pour d’autres bribes d’images à la fois historiques et littéraires, la bienveillance dont vous m’honorez, mesdames et messieurs de l’Académie, est un moment important de ma vie intellectuelle.
Chacun trouve sa place dans une société par l’amour et l’engagement. L’écrivain se fraye une lumière parmi les rayonnages de livres qui s’amoncellent impeccablement sous les voûtes, et le bruit que font ces joyaux quand ils tombent résonne jusqu’au plafond. Ouverts ou fermés, même par terre, les livres sont nos âmes de secours. Mes propos auraient-ils réussi à vous faire ressentir le sens de ma présence au Québec que je conjugue en termes de mythologies, de langues et de cultures que vous m’en verriez comblé. J’ai incorporé dans ce discours de réception des éléments de ma propre histoire que je vous offre humblement, mesdames et messieurs de l’Académie, en signe du sacrifice que consentent les poètes à vivre pour lire et pour écrire.
Je vous remercie, mesdames et messieurs, avec la tendresse la plus grande de m’avoir accueilli au sein de l’Académie des lettres du Québec. Après avoir mesuré l’honneur de mon élection, je tâcherai d’en être digne en restant moi-même, avec l’angoissante virginité du nouvel académicien, égaré parmi vous, poète et médecin par vocation et par passion. Je vous embrasse de mon amitié fraternelle en vous priant d’être indulgents envers les chimères pléthoriques de ma pensée quand bien même elle semble haleter comme une respiration lorsqu’elle s’arrête sur cette citation de Dante, épinglée dans mon souvenir : « … l’art humain est comme le petit-fils de Dieu. » Par ce truchement propice où contempler la face d’Adonaï, mon père, typographe à l’adolescence devenu homme de loi, aiguisait le doute en moi en imputant tout ce que j’avais pu écrire à ce qu’il lui restait de plus déshérité, à l’ombre de son père disparu.