Conférence de Yanick Lahens aux journées de la langue créole en Martinique
Par Clément Relouzat
Professeur retraité de lettres
Université des Antilles
Fort-de-France, le 1er novembre 2019
Le jeudi 24 octobre 2019, la CTM (Collectivité territoriale de Martinique) ouvrait, dans le cadre de sa politique de développement culturel et de valorisation de la langue créole, un cycle de manifestations s’étendant sur plusieurs jours dont le coup d’envoi était donné par une conférence de Mme Yanick Lahens, une des figures de proue de la littérature haïtienne, lauréate de plusieurs prix littéraires et, entre autres, titulaire de la chaire « Mondes francophones » du Collège de France.
C’est ainsi qu’à 18 h 30, M. Marie-Jeanne prenait brièvement la parole pour rappeler avec une pointe d’humour, dans son discours de présentation, comment, dans son enfance, il avait été mis au cachot pour avoir parlé créole en classe et qu’un inspecteur lui avait par la suite sévèrement reproché d’avoir eu recours au créole dans son enseignement ; comment encore dans ses campagnes électorales, il se faisait siffler, lorsqu’il abandonnait le français pour le créole, par des gens dont il n’était pas vraiment sûr qu’ils sussent eux-mêmes si tellement si bien ni si guère parler français ; comment enfin, une fois à la tête de l’Exécutif martiniquais, il avait mis en place une direction de la langue créole reconnaissant ainsi l’importance fondamentale de cette langue dans la constitution de notre identité.
C’est alors qu’à son tour, en présence de plus d’une centaine de personnes, parmi lesquelles on distinguait, à côté des membres dirigeants de cette assemblée, les plus éminents représentants de la culture martiniquaise… dont certains étaient même invités d’honneur, Mme Lahens entreprit, avec clarté et autorité, la lecture d’une communication intitulée « Le créole en Haïti, avancée vers le multilinguisme ».
L’intitulé de sa communication en annonçait à la fois le contenu, le sens et le ton. Bien évidemment, l’exposé commença par un rappel des données de base du problème, à savoir que :
- La langue créole était assurément, et de loin, la langue la plus parlée en Haïti, non seulement dans les rapports quotidiens, mais même en politique et dans les media, au point qu’elle occupait à peu près 95 % du volume des radios de la place. En particulier, la chute du régime de Duvalier n’aurait pas été possible sans le travail de radios locales émettant presque exclusivement en créole !
- Elle bénéficiait d’une reconnaissance officielle dans les institutions et la constitution du pays, à quoi s’ajoute le support d’une académie qui s’en veut la gardienne.
- Elle était largement représentée dans la littérature : plusieurs écrivains s’y étant essayé avec succès, au point de lui avoir donné un lustre et un éclat qui lui permettait de rivaliser avec les meilleures productions locales.
Un rappel rapide s’imposait de l’histoire du peuplement d’Haïti et de la constitution de la société haïtienne qui s’est principalement cristallisée autour d’une langue : le créole et d’une religion : le vaudou !
C’est l’occasion, pour la conférencière, de revenir sur la notion de « pays en-dehors » (selon l’expression de Gérard Barthélemy) comme élément pertinent de la culture et de la personnalité de l’homme haïtien et de l’examiner à la lumière des réflexions d’Édouard Glissant, telles qu’il les développe dans son Discours antillais. On voit donc, par le choix de ces références, sa volonté de ne pas enfermer son propos dans les seules limites du territoire, de la population ou des ressortissants d’Haïti.
Reprenant l’historique de la langue, elle en marque les étapes les plus remarquables en s’attardant, notamment, sur la genèse de la littérature en langue créole depuis ses débuts, rappelant, au passage, l’existence, dès l’époque coloniale, de textes administratifs en créole… dont certains rédigés de la main du beau-père de J. Michelet œuvrant comme secrétaire de Toussaint Louverture.
Naturellement, elle ne manque pas de rendre hommage aux travaux des pionniers que furent L.-J. Janvier, J. Price-Mars, É. Roumer…, exaltant ainsi le combat de ceux qui se sont opposés au mépris dans lequel était alors tenue la langue créole et louant les efforts, souvent victorieux, qu’ils ont déployés pour sa défense et illustration.
Bien évidemment, il convient aussi à ses yeux de montrer tout ce que nous devons à des auteurs comme S. Comhaire-Sylvain ou F. Morisseau-Leroy dont l’Antigone reste l’un des monuments fondamentaux de la littérature créole. Fidèle à son approche compréhensive, elle n’oublie pas de souligner que son poème « Tourist » marque déjà une convergence, à la fois de fait et de pensée, entre le créole et l’anglais, qui nous ouvre de riches perspectives et nous offre, en même temps, beaucoup de choses à nous réapproprier.
L’étape suivante consiste tout naturellement à valoriser les productions contemporaines comme Konbèlann de Georges Castera qui jeta les bases d’une nouvelle poétique créole ou l’éblouissant chef-d’œuvre que constitue le roman authentiquement créole Dézafi. On ne peut, non plus, manquer de mentionner Frankétienne, et elle n’y manqua assurément pas, sans en illustrer le talent par des citations dont le son et le ton ont le don de résonner jusqu’au tréfonds de notre cœur et de notre raison… et dont même le français est issu de la matrice palpitante du créole, comme il apparaît, entre autres, à la lecture d’un ouvrage comme Ultravocal !
À plus vaste échelle, il faut constater que, depuis la nouvelle constitution de 1987 et la reconnaissance du créole comme langue co-officielle, des progrès significatifs ont été accomplis et, malgré l’indigence des ressources consacrées à l’école, on a pu observer une incontestable diffusion de l’enseignement à des couches de plus en plus larges de la société haïtienne ; mouvement qui devrait sensiblement en accentuer la démocratisation.
À côté des progrès du créole dans tous les domaines, un autre constat s’impose : on assiste aussi à une percée grandissante des langues étrangères et en particulier de l’anglais, au point que ceux qui savent, si peu que ce soit, le manier, préfèrent souvent s’exprimer dans cette langue, car toute faute de français est en Haïti hautement dévalorisante pour son auteur, elle dénote en effet un statut social inférieur et est ressentie comme une humiliation, tandis qu’une faute ou une maladresse en anglais, si grave soit-elle, ne tire pas à conséquence !
Ce phénomène d’extension du panel linguistique s’étend, certes pour d’autres raisons, à la littérature et l’on observe de nos jours l’émergence d’une littérature en langues étrangères, tout particulièrement en anglais, mais aussi en espagnol, sous la double influence d’une diaspora vivant aux États-Unis, comme en République dominicaine et des échanges qui s’ensuivent.
Ce phénomène est confirmé et illustré par la production de plusieurs auteurs en langue anglaise, mais aussi de plusieurs autres en espagnol qui, sans renier leurs origines ni leur langue maternelle, s’expriment avec aisance et naturel dans un idiome étranger qu’ils contribuent à enrichir, élargissant ainsi l’espace culturel d’inspiration créolophone. Le résultat est qu’aujourd’hui, Haïti, en dépit de son exiguïté et malgré l’importance de ses handicaps, dispose d’une littérature en quatre langues !
Comme on pouvait s’y attendre, l’intervention de la conférencière s’acheva sous les applaudissements nourris de la salle, les acclamations d’une assistance conquise et les remerciements chaleureux du président Marie-Jeanne.