Les « Gouverneurs de la rosée » au miroir des textes
Par Florence Paravy
Anales de filología francesa, no 20, 2012
Étude reproduite en janvier 2020
En décembre 1944 paraît à Port-au-Prince le chef d’œuvre de Jacques Roumain, Gouverneurs de la rosée, dont l’auteur est décédé à peine quelques mois auparavant, en août. Cette première édition reste presque confidentielle, mais un an plus tard, sa réédition à Paris, aux Éditeurs Français Réunis, sans doute grâce à l’entremise d’Aragon, lui permettra de toucher un plus large public. Depuis, les rééditions aux quatre coins de la planète (Haïti, France, URSS, Algérie, États-Unis, Québec), ainsi que les très nombreuses traductions, notamment dans les pays de l’ancien bloc de l’Est, ont fait entrer le roman dans le champ prestigieux de la littérature mondiale. Si l’œuvre est ainsi connue d’un très vaste public, francophone ou non, ce qui l’est moins est le fait que le syntagme qui constitue son titre est apparu de façon récurrente dans des écrits antérieurs de Jacques Roumain, de sorte que le roman apparaît comme l’aboutissement d’un cheminement sémantique et poétique autour d’une métaphore qui, si elle s’inspire du créole, n’en est pas moins l’expression d’un imaginaire singulier.
Il nous faut ici rendre hommage à l’extraordinaire travail accompli par Léon-François Hoffmann qui a coordonné l’édition des Œuvres complètes de Jacques Roumain1, rendant ainsi accessible un certain nombre de textes soit inédits, soit publiés du vivant de l’auteur mais non réédités. Nous disposons ainsi de quatre textes, de nature très différente, dans lesquels Jacques Roumain a employé l’expression “gouverneurs de la rosée” pour désigner les paysans haïtiens.
Sur l’origine même de cette expression, les positions divergent. Pour les uns, comme Jean Bernabé par exemple, il s’agirait d’une traduction littérale de l’expression créole “gouvènè rouzé” désignant les “distributeurs d’eau pour l’arrosage” (Bernabé, 1978 : O. C. 1575)2. Selon Léon-François Hoffmann en revanche, le romancier aurait créé l’expression à partir d’une appellation créole proche :
Or, il semble qu’en créole, […] le titre “gouverneurs de la rosée” n’existe pas […]. Roumain aurait en fait traduit et adapté mèt lawouze (littéralement “maître de l’arrosage”, en créole haïtien) qui désigne la personne à qui une communauté paysanne confie la gestion de tout ce qui concerne l’irrigation: distribution de l’eau, répartition, horaires, entretien, etc. […] Mèt larouzé s’est imposé tout naturellement au dessinateur haïtien qui signe FanFan comme titre de la bande dessinée en créole qu’il a tirée du roman en 1980. (Hoffmann, 2003 : O. C., 257-258).
Il est à noter que les explications de J. Bernabé et L.-F. Hoffmann peuvent prêter à confusion dans la mesure où ils traduisent tous deux en parlant d’arrosage, ce qui peut donner l’impression que le terme de “rosée” est une adaptation poétique de la part de J. Roumain,
alors que c’est bien le terme original. Quoi qu’il en soit, on sent dans le recours au créole le désir, typiquement indigéniste, de donner à cette langue du peuple droit de cité dans le roman, tout en s’éloignant des modèles académiques de la littérature française. Il s’agit ainsi, autant que faire se peut, de réduire l’écart entre ce dont on parle et la langue qu’on parle (le français, a priori fort éloigné du monde du paysan haïtien). Par ailleurs, si l’explication de L.-F. Hoffmann est exacte, la traduction de “mèt” par “gouverneur” introduit des connotations politiques : le terme, dans toutes ses acceptions, désigne un poste de pouvoir, et pendant toute l’ère coloniale, c’était le titre porté par le chef de l’administration dans une colonie, principal représentant de l’autorité métropolitaine.
Le premier texte dans lequel J. Roumain emploie cette expression est un conte inédit jusqu’en 2003, “Histoire de Petitami et des grands loups”, que l’auteur, incarcéré au Pénitencier national de Port-au-Prince, écrivit pour son fils Daniel. Il est daté du 18 février 1936, mais la datation pose ici problème, puisqu’un autre conte intitulé “Nouvelle histoire de Petitami et du grand loup” porte une date antérieure : le 25 mars 1935. L’expression réapparaît ensuite dans un article, “La tragédie haïtienne”, publié le 18 novembre 1937 dans l’hebdomadaire parisien de gauche Regards, à l’époque où l’auteur est en exil à Paris et collabore à diverses revues (Regards, Commune, Les Volontaires). L’année suivante, le 25 août 1938, paraît dans la même revue un texte narratif intitulé “Un récit haïtien de Jacques Roumain… Gouverneurs de la rosée”. C’est donc dans les années trente que ces termes semblent devenir une expression fétiche, c’est-à-dire lorsque l’écrivain, délaissant dans ses textes narratifs la représentation critique de la bourgeoisie haïtienne, se tourne vers celle des masses paysannes, à partir du premier récit qui leur est consacré, La Montagne ensorcelée (1931). Signalons d’emblée que si l’expression est employée au singulier dans le conte, dans tous les autres textes elle n’apparaît qu’au pluriel (à une exception près), signe d’une évolution sensible dans les significations dont l’auteur l’investit.
Le conte “Histoire de Petitami et des grands loups” s’ouvre sur l’évocation d’un quotidien certes laborieux, mais heureux, au sein d’une nature généreuse, qui offre au paysan une part de ce qui le nourrit et se prête par ailleurs aux cultures vivrières par sa fertilité :
Il y avait aussi […] des arbres donnant les oranges et les mangos et derrière la maison une rivière où Petitami allait pêcher des écrevisses […]. Le papa de Pe- titami toute la journée travaillait au champ. Il plantait des patates, des bananes, de la salade, des tomates et des pommes de terre en chantant :
C’est moi Grandami, le papa de Petitami
Je suis le maître de la terre
Le général des plantes
Le gouverneur de la rosée. (Roumain, 1936: O. C., 416).
L’expression, employée au singulier par le personnage pour se désigner, semble ici renvoyer au sens évoqué par J. Bernabé et L.-F. Hoffmann : le père est en effet celui qui cultive et arrose. Ce rôle ne s’inscrit cependant pas dans une organisation collective des tâches au sein d’une communauté villageoise : le travail évoqué paraît se limiter aux terres cultivées par le père. Il est donc possible que J. Roumain ait ignoré le sens exact de l’expression, ce qui pourrait expliquer l’extension qu’il lui donnera par la suite.
Cette culture pourvoit manifestement aux besoins de la famille et permet aussi de produire un surplus qui donne lieu à un petit commerce hebdomadaire assuré par la mère :
“Elle sautait sur son âne et s’en allait vendre au marché de Pétionville les patates, les bananes, les tomates et les poulets” (Roumain, 1936: O. C., 416). L’évocation initiale de cette vie paysanne a quelque chose d’idyllique, ce que résume la phrase naïve, dans le registre du conte pour enfants: “Petitami était heureux et sa maman aussi et son papa aussi” (Roumain, 1936: O. C., 417). Mais quelques lignes plus loin, l’élément perturbateur se produit, et le conte prend alors toute sa dimension politique, même s’il garde sa tonalité enfantine, de sorte qu’il peut être lu à différents niveaux. Tout à coup arrivent en effet “de grands loups […] avec des dents longues et blanches”, qui crient: “– Nous avons faim. Nous avons faim. Nous voulons manger: les patates et les tomates, les poulets et les petits enfants” (Roumain, 1936: O. C., 417). Et sous le regard des paysans terrorisés, ils dévorent en effet toutes les cultures, tandis que leurs victimes se lamentent: “– Hélas, hélas, que deviendrons-nous si les loups nous enlèvent tout ce que nous possédons? Nous n’aurons rien à manger et nous mourrons” (Roumain, 1936: O. C., 417).
Compte tenu de l’histoire d’Haïti et de l’activité journalistique et militante de J. Roumain, l’allusion est à la fois évidente et polyvalente. Elle rappelle d’une part l’occupation militaire de l’île par les Américains, de 1915 à 1934, que l’écrivain a dénoncée à partir de 1928 dans de nombreux articles. Les premiers textes d’appel au combat contre l’envahisseur ne mettent pas l’accent, comme il le fait ici, sur le sort de la classe paysanne, mais en appelle au contraire à un patriotisme transcendant les clivages sociaux. Dans le “Le peuple et l’élite” par exemple, il écrit :
Il est un fait : le fossé existe.
Mais aucune force ne saurait empêcher que nous nous rejoignions. Car la grande œuvre de la Restauration nationale doit s’accomplir.
C’est pour cela qu’aujourd’hui, nous nous adressons à tous et surtout à la jeune génération et crions: “Oubliez, oubliez. Nous tous souffrons. La souffrance nous a égalisés. Durement. Au-dessus de toutes mesquines querelles, il y a la Patrie meurtrie à sauver. […]”. (Roumain, 1928a : O.C., 445).
Quelques mois plus tard, on retrouve la même idée de grande union patriotique dans le “Manifeste à la jeunesse”:
Qu’un grand pardon lave toutes les taches ! Il n’y a ni nègres, ni mulâtres, ni riches, ni pauvres, ni “Jeunes gens de la Ville” ni “Jeunes gens de Turgeau”; il n’y a que des Haïtiens nègres opprimés par l’américain et ses laquais. (Roumain, 1928c: O. C., 468).
On trouve un écho de cette nécessité de l’action collective et unie dans le conte de “Petitami”; l’enfant écrit en effet à ses camarades: “Nous devons tous nous mettre ensemble pour tuer les grands loups […]. Il faut tous venir. J’irais seul, mais on ne peut manger le calalou-gombo avec un seul doigt” (Roumain, 1936: O. C., 417).
Si l’appel à l’union nationale face à l’ennemi est aussi pressant, c’est que J. Roumain
a bien conscience que le seul combat armé contre les Américains a été le fait des cacos, ces paysans insurgés qui avaient déjà pris les armes avant l’occupation et ne furent vaincus par les troupes américaines qu’en 1920. Aussi rend-il hommage à plusieurs reprises à deux chefs de cette lutte armée, Benoît Batraville (Roumain, 1928d: O. C. 473) et Charlemagne Péralte. L’article intitulé “Péralte crucifié” se termine d’ailleurs sur un hommage collectif :
Montez donc, spectres de Péralte et Batraville, et vous soldats inconnus des plaines du Nord, surgissez du gouffre avec vos pauvres membres convulsés et déchirés, vos poitrines trouées par la mitraille américaine et précédez-nous dans les chemins par où marchent les guerriers. (Roumain, 1928f: O. C., 509).
Il dénonce parallèlement la collaboration de l’élite bourgeoise et “la mise aux enchères de l’héritage des Aïeux par une faction minoritaire à la fois servile et cynique” (Roumain, 1928b: O. C., 463). Cette bourgeoisie corrompue qui collabore avec l’ennemi apparaît dans le conte à travers le personnage de Zolocan, un enfant “plus riche que les autres” (Roumain, 1936: O. C., 417), qui tente de pactiser avec un loup en le prévenant du danger qui le menace, mais est aussitôt dévoré par celui-ci. Mais le propos journalistique, d’abord essentiellement patriotique, prend rapidement un aspect économique et social. Les paysans ne sont pas seulement des héros exemplaires défenseurs de la nation haïtienne, ils sont aussi les victimes de la mainmise économique sur l’île qui accompagne l’occupation armée. Dans un article intitulé “Autour de la taxe sur l’alcool et le tabac”, J. Roumain dénonce “le dépècement méthodique de notre Patrie par les vautours yankees”, “la dépossession illégale des paysans impuissants et désarmés” et “l’envahissement progressif du pays par le Capital américain” (Roumain, 1928e: O. C., 500). Or c’est bien cette spoliation économique engendrant la misère que symbolise l’histoire des loups dévorant les récoltes, et celle-ci, amorcée avant l’occupation américaine, perdurera après le départ des marines, les grandes compagnies américaines continuant d’exploiter l’essentiel des richesses agricoles d’Haïti. Aussi peut-on imaginer que la fin du conte, où l’on voit les loups se noyer grâce au stratagème imaginé par les enfants, symbolise non seulement le départ des marines, qui a déjà eu lieu, mais aussi le rêve de l’écrivain de voir toutes les entreprises industrielles et agricoles étrangères quitter son île et laisser le peuple haïtien tirer profit de ses ressources, matérielles et humaines.
En 1937, dans l’article intitulé “La tragédie haïtienne”, J. Roumain dénonce le massacre de milliers de paysans haïtiens travaillant en République dominicaine (octobre 1937), accuse le dictateur Raphaël Trujillo d’en être le responsable, voire le commanditaire, et souligne l’étroite connivence entre celui-ci et le président Sténio Vincent, “compère en dictature de Trujillo” (Roumain, 1937: O. C., 686). Mais le propos dépasse la mise en accusation des responsables politiques en expliquant les raisons qui ont poussé les paysans haïtiens à émigrer assez massivement vers la république voisine. J. Roumain réfute notamment l’idée selon laquelle cet exode serait dû à la stérilité des terres haïtiennes :
Haïti, de rares régions exceptées, est fertile. Ses mornes se prêtent aux planta- tions de café, de maïs, aux cultures maraîchères. De gras herbages recouvrent les plateaux du Centre et dans les plaines poussent en abondance la canne à sucre, la banane, le coton, le tabac et de nombreuses espèces d’arbres fruitiers. (Roumain, 1937: O. C., 687).
C’est donc la politique économique d’Haïti qui est en cause : les paysans sont réduits à la famine par le poids des charges fiscales et surtout la concurrence implacable des grandes compagnies étrangères. C’est dans ce passage de l’article que l’auteur emploie à nouveau l’expression “gouverneurs de la rosée”:
Mais la terre ne nourrit plus ces paysans noirs, travailleurs acharnés dont il suffirait de citer le titre magnifique qu’ils se décernent à eux-mêmes : gouverneurs de la rosée, pour définir leur dénuement et l’orgueil qu’ils éprouvent de leur destin. (Roumain, 1937: O. C., 687).
C’est donc ici que se produit un glissement important du point de vue du sens que l’écrivain va désormais donner à cette appellation. Le sens technique, spécialisé et individualisé, de responsable de l’arrosage, disparaît au profit d’un sens beaucoup plus large, ce dont témoignent à la fois le pluriel et ce qu’on peut sans doute considérer comme une extrapolation de la part de l’écrivain: “le titre magnifique qu’ils se décernent à eux-mêmes”, expression suivie d’une interprétation qui relève davantage de l’imaginaire poétique de l’auteur que d’une réalité sociologique. Il est d’ailleurs intéressant de constater que, pour l’écrivaine contemporaine Edwidge Danticat, qui est née en 1969, soit vingt-cinq ans après la mort de J. Roumain, et a quitté Haïti à l’âge de douze ans, c’est cette signification qui prévaut, et non celle plus prosaïque donnée par J. Bernabé et L.-F. Hoffmann. Interrogée sur le sens de “dew breaker”3, traduction du nom créole donné aux “tontons macoutes”, les tortionnaires de la dictature duvaliériste, elle explique ainsi :
It comes from the Creole. It’s an expression choukèt laroze; it really means so- mebody who breaks or shakes the dew. That’s where that comes from. Creole is very forgiving of things like that. There is also an expression on the other side, gouverneurs de la rosée4, people who govern the dew, who are kinder people, people of the land who nurture the land and try to control their destiny through the land. (Birnbaum, 2004).
Anticipant les critiques susceptibles d’être adressées à ce grand bourgeois mulâtre admirant de loin le monde paysan, J. Roumain avait, dès 1933, insisté sur le fait que son res- pect pour les masses paysannes ne relevait pas d’une simple projection affective, mais d’une connaissance réelle et d’un point de vue véritablement politique :
Fils de grands propriétaires terriens, j’ai renié mes origines bourgeoises. J’ai beaucoup vécu avec les paysans. Je connais leur vie, leur mentalité, leur religion – ce mélange étonnant de catholicisme et de vaudou. Je ne considère pas ce prolétariat paysan comme une valeur sentimentale. Le paysan haïtien est notre seul producteur et il ne produit que pour être exploité, de la manière la plus effroyable, par une minorité… politicienne qui s’intitule l’Élite. Toutes mes publications ont combattu cette prétendue élite5. (Roumain, 1933: O. C., 639).
Il est cependant évident que l’interprétation symbolique qu’il donne de l’expression “gouverneurs de la rosée”, alliant selon lui l’expression d’une profonde misère et d’une grande dignité relève de cette valorisation “sentimentale” qu’il rejette ici avec force. Tout cela ne signifie pas nécessairement que, comme l’affirme André-Marcel d’Ans, “l’auteur ignore à peu près tout de la vie paysanne” (D’Ans, 2003: O. C., 1423) du fait de son origine sociale. Sans doute certains aspects lui échappent-ils et l’éclairage qu’apporte l’anthropologue, à propos du roman Gouverneurs de la rosée, sur le plan des réalités géographiques, sociales (droit foncier, règles de succession), ethnologiques (le vaudou, le coumbite), est intéressant pour mesurer le degré de réalisme avec lequel J. Roumain peut décrire le monde rural. Certains de ses jugements sont pourtant bien sévères, notamment lorsqu’il parle de “l’inertie dont fait preuve Jacques Roumain face aux difficultés réelles des paysans […], auxquelles il préféra substituer les poétiques tribulations de bucoliques campagnards relevant de l’affabulation ethnologique” (D’Ans, 2003: O. C., 1425), et Christiane Chaulet Achour a raison de rejeter ce qui, dans cette lecture, relève d’une vision de “l’œuvre d’art […] prise comme document et non comme construction symbolique” (Chaulet Achour, 2010: 57). Le recours à l’expression créole et son évolution sont ainsi le reflet d’une représentation du monde rural qui ne recherche pas l’exactitude réaliste, mais tente de concilier création esthétique, engagement politique et expression authentique d’une identité collective haïtienne que la littérature académique calquée sur les modèles français6 n’a jamais pu représenter et que les textes exotiques ont galvaudée en la réduisant à quelques stéréotypes vigoureusement dénoncés par J. Roumain :
Haïti… Il a suffi du succès de quelques écrivains sans scrupules pour que ce pays évoque aux yeux d’un public peu averti des paysages et des plaisanteries d’une fadeur classique : palmes dénouées sur des lagunes endormies, mulâtresses à rumbas, révolution hebdomadaire d’un général noir […]; et dans un cadre conforme aux fresques d’expositions coloniales, un nègre plongé dans un éternel dolce farniente, une dame-jeanne de tafia à portée de la main. (Roumain, 1937: O. C., 682).
Dans les textes suivants, l’expression va subir de nouveaux glissements : la référence à une appellation réelle utilisée par les paysans eux-mêmes disparaît, et outre son emploi dans les textes eux-mêmes, “Gouverneurs de la rosée” devient le titre de deux récits successifs, ce qui montre à quel point son symbolisme et sa portée poétique se sont progressivement imposés dans l’esprit de l’auteur. Dans la mesure où plus rien ne dit qu’il ne s’agit pas là d’une création pure de la part de l’écrivain, l’effet sur le lecteur se modifie également: quiconque ne connaît pas l’origine créole de l’expression lit spontanément ce titre comme une magnifique métaphore dont Maximilien Laroche dit qu’elle est à la fois “paradoxe et oxymore” (Laroche, 2008). En effet, le terme de “gouverneurs”, dont le sens propre renvoie à une fonction politique d’exercice du pouvoir, souligne par une sorte d’antiphrase le fait que la paysannerie constitue une classe opprimée, qui ne dirige ni ne possède rien. Mais l’alliance de mots est le signe d’une profonde dualité; elle suggère à la fois l’impuissance des paysans (celui qui gouverne la rosée ne gouverne rien) et leur force: l’eau est l’auxiliaire de leur travail et si, sur ces terres fertiles d’Haïti, on n’avait pas dépossédé les masses paysannes pour les transfor- mer en prolétariat rural, elles pourraient, par leur travail acharné, produire des richesses et prendre en main leur destin.
Or les deux récits qui portent le même titre, s’ils se rejoignent par la valorisation des vertus de cette classe paysanne, se distinguent en revanche par leur tonalité générale et les situations mises en scène.
Le court récit paru dans Regards en 1938 reste mystérieux du point de vue génétique. On ne sait ni où, ni quand il a été rédigé, ni quelle est sa nature exacte. Pour L.-F. Hoffmann, “[i]l est à peu près certain qu’il s’agit ici d’un extrait, qui débute et termine in medias res, tiré d’un texte plus élaboré, d’un roman peut-être” (Hoffmann, 2003: O. C., 248), mais cette affirmation nous paraît un peu trop catégorique : le récit peut aussi bien être lu comme une nouvelle, aucun élément ne permettant de confirmer l’existence d’un texte plus long qui aurait disparu. Quoi qu’il en soit, l’écrivain tourne ici son regard vers le passé, l’époque de l’époque de la lutte des cacos contre l’occupant américain. La description de l’environnement, le contexte historique, l’action racontée diffèrent considérablement de ce qui sera mis en scène des années plus tard dans le roman. Ici, pas de terre aride et stérile, bien au contraire: le texte évoque à plusieurs reprises l’eau de la rivière, et la nature, travaillée par le paysan, peut donner maintes récoltes. L’un des personnages montre ainsi du doigt un paysage qui a peu de rapport avec ceux que décrit le roman ultérieur: “ces lagunes de verdure, les champs de canne à sucre où le soleil met une écume d’argent qui ruisselle avec le mouvement tranquille du vent dans les feuilles” (Roumain, 1938: O. C., 250). Il se souvient aussi du temps où il arrosait ses champs: “J’ouvrais le canal et l’eau se mettait à courir devant moi come un bon chien, et moi je la suivais et elle m’emmenait dans ma terre et tu sentais que la terre était con- tente: son odeur montait comme un merci, comme une louange” (Roumain, 1938: O. C., 254). Certes le tableau de la vie paysanne n’a rien d’idyllique: le labeur est dur, et le profit bien maigre, “mais c’était la destinée, on ne se résignait pas; la vie, on la prenait à bras le corps et on se gourmait avec elle, en homme tout de bon, les dents serrées” (Roumain, 1938: O. C., 251). Cependant, ce temps-là est fini, et les paysans ont délaissé leurs outils pour prendre les armes. Or J. Roumain est ici soumis à l’emprise de l’histoire : les cacos ont été définitivement vaincus en 1920. Les personnages qu’il présente sont donc des hommes accablés, encore armés, certes, mais dont le récit évoque surtout la souffrance, la nostalgie, les souvenirs, la contemplation des paysages qui les entourent: aucune scène de bataille, aucune évocation d’une quelconque stratégie de combat, et quand apparaît l’expression “gouverneurs de la rosée”, c’est pour évoquer tous ceux qui sont morts sous les coups de l’ennemi :
Combien sont tombés comme ça entre Mirebalais et Cerca-la-Source, à Bois- Pin, Savanette, Colombier, Thomonde, dans la plaine et dans les mornes: de bons habitants, travailleurs de la terre, nègres sérieux, gouverneurs de la ro- sée, des mille et des mille, saisis par la mort face à l’ennemi, ou bien arrêtés aux champs, tourmentés et torturés, fusillés, brûlés vifs, pendus… (Roumain, 1938: O. C., 252).
La forme syntaxique met ici en relief l’horreur dénoncée par l’auteur : après une série de termes aux connotations laudatives qui valorisent le travail des masses paysannes –rappelons que le terme “habitants” est employé ici dans son sens haïtien et désigne donc les paysans– surgit une accumulation antithétique de participes passés soulignant les exactions subies. La fin du récit met de la même façon l’accent sur leur position de victimes impuissantes : “Nègres-des-bois, gouverneurs de la rosée, dépossédés de leur destin, tous pareillement dans la griffe du malheur” et la dernière phrase clôt le texte sur l’image très pessimiste de “la petite troupe de paysans vaincus” (Roumain, 1938: O. C., 254).
Le roman, publié sept ans plus tard, semble donc témoigner d’une évolution sensible dans le regard que porte l’auteur sur ces paysans qui sont devenus les personnages centraux de son œuvre depuis La montagne ensorcelée. Si la misère reste au cœur du récit, le symbolisme positif de la métaphore semble cependant l’emporter à travers le personnage de Manuel et son combat pour un avenir meilleur.
Dans le roman, l’ennemi a changé. Le décor fertile du premier récit, dans lequel l’eau ruisselait, se transforme en terre aride et moribonde, et c’est cette sècheresse qu’il s’agit de vaincre. Par ailleurs, si l’histoire n’est pas datée, elle se déroule manifestement après la fin de l’occupation américaine, à laquelle le roman ne fait pas allusion. Un article paru en 1929, “La presse dominicaine et Haïti” révèle cependant qu’il y a, dans l’esprit de l’auteur, une continuité historique qui traverse les siècles et que les masses paysannes sont à ses yeux à la fois les martyrs et les véritables héros de l’histoire haïtienne :
Et ces pauvres paysans qui […] épargnent à vos bras débiles […] le travail dans vos champs de canne à sucre, sont les fils de ces noirs héroïques qui vainquirent les armées de Napoléon; sont les frères de ces indomptables qui en 1920, cinq ans après l’occupation américaine, s’abattaient, armés de coutelas ébréchés et de méchants fusils sous le feu en éventail des mitrailleuses yankees […]. (Roumain. 1929: O. C., 530).
Au-delà du titre, on trouve dans le roman deux occurrences de l’expression “gouverneurs de la rosée”, qui apparaît chaque fois dans les propos de Manuel :
Mais la terre, c’est une bataille jour pour jour, une bataille sans repos : défricher, planter, sarcler, arroser, jusqu’à la récolte, et alors tu vois ton champ mûr couché devant toi le matin, sous la rosée, et tu dis : moi untel, gouverneur de la rosée, et l’orgueil entre dans ton cœur. (Roumain, 1944: O. C., 285).
Cette première occurrence semble d’une part faire écho au conte de “Petitami”, le paysan ainsi décrit rappelant le chant du père –l’expression est d’ailleurs au singulier–, et renvoie d’autre part à l’interprétation donnée dans l’article “La tragédie haïtienne” puisqu’on retrouve ici “l’orgueil” du paysan face au labeur accompli. Mais ce passage, qui recourt par deux fois au terme de “bataille”, s’inscrit déjà dans un registre qui est celui du combat opposé à la résignation: Manuel reproche à sa mère son fatalisme face à ce qu’elle croit être la volonté divine. À Délira qui se demande: “alors, est-ce que le bon Dieu nous a abandonnés ?”, il répond que “[l]e bon Dieu n’a rien à voir là-dedans” (idem) et présente l’homme comme seul responsable de son destin.
Plus loin, Manuel reprend l’image, au pluriel cette fois, dans une conversation avec son ami Laurélien qu’il initie à la réflexion politique. Il lui explique que l’impuissance des paysans disparaîtra le jour où ils prendront conscience du fait qu’ils peuvent, en s’unissant, représenter une force non négligeable et il conclut sur ces propos aux accents prophétiques:
Un jour, quand nous aurons compris cette vérité, nous nous lèverons d’un point à l’autre du pays et nous ferons l’assemblée générale des gouverneurs de la rosée, le grand coumbite des travailleurs de la terre pour défricher la misère et planter la vie nouvelle. (Roumain, 1944: O. C., 310).
On sent à quel point l’expression prend ici une valeur éminemment politique. À partir de 1934, date à laquelle J. Roumain a fondé le Parti communiste haïtien, et jusqu’en 1941, ses écrits journalistiques reviennent fréquemment sur la nécessité de la lutte des classes et de la révolte du prolétariat. Il affirme ainsi qu’en Haïti, “le communisme est possible parce que chaque jour davantage l’ouvrier haïtien, l’ancien Bouqui, comprend que son salut dépend de sa seule force, de sa seule volonté de combat” (Roumain. 1934: O. C., 646). Or ce que désigne J. Roumain quand il parle de prolétariat ou d’ouvriers, c’est bien la classe paysanne (dans les lignes qui précèdent ce passage, “Bouqui”7 est d’ailleurs désigné comme “paysan”).
Les propos de Manuel rappellent par ailleurs le poème “Nouveau sermon nègre”, publié, comme le roman, de façon posthume dans le recueil Bois d’ébène (1945). Celui- ci se termine en effet sur l’évocation d’une profonde mutation qui fait passer de la résignation à l’action, de la lamentation à la rébellion, et ses derniers vers sont empruntés à “L’Internationale” :
Non, frères, camarades
Nous ne prierons plus
Notre révolte s’élève comme le cri de l’oiseau de tempête au-dessus du clapotement pourri des marécages
Nous ne chanterons plus les tristes spirituals désespérés Un autre chant jaillit de nos gorges
Nous déployons nos rouges drapeaux
Tachés du sang de nos justes
Sous ce signe nous marcherons
Sous ce signe nous marchons
Debout les damnés de la terre
Debout les forçats de la faim (Roumain. 1945: O. C., 69).
L’alternance des temps verbaux, présent et futur, est ici frappante, comme si le poète oscillait entre slogan assertorique et expression d’un espoir aux accents d’exhortation, ce qui n’est guère surprenant: depuis la défaite des cacos, la longue tradition des révoltes paysan- nes semble s’être éteinte et le seul mouvement qui agite encore les campagnes est celui de l’exode, déjà entamé sous l’occupation américaine, soit vers les faubourgs de la capitale, soit vers Cuba et la République Dominicaine. La passivité résignée des habitants de Fonds- Rouge et le départ de quelques-uns vers des contrées qu’ils espèrent plus clémentes en est le reflet. Au lieu de laisser libre cours à ses rêves révolutionnaires en imaginant une nouvelle révolte des “damnés de la terre”, le romancier prend acte de cette situation. L’intrigue qu’il met en scène semble donc symboliser une phase transitoire nécessaire : celle de la prise de conscience et de l’union des forces, à l’intérieur d’un monde rural provisoirement clos sur lui-même. L’intention politique introduit certes dans ce monde une véritable dynamique susceptible de le transformer, mais celle-ci ne se situe pas sur le plan de la lutte des classes: nous n’assistons pas ici à une rébellion de la paysannerie, et la bourgeoisie est absente du roman. C’est une dynamique interne que propose J. Roumain à travers son héros, Manuel, qui ne tente pas de changer la société tout entière, mais s’emploie, plus pragmatiquement, à faire évoluer le mode de vie et les mentalités de sa propre classe. Le “message” n’est donc pas une illustration directe des thèses communistes : Manuel n’est pas un leader révolutionnaire entraînant les siens dans un combat sans merci contre l’oppression capitaliste, il ne cherche pas à mettre en place une société collectiviste. Ainsi l’analyse de Stephen H. Arnold nous laisse-t-elle plus que sceptique. Tentant de démontrer que le roman relève pleinement du “réalisme socialiste”, il écrit en effet :
[L]es gens de Fonds Rouge, indépendamment des directives de Manuel, se dressent contre la bourgeoisie citadine. Leur dirigeant Manuel, qui a la cons- cience du prolétaire, comprend la nécessité de l’alliance ouvriers-paysans et amène les villageois à s’unir contre l’État capitaliste de la bourgeoisie, repré- senté par l’agent de police corrompu, prêt à s’emparer des terres, et l’usurier Hilarion. […] Nous voyons donc un embryon de parti de l’avant-garde prolé- tarienne guidé vers la révolution, et nous voyons également se profiler la dictature du prolétariat, aspect fondamental du réalisme socialiste même si c’est quelquefois à l’état latent. (Arnold. 1979: O. C., 1580-1581).
René Depestre en revanche souligne le fait que la biographie de l’auteur, tout autant que le roman, montre bien la distance qu’il a conservée, malgré son adhésion à l’idéologie marxiste, vis-à-vis de la “ligne” politique fixée par le régime soviétique. Lors de ses années d’exil en Europe (1936-39), il ne rejoint pas les rangs des militants communistes et du Komintern, il ne se livre “ni au parcours du combattant inconditionnel du bolchevisme ni au voyage rituel du sympathisant” à Moscou (Depestre, 2005: 98). Il préfère se tourner vers l’anthropologie et son retour en Haïti confirme cette nouvelle orientation : il ne tente pas de ressusciter le Parti com- muniste dont il avait été le fondateur et poursuit ses recherches anthropologiques.
Le thème de l’oppression capitaliste et des luttes ouvrières n’est toutefois pas absent du roman, mais il reste en arrière-plan, à travers l’évocation que fait Manuel de son expérience cubaine. Cuba a été, pour le héros, le lieu de l’éducation politique, mais Manuel ne “transplante” pas directement à Fonds-Rouge un discours, une réflexion et une action nés de sa position de travailleur immigré soumis aux intérêts industriels américains. La communauté face à laquelle il se trouve, même si elle se situe dans un environnement global de type capitaliste, ne présente pas en elle-même les structures caractéristiques de ce système : quasiment tous les individus appartiennent à la même classe sociale, la plus miséreuse, aucun véritable représentant de la classe possédante n’est là pour cristalliser une éventuelle colère, la question même de la propriété des terres ne semble pas se poser. C’est donc dans un tout autre environnement social que Manuel doit tirer parti de son expérience cubaine, qui ne peut inspirer que très indirectement son action. C’est à Annaïse qu’il explique en quoi cette expérience lui permet de concevoir son projet pour le village (chapitre VI): la grande leçon qu’il a retenue de la grève à Cuba, c’est la force qui naît de l’union et de la solidarité. Si l’individu est faible et sans ressource, une masse unie peut en revanche remporter toutes les batailles:
Et pourquoi? Parce qu’on est soudé en une seule ligne comme les épaules des montagnes et quand la volonté de l’homme se fait haute et dure comme les montagnes il n’y a pas de force sur terre ou en enfer pour l’ébranler et la détruire. (Roumain, 1944: O. C., 321).
Si J. Roumain ne renie évidemment pas l’idée de l’action politique (sa sympathie pour les coupeurs de canne grévistes est manifeste), il opte ici pour une autre voie, l’une et l’autre ne s’excluant pas puisqu’elles se rejoignent dans le personnage de Manuel : il ne s’agit pas de changer la société “par le haut” et de faire s’effondrer la pyramide sociale, mais de changer “de l’intérieur” cette cellule de base que constitue la communauté villageoise, en lui apprenant à bâtir son avenir au lieu de subir passivement sa misérable condition. Il ne s’agit pas d’une empoignade avec la bourgeoisie, mais avec soi-même et son environnement naturel. L’enjeu est d’abord économique et moral, pourrait-on dire. Mais la réussite d’un tel projet implique inévitablement des conséquences politiques pouvant modifier plus tard les rapports de force et l’ordre établi: celles-ci ne restent cependant qu’un horizon possible, souhaitable sans doute aux yeux de J. Roumain, mais qu’il n’a pas voulu mettre en scène. Les distances prises vis-à-vis du militantisme communiste et les recherches entreprises dans le domaine anthropologique l’ont peut-être amené à relativiser la probabilité d’une prochaine révolte prolétarienne et à prendre en compte des pesanteurs inhérentes au monde paysan, premier obstacle à vaincre avant d’envisager une entrée véritable de cette classe dans l’arène politique. Cette image de la révo- lution reléguée à l’arrière-plan, dans un futur hypothétique, est sans doute ce qui explique que le roman ait pu donner lieu à des interprétations aussi opposées que celle de Stephen H. Arnold qui en fait “le meilleur exemple du réalisme socialiste dans la littérature africaine et la littératu- re de la diaspora” (Arnold, 1979: O. C., 1581) et celle de J.-C. Fignolé, qui affirme au contraire :
Gouverneurs de la rosée, malgré les apparences, serait un honnête roman bourgeois. Lorsqu’on lui trouve des intentions ou progressistes ou révolutionnaires, c’est dans une tentative d’aller au-delà de son contenu pour en accorder le projet à l’idéologie de Roumain. […] La bourgeoisie haïtienne, elle, ne s’est jamais fait d’illusion sur le roman. Elle l’a toujours lu et apprécié pour ce qu’il est : une œuvre qui, par son contenu idéologique, répond à des objectifs et à des “formes d’action” à caractère bourgeois. (Fignolé, 1974: O. C., 1527).
Et il est vrai que J. Roumain ne peut guère échapper à la contradiction inhérente au statut de tout écrivain qui, issu des classes privilégiées, prétend défendre le “peuple”, voire en devenir le porte-parole. Souhaitant faire entendre la voix des paysans, il ne peut malgré tout que parler des paysans à une élite bourgeoise peu encline à partager ses points de vue et qui n’éprouvera tout au mieux qu’un sentiment éphémère de compassion; tout le processus d’écriture, diffusion et réception de l’œuvre se déroule donc en dehors de ce monde paysan qui en constitue pourtant la matière et qui est censée en être, sinon le destinataire, du moins le bénéficiaire. L’analyse de J. Bernabé est de ce point de vue très pertinente :
Toute la problématique de la diglossie littéraire dans le roman haïtien […] tient au fait que c’est la petite bourgeoisie francophone et non pas (encore) les masses paysannes que perpétuellement, on retrouve comme agent du discours littéraire. N’en étant pas les sujets historiques, ces dernières peuvent éventue- llement en être les objets thématiques. Mais elles restent celles dont on parle, à la limite, celles qu’on fait parler, risquant alors de ne jamais sortir du statut de la non-personne. (Bernabé, 1978: O. C., 1564).
Il faut cependant, face à ce problème, ne pas négliger le principe de réalité au profit de vues théoriques, si justes soient-elles: les masses paysannes, illettrées et certainement plus préoccupées de trouver les moyens de leur survie que des modes d’expression esthétique, ne pouvaient –et ne peuvent sans doute toujours pas– s’emparer d’une parole littéraire pour faire entendre leur voix et leurs revendications. Fallait-il donc se taire, sous prétexte de ne pas les réduire au rang de simples “objets thématiques” ou tenter d’en être le porte-parole, illégitime peut-être, ambigu certes, mais historiquement et politiquement nécessaire?
L’évolution de la représentation de ces masses paysannes dans l’œuvre de J. Roumain semble ainsi le produit d’une difficile négociation entre des exigences diverses, voire contradictoires: oscillant entre savoir et ignorance, idéalisation naïve et prise en compte des réalités concrètes, appartenance à l’élite bourgeoise et solidarité avec le peuple opprimé, théorie mar- xiste et anthropologie, engagement politique et création esthétique, l’écrivain tente de frayer un chemin sur une délicate ligne de crête où chaque pas est une prise de risque, où chaque texte est une étape dans la quête d’une fort complexe conciliation.
Notes
- Les références à ce volume, qui comprend également un imposant et passionnant dossier critique, seront désor- mais signalées par l’abréviation O. C. Les textes repris dans les O.C. seront cités suivant ce modèle: auteur et année de publication originale, suivi de page dans cette édition de référence.
- C’est cette analyse que l’on retrouve dans le chapitre “Caraïbes” de l’ouvrage Littérature francophone. 1. Le roman (Bonn, Garnier, Lecarme, 1997: 116).
- Expression qui donne son titre à l’un de ses romans: The Dew Breaker (2004. New York, Knoph), Le briseur de rosée (2005. Trad. française de Jacques Chabert, Montréal, Boréal. Il y a aussi une édition française plus accessible : Danticat Edwidge, Le briseur de rosée, Paris, Grasset, 2005).
- Le fait que Jacques Roumain utilise dans un cas l’expression créole “choukèt laroze”, dans l’autre l’expression 226
- Ces déclarations figurent dans le brouillon d’une lettre de 1932 à l’écrivain français Tristan Rémy, saisi par la police au domicile de J. Roumain et publié en 1933 dans Haïti-Journal, journal pro-gouvernemental, tandis que J. Roumain est en prison.
- De nombreuses études ont souligné ce conformisme pointilleux de la littérature haïtienne avant que le courant indigéniste ne tente de bouleverser les habitudes esthétiques. L.-F. Hoffmann par exemple écrit: “Toute trace de l’origine ‘ultramarine’ du texte, et en particulier tout régionalisme, sont proscrits dans le lexique et la syntaxe. […] Les écrivains s’attachent à la virtuosité formelle avant tout, en recherchant selon le cas la richesse de la rime, l’élégance de la description, ou le piquant du dialogue” (Hoffmann, 1995: 96).
- Dans la tradition orale caribéenne, notamment haïtienne, Bouqui, ou Bouki, est un personnage stupide, ignare et souvent vaniteux. Il s’agit très certainement d’un “descendant” du Bouki de l’Ouest africain, la hyène des contes, toujours victime par sa sottise, sa gourmandise, etc., des malices de Leuk le lièvre.
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