La poétique du Mystère dans la composition dramatique et la prose poétique de Faubert Bolivar
Lecture de La Flambeau et Sainte dérivée des trottoirs
Par Jean-Durosier Desrivières
Schoelcher, mai 2015
Réflexion prononcée le 7 mai 2015, dans le cadre de la journée d’étude interdisciplinaire, organisée par le CRILLASH, Faculté des lettres de l’Université des Antilles, Campus de Schoelcher (Martinique), ayant pour thème : « Réel Merveilleux, Réalisme Merveilleux, Réalisme Magique et Baroque (III). Focus (non-exclusif) : J. S. Alexis et Haïti in Diaspora », coordonnée par le professeur Charles W. Scheel.
Prenons le pari d’amorcer l’esquisse de notre réflexion par cet « Argument » de René Char, lequel est consigné dans « L’avant-monde », première partie de sa composition poétique Seuls demeurent que l’on retrouve dans son anthologie, Fureur et mystère :
« L’homme fuit l’asphyxie.
L’homme dont l’appétit hors de l’imagination se calfeutre sans finir de s’approvisionner, se délivrera par les mains, rivières soudainement grossies.
L’homme qui s’épointe dans la prémonition, qui déboise son silence intérieur et le répartit en théâtres, ce second c’est le faiseur de pain.
Aux uns la prison et la mort. Aux autres la transhumance du Verbe.
Déborder l’économie de la création, agrandir le sang des gestes, devoir de toute lumière. »[1]
Il serait incongru de croire en la gratuité du choix de ces mots qui résument en quelque sorte et l’objet et l’esprit de notre discours. Avant de revenir à la quintessence de ce poème, nous en retiendrons cette première phrase qui nous paraît hautement signifiante et correspondre nettement à l’itinéraire de ce jeune écrivain prolixe qu’est Faubert Bolivar dont il nous plait de partager avec certains lecteurs une parcelle de son champ littéraire : « L’homme fuit l’asphyxie. »
I- De l’auteur à l’essence des compositions
Faubert Bolivar débarque dans notre monde en 1979, plus précisément à Port-au-Prince (Haïti). Depuis 2010, après le séisme qui a marqué au fer rouge sa terre natale, il s’est installé en Martinique où il enseigne la philosophie. Bolivar est sans doute l’un des meilleurs écrivains de sa génération. En le présentant comme un écrivain prolixe, nous faisons allusion à la fois à ses textes récemment publiés et surtout à de nombreux textes littéraires de grande qualité, non publiés, et assez connus de quelques rares amis.
Déjà en 1996, il était l’un des récipiendaires du Prix Jacques Stephen Alexis pour sa nouvelle « Faux-Lit ». En 2011, il a été honoré par l’association guadeloupéenne « Textes en paroles » pour son monologue Sélune pour tous les noms de la terre. A la fin de l’année 2013, il reçoit pour sa pièce écrite en créole haïtien, intitulée Mon ami Pyero, le Prix Marius Gottin du 6ème concours des Écritures théâtrales contemporaines de la Caraïbe (Etc_Caraïbe). Parallèlement à certaines contributions parues dans divers ouvrages collectifs francophones, Faubert Bolivar compte trois ouvrages édités à son actif : Mémoire des maisons closes (poésie, 2013)[2] ; La Flambeau (théâtre), Prix spécial Paulette Poujol-Oriol et Georges Corvington (2014)[3] ; Lettre à tu et à toi suivi de Sainte Dérivée des trottoirs, deux textes à lire comme de la prose poétique (2014)[4].
Notre réflexion se veut une simple méditation ; elle porte spécialement sur Sainte Dérivée des trottoirs et le texte théâtral La Flambeau.
La Flambeau est divisé en huit tableaux et représente des personnages complètement dépourvus d’état civil : Monsieur, Madame, Mademoiselle, L’un, L’autre et L’homme. Monsieur prépare son discours qu’il doit prononcer bientôt au colloque sur la république égalitaire. Madame évolue à ses côtés tout en poursuivant son lent cheminement vers la folie, conversant avec les vivants et les morts – sa mère notamment. Quand arrive Mademoiselle, la servante qui s’occupera de leur maison, les choses basculent. Car Monsieur, que Madame ne fait plus bander, finira par violer cette fidèle d’Ogou sur qui il croit avoir tous les droits. Ce viol ne restera pas impuni par la Société Secrète qui vénère ce lwasingulier par rapport aux autres Ogou Féraille, Badagri ou Balenjo. Cet autre Ogou – dont on évoquera plus loin la singularité – remet le sort de Monsieur entre les mains de Mademoiselle qui en fera son zombi servant. Dans les dédicaces, inclues dans la partie des « Remerciements », qui introduisent le texte de cette pièce, on relève une indication qui n’est nullement sans intérêt : « [Pour] Kanga et Dienguélé, qui m’ont appris à regarder le vaudou avec des yeux d’homme libre »[5].
À propos de Sainte dérivée des trottoirs, nous relevons également cette dédicace singulière qui précède le texte : « Pour Yaïssa et Wilda qui m’ont inspiré les premières lignes de ce texte commencé en rêve » ; et aussi : « À Vladimir qui a voulu donner corps à Sainte dérivée »[6]. Précisons que Wilda et Vladimir sont deux comédiens et amis de l’auteur. En soulignant le statut des dédicataires, ces dédicaces se transforment forcément en indices signifiants et significatifs nous orientant peu ou prou vers une certaine intention scénique. Quant au contenu, Sainte Dérivée des trottoirs représente la passion mystérieuse d’une femme, devenant Sainte Dérivée, après avoir été Héloïse : elle exprime et manifeste son amour fou de Jésus. Autant dire que l’on ignore l’identité effective de cette femme. Est-elle une pute impudique ou une fervente religieuse ? Serait-elle une sainte déjantée ou une putain possédée ? Comment délimiter la distance entre la folie et la raison dans le discours de cette femme ; discours qui est mis en parallèle à celui d’un narrateur qui semble, ou croire au fantasme, ou être pris au piège, ou être le prolongement de la voix du personnage, en dépit d’une distinction tranchée entre leurs deux voix ?
II- Repères et questions préalables
Afin de dégager la poétique de l’écriture bolivarienne, il convient d’élucider quelques repères fondamentaux devant nous aider à mieux appréhender la notion de « mystère » évoquée dans notre titre. « Sens caché sous un symbole », telle est l’une des définitions du mot « mystère », livrée par André Lalande[7], et que nous retenons dans le mouvement de notre méditation. Et à cette définition nous joignons également, d’abord, ce sens profondément poétique saisi chez René Char et formulé dans son poème « Argument » : « la transhumance du Verbe », autrement dit, cette possibilité de variation et de migration de la parole et du langage, langage qu’il convient de rendre « inséparable du prévisible, mais non encore formulé » (« Partage formel », in Fureur et mystère)[8] ; en bref, le mystère serait dans le langage, quelque chose de l’ordre du fuyant, du détour, de l’indicible même et de l’étrange par rapport au réel ou à la réalité, tout en s’y référant continuellement, tout en y prenant appui ; ensuite, nous considérons les mystères eux-mêmes que sont les esprits cosmiques ou religieux, vodous, chrétiens ou syncrétiques, avec toute leur contingence et leur manifestation dans l’espace du dedans comme dans celui du dehors, donc dans l’espace intime et extime d’un sujet donné.
Aussi, il m’est impossible de faire économie de certaines analyses d’ordre phénoménologique – je pense particulièrement à la réflexion de Bachelard sur l’espace, notamment celui du dedans[9] – et des réflexions de Michel Foucault renvoyant à l’espace du dehors[10], notamment au concept d’hétérotopie qu’il a créé. Et il n’est pas inutile de rappeler que, tout comme les utopies qui sont des « emplacements sans lieu réel », Foucault désigne par hétérotopies des emplacements « qui ont la curieuse propriété d’être en rapport avec tous les autres emplacements, mais sur un mode tel qu’ils suspendent, neutralisent ou inversent l’ensemble des rapports qui se trouvent, par eux, désignés, reflétés ou réfléchis ». Ces « espaces autres » sont à la fois en liaison et en contradiction avec tous les autres emplacements de passage, de « halte provisoire » ou de repos. Ainsi, le théâtre – l’espace scénique, entendons-nous – répond à l’un des six principes fondamentaux de l’hétérotopie, au sens où il a le pouvoir de faire succéder en un seul lieu « toute une série de lieux qui sont étrangers les uns aux autres »[11] (principe de juxtaposition). Aussi, les réflexions de Franck Fouché qui met l’accent sur les apports ethnologiques au théâtre populaire, dans son ouvrage Théâtre et vodou : pour un théâtre populaire[12], seront assez utiles à notre méditation.
Dès lors, s’imposent à nous les questions suivantes :
Par quelle mathématique des signes Faubert Bolivar nous donne-t-il à saisir les espaces dramatiques singuliers de sa pièce de théâtre et les espaces fictionnels, énigmatiques, de son récit poétique ? Comment évaluer cette expression littéraire qui semble toucher l’extrême de certaines réalités haïtiennes, pourtant peu vraisemblables pour une grande catégorie de lecteurs étrangers ? Comment évaluer la relation que développent les personnages, avec des topos comme la folie, l’intime et le cosmique (ou le religieux) dans cette écriture livrée aux jeux de langage et d’onirisme avéré ? En quoi chacune des complexités situationnelles inventées par le jeune écrivain donne à décrypter une réalité sociale et politique ambiante nichée dans une représentation symbolique, à la limite allégorique ?
III- Réalisme et surréalisme dans les compositions bolivariennes
La Flambeau est une pièce réaliste : il fait écho à une célèbre lodyans de Maurice Sixto, La petite veste de Galerie de papa[13], comme l’a déjà indiqué Fritz Calixte dans son compte rendu de lecture « La Flambeau, une pièce sur le malentendu haïtien », consigné dans Haïti Monde[14]. Cette lodyans marquée par la satire sociale raconte en substance l’hypocrisie d’un avocat, un maître qui fustige le vodou en présence de ses hôtes qui apprennent au même moment, par une drôle de coïncidence, que la famille du maître entretient au sous-sol de sa maison, un badji, un autel dédié aux lwas, aux esprits vaudous. De fait, nous retrouvons dans La Flambeau, par analogie, Monsieur, l’intellectuel discourant sur l’égalité des chances et la solidarité républicaine, qui se permet de violer Mademoiselle, une servante issue de la classe populaire, ne représentant à ses yeux qu’une « petite sotte », un objet de désir soumis à tout son pouvoir social, économique et intellectuel. Cette pièce entre également en résonnance avec la chanson « Charlemagne Péralte » de Manno Charlemagne, décrivant ainsi un pan de la réalité sociopolitique haïtienne :
« Peuple met toi debout, crie ta misère partout pour te libérer
Méfie-toi des gens qui veulent te gouverner
Qui disent n’importe quoi mais toujours en ton nom
Ils se servent de toi comme d’un simple objet
Comme d’un tremplin pour bâtir leurs gros projets
[…]
Tu paies l’église pour te confesser
Tu paies de ton sang pour être citoyen
Sous le bâton même si t’es fatigué
On te traite comme une bête, un chien
Dans mon petit salon moi je pense
Traduisant des idées galantes
On m’applaudit gaiement mais c’est curieux
La condition du peuple s’empire
Soixante cinq ans après
Dites nous où vous étiez intellect baveux… »[15]
Les premières indications sur le lieu et le temps de l’action de la pièce optent d’emblée pour une représentation réaliste. Ainsi, nous lisons : « L’action se passe dans un salon où l’on trouve, en dehors des mobiliers ordinaires d’un salon bourgeois, une bibliothèque remplie de livres et une horloge. Les trois premiers tableaux se déroulent en plein jour. »[16] Le surréalisme s’introduit sans doute avec la scène du rêve entre « L’Un » et « L’Autre », au quatrième tableau, qui noue un dialogue en apparence absurde, marquant ainsi un tournant dans la pièce[17]. Le surréalisme se précise avec la fonction du rêve, explicitée par Mademoiselle, dans son dialogue avec Monsieur à propos du vol de sa bague, au cinquième tableau : « Ogou m’avertit toujours. […] Cette nuit, dans un troisième rêve, il était très fâché contre moi. Je sais quand il est fâché. Quand j’ai ouvert les yeux, la bague n’était plus là ».[18] La scène du processus de zombification au sixième tableau amplifie l’expression surréaliste dans un mélange de langage rituel et inventif : Monsieur, allongé dans son salon, affaibli, demande à L’Homme préposé à sa zombification : « Où suis-je ? », celui-ci lui répond : « Dans mon rêve. » Aussi, il est difficile de trancher entre la dimension réelle ou imaginaire de L’Homme.
À ces phases de la représentation, le langage littéraire empreint de surréalisme conforte des situations réalistes et ancrées dans l’irrationnel. Une telle situation dramatique nous oriente vers l’article de Jacques Gourgues intitulé « Du surréalisme au réalisme merveilleux »[19] qui renvoie les critiques à une meilleure lecture de la démarche surréaliste de Breton, de l’esthétique du réel merveilleux et du réalisme merveilleux par rapport à leur application dans le champ littéraire haïtien. Jacques Gourgues fait remarquer dans cet article que « dans un pays où la majorité est susceptible de voir le diable à midi, le mot d’ordre surréaliste mérite quelques retouches. » Rappelons-nous le mot d’ordre : l’imagination au pouvoir. Or, « l’imagination débridée est moins contestataire [en Haïti] qu’un discours scientifique », selon Gourgues ; « le surréaliste haïtien patauge dans l’ordinaire puisque le délire est sur toutes les lèvres », dixit le même auteur.
Si l’on s’en tient à la facture des dialogues, d’aucuns verraient même de l’absurde à travers les tableaux sus-indiqués. Dès lors, nous pensons qu’il y a lieu de s’interroger sérieusement sur les notions de surréalisme et d’absurde par rapport au réalisme haïtien, quand la culture populaire haïtienne nous livre des clés qui permettent de mieux appréhender le fonctionnement de certaines composantes comme le rêve dans une telle création théâtrale. Parce qu’en dehors de toute épiphanie probable, n’est-ce pas par le biais des songes que les esprits vodous, les mystères, s’entretiennent volontiers avec leurs servantes et serviteurs ? Il convient à cette phase de préciser que la tension de la pièce repose essentiellement sur la notion de mystère dans sa triple dimension langagière – donc poétique, dramaturgique et socioculturelle.
Quant à l’écriture hybride et troublante de Sainte Dérivée des trottoirs, elle semble s’éloigner de toute forme de réalisme. Ce récit poétique se caractérise par un mouvement d’ensemble ternaire que soulignent la typographie et les indices de narration. L’on entend alternativement, en trois élans successifs, la voix de Sainte Dérivée à la première personne, s’adressant à elle-même ou au lecteur (en caractère classique), la même voix s’adressant au « Seigneur » sous forme de prière intime (en italique) et la voix d’un narrateur apparemment complice du personnage (en gras), précédée systématiquement d’une parole aérée et polymorphe de la Sainte, une parole qui essaie de se replier vers le milieu du « fond perdu » de la page blanche, comme le montre la reproduction suivante :
« Le soir de ma naissance
un ange m’a confié
que l’amour était quelque chose
comme un soleil qui fait la manche
sur un trottoir. »
Les référents topographiques sont assez éclatés dans l’ensemble du texte, bien qu’il soit possible d’identifier quelques indices tantôt précis tantôt suggestifs renvoyant essentiellement à l’espace haïtien : « mille huit cent quatre légendes » (1804, année de l’indépendance d’Haïti), « vingt sept mille kilomètres carrés de boue et de fatras » (nombre correspondant à la superficie de la République d’Haïti), « l’avenue panaméricaine » (axe routier menant vers la commune de Pétion-Ville), « le trottoir du Boulevard Jean-Jacques Dessalines » (au centre de Port-au-Prince), « cochons du marché Salomon » (sud-est du centre de Port-au-Prince)… Nous serions loin de nous tromper, en postulant que Sainte Dérivée des trottoirs transpire l’influence stylistique du Lyonel Trouillot des Dits du fou de l’île, texte que Faubert Bolivar a mis en espace à maintes reprises en Haïti au cours de ses jeunes années de poète-comédien… Qu’il s’agisse des Dits du fou de l’île ou de Sainte Dérivée des trottoirs, l’on peut aisément parler d’une écriture moderne et originale, empreinte d’expérience surréaliste au sens strictement littéraire du terme… « Parfois j’habite un long prologue. Glouton »[20], dit le fou de Trouillot, comme Sainte dérivée aurait pu dire : parfois j’habite un long monologue, inassouvi…
Quatre points peuvent être soulignés dans la mise en relation des deux textes.
- L’intrigue de la pièce se déroule dans un espace fermé, contrairement au récit poétique dont le titre, en évoquant les « trottoirs », suggère au départ un espace ouvert : un emplacement créant l’illusion de la liberté par rapport à d’autres emplacements, mais demeurant un huis-clos ouvert. La fermeture traduit-elle l’idée de l’espace carcéral que représentent le territoire asphyxiant d’Haïti et son corps social clanique, rétrograde ?
- Le texte de théâtre est marqué par un double élément perturbateur : le vol et le viol. Le vol de la bague sacrée de Mademoiselle et son viol par Monsieur sont les causes du décès artificiel de celui-ci et de sa zombification. A propos de Sainte Dérivée, on présume un acte incestueux de son père comme l’un des éléments d’explication à son délire. Ce vol et ces viols, peut-on les envisager comme de perpétuelles exactions venant tantôt de l’étranger, tantôt des haïtiens eux-mêmes, se substituant ainsi aux démons de leurs anciens maîtres ?
- L’obsession et la multiplication des monologues cohérents ou non, pertinents ou non, dans les deux compositions (comme dans d’autres créations de l’auteur), nous paraissent assez symptomatiques. Faut-il y lire une certaine impossibilité séculaire de véritable dialogue dans la société à laquelle ces écrits font référence ?
- La folie présente, à différents degrés, dans les deux textes, peut-elle être saisie comme le signe d’une incapacité inéluctable à produire quelque discours sensé et viable dans le principal espace se référant au réel commun aux deux textes ?
IV- Espace, objet et langage du mystère dans l’univers bolivarien
Nous avons parlé de réalisme et de surréalisme concernant les deux compositions de Bolivar, tout en évitant de les associer à un quelconque merveilleux : qu’il s’agisse de celui recherché par les surréalistes français à travers toutes sortes d’artifices, qu’il s’agisse de celui attaché à l’esthétique de Jacques Stephen Alexis. Parce qu’il nous semble qu’il y a un tout autre phénomène qui opère dans l’univers de cette écriture et qui serait digne de tromper la vigilance de tout critique qui s’entête à voir du réalisme merveilleux dans tout texte de fiction haïtienne caractérisée par des traits étranges, insolites ou surnaturels.
Dans les deux textes considérés, nous estimons que le langage, tel qu’il est énoncé par l’écrivain, favorise une articulation entre les espaces et les objets dramatiques de façon à créer du mystère. Le langage lui-même est cette parole mystérieuse qui ne livre pas toutes ses arcanes au premier abord. Aux sens explicites et/ou implicites des mots, se frottent les subtiles significations qui découlent de la mise en relation de telle attitude d’un personnage, de tel phénomène situationnel et de tel choix d’objet ou accessoire scénique se rapportant à la culture populaire. De plus, pale langay ou langaj (parler langage) dans la sphère culturelle des textes de Bolivar signifie d’une part, parler de manière incompréhensible dans un code pourtant connu de tous, et d’autre part, parler des langues africaines liées au culte et au rituel vodou. Il importe de savoir que : seul parle langaj, celui qui est habité par un mystère, un esprit ou un génie.
Ainsi, dans La Flambeau, on assiste à l’intronisation du mystère dès la lecture du titre. Pourquoi « la » au lieu de « le » Flambeau ? Parce que mademoiselle s’est engagé avec Ogou La Flambeau, n’en déplaise à Monsieur qui voudrait que ce soit Le Flambeau. Les paysans haïtiens ignorent sans doute les subtilités de la grammaire française et les chicanes dont elle peut faire l’objet, mais non le mystère de la dénomination de leur lwa. Monsieur connaît Ogou Féraille, Ogou Balendjo et Ogou Badagri, mais il méconnaît cette famille de lwa Rada (venu d’Afrique) qui s’affuble d’attributs de lwa Petwo (né en Haïti) : La Flambeau. Cette famille de lwa souvent évoquée dans certaines sociétés secrètes, c’est elle qui protège mademoiselle : La Flambeau. Les vodouisants, souvent illettrés, préfèrent l’association de ces deux termes au détriment de toutes conventions linguistiques et grammaticales qui féminisent ou masculinisent les noms de façon arbitraire. Ce langage-là n’a aucune résonnance dans l’entendement de Monsieur qui banalise la bague de Mademoiselle, consacrée à Ogou La Flambeau. Bague qu’il vole sans doute avant le viol de la servante du lwa au tableau 5. Vol que nous laissent supposer la scène du rêve au tableau 4 et le long monologue de Madame au tableau 7, dévoilant le côté obscur de Monsieur face à son cercueil, avant d’y déposer le chapelet mystique de celui-ci et cette bague inconnue jusque-là de sa collection d’objets fétiches.
L’écriture de La Flambeau révèle une possibilité de fonctionnement performatif du principe de juxtaposition de l’hétérotopie scénique. En effet, la scène du rêve qui correspond à l’espace du dedans et la scène ambigüe du rituel vaudou relative à la prise du bon ange ou de l’âme de Monsieur par le représentant de la Société La Flambeau (tableau 6), à la suite de son sacrilège, sont autant de lieux mystérieux qui se succèdent en un même lieu scénique et profane représentant ce salon bourgeois, l’espace du dehors. Un personnage-objet symbolique non négligeable dans cet espace mérite d’être retenu : l’horloge dont Monsieur glorifie l’heure. Dans ce lieu scénique suggéré par le texte théâtral, l’horloge serait le signe qui facilite ce que Foucault appellerait l’organisation et l’arrangement relativement complexe entre hétérotopie et hétérochronie, c’est-à-dire le lien entre la succession de ces espaces autres en un même et seul lieu et le découpage du temps. Illustration : il est minuit au tableau 6, l’heure de la mort artificielle de Monsieur ; au huitième et dernier tableau, « l’horloge, couverte de poussière, marque midi », au moment où Mademoiselle revient dans la maison avec Monsieur qui devient L’homme, un zombi, un pantin, une sorte d’objet entre l’espace-temps fini et l’espace-temps infini[21].
Le dénouement de la pièce se lit comme une forme de révolution via la médiation des invisibles, celle d’Ogou plus précisément, ici : Monsieur qui jouissait d’une situation sociale privilégiée, qui méprisait la culture populaire, qui dissertait à longueur de journée sur la république juste et égalitaire, a commis l’irréparable en volant et violant une fille du peuple ; Ogou La Flambeau rend justice à Mademoiselle, en faisant de Monsieur son zombi docile et utile, travaillant à l’alphabétisation des jeunes du quartier démuni de Mademoiselle, donnant ainsi du sens à la rhétorique politique de Monsieur.
Toute l’ignorance de la culture populaire, du pays profond et de ses mystères par les intellectuels bonimenteurs haïtiens semble être mise à nu et à mal dans cette pièce qui propose de façon symbolique, allégorique, voire surréaliste, un renversement du statu quo : un renversement du système social haïtien qui se veut à la fois phallocrate, injuste et inégalitaire.
V- Mystère et ministère de Sainte Dérivée
Dans Sainte Dérivée des trottoirs, en dépit des référents topographiques éclatés dont l’essentiel renvoie à l’espace haïtien, le personnage éponyme semble émerger de nulle part, ou si elle provient d’un espace-temps imaginable, celui-ci a tout l’air d’être autant éclaté. Le personnage serait inscrit dans une métachronie, une sorte de temps hors du temps, un temps parallèle, onirique, symbolique, mathématique : « Midi m’a nommée entre fonction et dérivée, dit-elle, jetée dans mes découles, couchée sur mes rives, ballotées de mes lignes obliques à mes courbes droites, minuit m’a dérivée, sainte, vers le sombre des trottoirs. » Midi, minuit : indices temporels obsessionnels rappelant la relation du Monsieur de La Flambeau avec l’heure et surtout sa chute entre « le fini et l’infini », entre minuit et midi, suggérant les moments possibles de toutes métamorphoses et de toutes déviances.
Or la passion de la nouvelle Héloïse pour le fils de Dieu, son « Jésus chéri », se réclame d’une déviance singulière : « Yes, prenez-moi sur un trottoir, Seigneur, prenez-moi à votre droite, à votre guise, à la face de tous, dans la rose des vents, élevez-moi Sainte Dérivée des Trottoirs. »[22] La nouvelle Héloïse, dit-on, puisqu’elle nait de nouveau, en devenant Sainte Dérivée pendant douze heures mystiques, douze heures métaphysiques, traduisant une totalité temporelle parfaite, une durée mythique pour (re)naître autre. Cette Sainte s’apparente à quelques chrétiens illuminés de la capitale polluante qu’était déjà ce Port-au-Prince d’avant le séisme de 2010, incommodant tous les habitants de la ville, à toute heure du jour et de la nuit, d’un évangile alarmiste, annonçant la fin du monde et le retour du Christ. Sauf que notre personnage, submergé d’un flux de vocables, il maudit par reflux de mots crus l’ensemble du pays « qui rumine à tout-venant ses mille huit cent quatre légendes de la même langue qui psalmodie les versets d’indigence pour vingt-sept mille kilomètres carrés de boue et de fatras, désespérément tristes ».[23] Sainte Dérivée vomit aussi sur toute notre planète terre bourrée d’absurdités : « terre abominable des souffrances animales sur laquelle je rote, terre infernale des désespoirs de cause sur laquelle je rote […] terre abjecte des frontières tracées à la craie sur laquelle je rote »[24].
Elle choisit donc de défier et de dévier le temps et l’espace. Elle prend possession des trottoirs : elle préfère les trottoirs qui peuvent mieux supporter ses pas maladroits, les pas d’une « pauvre folle, une fille de joie, un moins que rien », libérée de la putréfaction des réalités humaines, donnant sa « vie qui ne vaut pas une pierre de cathédrale », à son roi… Les trottoirs : ces emplacements sacrés de la marge, hors de toute hétérotopie foucaldienne référencée, trottoirs qui assurent tant de liens pourtant entre tant de passants impénitents sur cette terre, lesquels ne savent trop à quel saint se vouer…
Dans le temps et l’espace de Sainte Dérivée, la seule voix qui compte est celle de l’Eternelle : oui, l’Eternelle, toute femelle… Sainte Dérivée des trottoirs est l’espace littéraire approprié – voire rêvé – pour toutes les impertinences poétiques, parce que « rien n’arrive dans ce monde, hormis des mots »[25], dit l’Eternelle, selon Sainte Dérivée… Nous entendons, ici, un écho probable de la voix d’Aimé Césaire dans son « Appel au magicien » :
« Nous avons perdu le sens du symbole. Le mot propre a dévoré notre monde. Scandaleusement.
[…]
Je prêche l’obsession.
Le vrai idéal : la femme « possédée. »
[…]
Je fais appel aux Enragés. »[26]
La femme possédée du poète de la négritude, ne serait-elle pas vraiment semblable à la « sainte disponible » de Bolivar, invitée à se lever et à danser ses tripes ?
La Flambeau et Sainte Dérivée des trottoirs, traduisent la particularité d’une société imbibée d’une forte dose de religiosité et de contradictions, évoluant de façon impuissante face à la mise en scène débridée et constante de ses réalités à travers maintes situations quotidiennes. Ces deux créations témoignent surtout du langage énigmatique d’un jeune écrivain sensible aux problèmes épineux de son pays et qui tente d’initier quelques réflexions pertinentes relatives à ceux-ci, par le détour d’une écriture qui mobilise la puissance de l’ironie, de la provocation et du symbole, pour initier singulièrement l’accès à la clarté, à la lumière… Déborder l’économie de la création, agrandir le sang des gestes, devoir de toute lumière.
Faubert Bolivar, ne serait-il pas cet « homme qui s’épointe dans la prémonition, qui déboise son silence intérieur et le répartit en théâtres », ce « faiseur de pain » loué par René Char, ce créateur singulier, cherchant à nourrir, comme il peut, l’intelligence de ses compatriotes à travers sa création ?
Bibliographie
- André Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, PUF.
- Aimé Césaire, « Appel au magicien » (Tiré de Haïti-Journal du 20 mai 1944), in Conjonction N° 193, avril-mai-juin, 1992.
- Faubert Bolivar, « Jesika ou Bousiko » (extraits) in Haïti parmi les vivants (collectif), Actes Sud / Le Point, 2010.
- La Flambeau (théâtre), Port-au-Prince, Ed. Henri Deschamps, 2014.
- Lettre à tu et à toi suivi de Sainte Dérivée des trottoirs (prose poétique), Paris, Ed. Anibwe, 2014.
- Franck Fouché, Théâtre et vodou : pour un théâtre populaire, Montréal, Québec, Ed. Mémoire d’encrier, 2008.
- Gaston Bachelard, La poétique de l’espace, Paris, PUF, 1957 / 1989.
- Haïti Monde N°17, mars 2015.
- Jacques Gourgues, « Du surréalisme au réalisme merveilleux », in Conjonction N°194, avril-mai-juin 1992.
- Lyonel Trouillot, Les dits du fou de l’île, Port-au-Prince, Editions de l’Île, 1997.
- Manno Charlemagne, Trente ans de Chansons (bilingue), Port-au-Prince, Edition spéciale Fokal, 2006, non paginé.
- Maurice Sixto, « La petite veste de Galerie de papa », in Leya kokoye ak lòt lodyans, Port-au-Prince, Presses Nationales d’Haïti, Coll. L’intemporel.
- Michel Foucault, Dits et écrits II, 1976-1988, Paris, Quarto Gallimard, 1994 / 2001.
- René Char, Fureur et Mystère, Paris, Gallimard, p. 19.
Notes
[1] René Char, Fureur et Mystère, Paris, Gallimard, 1962, 1967, p. 19.
[2] Mémoire des maisons closes (poésie), Port-au-Prince, Ed. Bas de Page, 2013.
[3] La Flambeau (théâtre), Port-au-Prince, Ed. Henri Deschamps, 2014.
[4] Lettre à tu et à toi suivi de Sainte Dérivée des trottoirs (prose poétique), Paris, Ed. Anibwe, 2014.
[5] La Flambeau, Ibid., p. 5-6.
[6] Lettre à tu et à toi suivi de Sainte Dérivée des trottoirs, Ibid., p. 27.
[7] André Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, PUF, p. 661.
[8] « Partage formel », in Fureur et Mystère, Ibid., p. 80.
[9] Gaston Bachelard, La poétique de l’espace, Paris, PUF, 1957 / 1989.
[10] Foucault, Dits et écrits II, 1976-1988, Paris, Quarto Gallimard, 1994 / 2001, p. 1571-1581.
[12] Franck Fouché, Théâtre et vodou : pour un théâtre populaire, Montréal, Québec, Ed. Mémoire d’encrier, 2008.
[13] Maurice Sixto, « La petite veste de Galerie de papa », in Leya kokoye ak lòt lodyans, Port-au-Prince, Presses Nationales d’Haïti, Coll. L’intemporel, 2005, p. 25-27.
[14] Haïti Monde N°17, mars 2015, p. 12.
[15] Manno Charlemagne, Trente ans de Chansons (bilingue), Port-au-Prince, Edition spéciale Fokal, 2006, non paginé.
[16] La Flambeau, Ibid., p. 9.
[19] Jacques Gourgues, « Du surréalisme au réalisme merveilleux », in Conjonction N°194, avril-mai-juin 1992, p. 6-9.
[20] Lyonel Trouillot, Les dits du fou de l’île, Port-au-Prince, Editions de l’Île, 1997, p. 23.
[21] La Flambeau, Ibid., p. 66.
[22] Lettre à tu et à toi suivi de Sainte Dérivée des trottoirs, Ibid., p. 33.
[26] Aimé Césaire, « Appel au magicien » (Tiré de Haïti-Journal du 20 mai 1944), in Conjonction N° 193, avril-mai-juin, 1992, p. 122-123.