Les rêves d’épopée de lapoésie haïtienne
« avec des traces quin’en finissent pas »
Paris, 14 janvier 2016
Courantsur quatre générations de poètes, l’Anthologiede poésie haïtienne contemporaine que publie James Noël au Seuil renoueavec la vision d’un monde perçu dans sa totalité sensible.
S’il fallaitun sur-titre à cette « Anthologie de poésie haïtiennecontemporaine » éditée par James Noël, quel serait-il ? Quesoufflerions-nous à ce souffleur de poèmes qu’il n’ait dit lui-même en invitantde la sorte à le rejoindre plus de soixante-dix « poètes vivants »d’Haïti, témoins d’un « peuple aux rêves d’épopée avec des traces quin’en finissent pas » ?
Le terme mêmed’anthologie doit être ici ravalé, dépoussiéré de tout souci de consécration àla faveur de quelques morceaux choisis d’œuvres. Le pari de cet ouvrage ne peutêtre que tout autre, émanant d’un pays, Haïti, où, comme l’assure l’hôte deslieux, « la poésie est considérée comme le genre majeur ». Nulbesoin de border ce livre par les deux bouts, « les bouts de lafin », pour reprendre les mots de Josaphat-Robert Large (voir plusbas). Les auteurs ont ainsi eux-mêmes présidé au choix de leurs poèmes, dontcertains parmi les plus jeunes ne s’autorisent à publier, aveu cinglant, quedes poèmes déjà « posthumes ».
James Noël connaîtpar cœur les enchaînements de son île à l’Histoire (voir à ce propos cet entretien avecRené Depestre). Il lui fallait donc réunir les ingrédients de ce paradoxe vivantd’une création poétique haïtienne émanant d’un endroit du monde dont on a niéjusqu’à l’existence, le poussant dans son isolement à l’exténuation par lasurvie, tout en lui octroyant par là-même, sensiblement, le pouvoir de se rêverencore comme une totalité du monde.
C’est ce tour deforce, la force de ce rêve intact qui conduit James Noël et d’autres créateurshaïtiens à « se demander si Haïti ne se trouve pas à l’épicentre d’unepoétique nouvelle du monde ». Disparu en janvier 2014 (et pour cetteraison absent de cette anthologie), Jean Métellus y a vu la promesse pour tout un peupleà destination ou en provenance de cette autre Amérique, par les cheminsretrouvés de l’Histoire, de se « tenir debout / Dans un monde toujourscouché ».
Guidées par les « cinqsens » de leur île anthropomorphique, ce sont quatre (généreuses)générations de « poètes vivants» qui s’offrent à la lecturede cette anthologie. Les aînés ouvrent la marche : René Depestre, GéraldBloncourt, Anthony Phelps, Georges Castera, Frankétienne, pour mieux introduireà d’autres découvertes. Ainsi de Josaphat-Robert Large (né en 1942), ces deuxcourts poèmes :
Le long d’une tigeautomnale
S’actionnesilencieusement l’entonnoir de la sève
Mais où va doncarrêter le cheminement de l’essence
Lors du tic-tac dufluide original
L’énergie du tempss’ankylose
En cheminant
Est-ce la fin dela respiration de notre histoire
Écoutons enrevanche l’excellent silence des fleurs
Suivons la reptationdes lianes Vers un enracinement en d’autres saisons
Et sur d’autresrives de vert
Derrière ce voilede buées
Se camoufle ce quehier
Tu cherchaisabsolument
Elle est à l’Est
La vision arrondiede l’idée
Sache endescendant sa pente qu’ Il est utopique d’admirer des lueurs
Et apprends enmême temps à découvrir
La dure esquillede l’improbable
C’est qu’elle estvraiment belle la pensée
Recourbée sur safleur
Dans les pas deJames Noël et Rodney Saint-Éloi, le lecteur retrouvera des auteurs relativementfamiliers : Emmelie Prophète, Lyonel Trouillot, Stéphane Martelly, KettlyMars, Frantz Dominique Batraville, Syto Cavé, Dany Laferrière, toujoursponctués de surprises, tel cet autre poème intitulé « Énigme » dePierre Moïse Célestin (né en 1976) :
Pas d’issue pourle poème éteint
Sur ma face delune
Mes songespendulaires
Ont la têtetranchée dans mon bain
Et depuis
J’ai des mainslunatiques
Tâtonnantcherchant
La lumière dans mapoche
La jactance a desmanières infidèles
Nouant la cordeaux bras des étincelles
Les lecteurs de Médiapartconnaissent bien James Noël qui non seulement tient un dans nos colonnes mais a dirigéplusieurs dossiers sur la création en Haïti dans notre journal. Nous avons aussi évoqué les numérosde la revue IntranQu’îllités qu’il anime.
Quelques joursaprès le terrible séisme de janvier 2010, nous avions lancé telle une « bouteille à la merun message à trois poètes haïtiens, et James y avait immédiatement répondu. Lesdeux autres poètes dont nous souhaitions alors avoir des nouvelles, BonelAuguste (né en 1973) et Farah-Martine Lhérisson (née en 1970), figurentégalement dans cette anthologie. Autre raison, toujours au gré du hasard, decette contingence de l’Histoire qui a ici valeur de nécessité, de la découvrir.Et d’en prolonger indéfiniment la lecture par Le Pyromane adolescentsuivi de Le Sang visible du vitrier, de James Noël, édité conjointementen collection de poche « Points » par les Éditions du Seuil :
je suis celui quise lave les mains
avant d’écrire
ne me demande pascomment je m’appelle
je n’ai pas denom
je viens de là
de ce non-lieu quicherche lune
pour s’exhumer deson point d’ombre
un nom d’auteur mefait bien mal
parce que poète
ça m’est égal nitapis rouge
ne saura rendre lajustesse du sang qui me fait
passer
pour un vitrierqui vaut sa mort
je suis saigné
je me lave voilàmon nom qui vient de là
(« Le nom quim’appelle », in Le Sang visible du vitrier)
Anthologie de la poésie haïtiennecontemporaine, dirigée et présentée par James Noël, postface de James Noël et RodneySaint-Éloi, coll. « Points », Éditions du Seuil, 568 p., 9,90 €.
Source :Médiapart