Claude Pierre : ce grand arbre qui nous unit
Par Jean-Euphèle Milcé
Port-au-Prince, le 27 juin 2017
Le grand arbre qui nous unissait est tombé. La nouvelle est amère.Claude n’avait que 76 ans et une longue chaine de lieux à partager. Claude estparti trop tôt, nous rendant brutalement orphelins d’une passion pour le temps àtuer, à adoucir, à rendre supportable avec des histoires de voyage, de légèretéet de tables dressées.
Claude, pour ce qu’il était capable d’humanité, de générosité, est partitrop vite. Nous avons fêté ses 76 ans et nous étions dépassés par sa jeunesseet ses projets de nous recevoir.
De 1986, année de son retour en Haïti, à 2017, son pouvoir de nous unirn’était en rien altéré. Nous, plus jeunes, avions eu Claude comme ami sous prétextequ’il était notre professeur. Nous rions encore de sa grande faiblesse devant l’amitié.Nous ne pouvions traverser ses cours sans provoquer sa douceur jusqu’à effacerl’exigence académique par la beauté utile de la vie. Claude était beau etparlait de littérature avec affection et modernité.
Il était l’un des seuls capables de mettre autour d’une tableLaenec Hurbon, René Belance et des étudiants aux talents et aux intentionsdouteux. Pourtant, personne ne l’avait jamais surpris en flagrant délit de prosélytismeou d’endoctrinement politique. Tout en étant imbus de ses tourments et ses adhésionsde citoyen qui ne s’est jamais senti plus méritant que les autres.
Nous avons tant de fois pris la route avec Claude.
Nous avons tant de fois mangé avec Claude.
Un vendredi, après les cours, il nous avait pris dans sa voiture, une grosseToyota tout terrain de la Faculté de linguistique appliquée jusqu’à l’universitéCaraïbe pour une soirée « des vendredis littéraires ». Et depuis, nous avonsfait de la place dans notre vie pour la poésie du compagnonnage. Et de ce lieuont été conçues et discutées tellement de routes et tellement de fêtes.
Nous avons le souvenir de son enthousiasme à collaborer à la réussite de« Voyages à l’intérieur de nous-mêmes », ce projet de grande route et de bellelittérature de la Revue Cultura. Normal, disait-il, il est un homme fier de l’arrièrepays, un fils de Corail. Claude nous avait entraînés à Saint-Marc avec lui. Enbon litoralien, il nous a fait une démonstration de sa grande connaissance desfruits de mer et de leurs modes de cuisson. Sur la plage Grosse-Roche, loin dela fac et de ses cours de sémantique et de littérature, il nous a introduitsdans le monde des épices et de la qualité des produits de mer.
Nous étions à la fin des années 90 et il nous apprit à le suivre partoutet jusque chez lui à Corail.
À l’époque, Pestel n’était à la mode que pour la fête de la mer. Il n’avaitrien contre Pestel qui accueillait à chaque Semaine sainte le grand rallye demotocross qui nous faisait rêver et également une flotte de bateaux deplaisance. Il prenait pour du non sens le fait de situer Corail, Dame-Marie etles Abricots à partir de Pestel.
Bon joueur, il nous a reçus chez lui à Corail, dans sa famille, laSemaine sainte. Nous étions une vingtaine, pieds marins comme Jean-ClaudeFignolé, à prendre la mer et une dizaine dont Lyonel Trouillot à préférer laroute. Nous sommes arrivés le jeudi et il était convenu que nous passions lesdeux premières nuits à Corail et les deux autres à Pestel pour faire comme lesautres : la fête populaire.
Sans doute l’un de nos plus beaux voyages qui s’est ouvert sur la découverted’une nature troublante de beauté. Nous avions certes disserté sur lesbienfaits de l’enclavement sur la protection de l’environnement, Corail avaittout d’une terre sublime. Coincé entre la mer et la montagne d’une étonnanteverdure, le village de quelques centaines de logements ne pouvait pas êtresale. Nous avions tout de suite pris conscience du privilège d’être accueillisdans une communauté où chaque visage avait un prénom et une histoire connus detous.
Nous avons fait notre premier repas un banc de sable au milieu de lamer, le reposoir pêcheurs. Nous avions apporté les boissons, les épices et lespêcheurs nous ont fourni le poisson et le feu. Déjeuner initiatique et la prégnancede l’humanité originelle voulus par Claude pour prolonger son enseignement.
Le lendemain, un coralien, forcément de la famille de Claude, a déclarévouloir nous garder pour la durée de notre séjour dans la région. Touchés parcette belle expression de l’hospitalité, nous voulions rester tout en hésitantd’annuler nos réservations et rendez-vous à Pestel. Conquis mais hésitants,nous avions exprimé l’envie d’un lourd contretemps. Corail, proche du ciel… etla météo s’est déchainée.
Refugiés chez Claude, nous avons pu nous expliquer les mille et une façonsde bien traverser le mauvais temps. A commencer par éviter la solitude. Sous latonnelle de la maison, autour de Jocelyne et de Claude, nous avions, avec lesnotables de la ville, bu tout ce qu’on pouvait et faire honneur au cabri grilléservi avec les incontournables bananes pesées et un riz collé cuit avec des «pois inconnus ».
Puis le chocolat à base du cacao de la zone, le lendemain matin. Lepoisson séché. Les langoustes. Le lambi. Nous étions à Corail et nous avionsbien mangé.
Le pus difficile était de revenir de Corail. Mauvais deuil. Temps déchainéet la mer, entre lait et sang d’Evelyne Trouilot, à Belle-Ville, chez Jocelyneet Claude, la table était ouverte chaque dimanche pour la soupe, ce jusqu’à samort.
Claude,
Avant ta mort, j’aurais tant aimé partager ta soupe du dimanche. Pourune dernière fois. Pour un moment d’éternité.