Aménagement du créole et du français en Haïti :
dans le triangle de la création-traduction-édition
Par Jean-Durosier Desrivières
Fort-de-France, octobre 2017
Né à Port-au-Prince (Haïti), Jean-Durosier Desrivières a vécu en Martinique de 1999 à 2008. Depuis son retour raté au pays natal, à cause du séisme du12 janvier 2010, il traîne son être et son imaginaire entre Europe, États-Unis et Caraïbe… Enseignant, critique littéraire et poète-dramaturge bilingue, ses textes sont lus et mis en scène en Europe et dans la Caraïbe. Membre de l’Académie des trophées francophones du cinéma, il a reçu le Prix spécial du jury d’Etc_Caraïbe / Beaumarchais en 2013 pour La jupe de la rue Gît-le-Cœur – Théâtre comme audience d’un petit roman.
Avant tout
Depuis que l’écriture a cessé d’être chez moi une manie, pour devenir une pratique sérieuse, une activité réfléchie, parfois urgente, mais non moins fantaisiste, ludique, symbolique et onirique, j’ai tendance à accorder une attention assez soutenue à la place de la langue créole dans mon aventure littéraire personnelle et à méditer sur la nécessité d’enrichir le champ littéraire créolophone du pays natal. Tout compte fait, il s’agit, sur un plan à la fois individuel et collectif, de penser et de travailler, en tant qu’écrivain bilingue, à la projection d’un juste équilibre entre l’économie des écrits créoles et des écrits français dans l’espace haïtien. Suis-je un créoliste militant ? Non ! Suis-je engagé ? N’en déplaise à certains détracteurs locaux distribuant des légions d’honneur fictives à qui est engagé ou non, j’affirme, peu importe l’impact de mes propos, que je suis un citoyen et un écrivain (en)gagé sur divers fronts, dans la mesure où l’engagement est d’abord un mouvement de conscience qui peut être identifié ou disséminé à travers maints actes civils, politiques ou une certaine création artistique. Dès lors, je partirai de ma petite expérience littéraire singulière, en vue d’esquisser une vision toute personnelle de l’aménagement de nos deux langues officielles – le créole et le français – dans le monde des lettres haïtiennes.
Préliminaires d’une expérience personnelle de la langue et de l’imaginaire créoles
Si l’on braque un projecteur sur le passé, au tout début de mes intérêts pour l’écriture, notamment l’écriture poétique, il est difficile de ne pas remarquer un adolescent incapable d’imaginer, d’inventer quoi que ce soit en langue créole, sur le plan scriptural, alors qu’il est loin de maitriser le français, considéré pour lui comme une langue tout à fait seconde dans laquelle il s’efforce constamment de penser. Tout ce qui se conçoit, en termes d’idées, de sentiments et d’émotions dans la tête de l’adolescent, prend des tournures bancales, étranges et étrangères, dans un drôle de langage et dans une langue française à peine assimilée. Et pourtant ! dans son quotidien, il ne vibre qu’en créole, le jeune homme. Sa vie est créole. Son corps est créole. Mais sa tête, allez savoir !
La vérité ? Il y a l’influence d’une culture livresque francophone, mal ou pas assez bien digérée, associée aux préjugés et aux complexes d’une société tout aussi complexe ; tout cela pèse beaucoup plus qu’on ne puisse l’imaginer sur le sens de la créativité d’un jeune esprit qui se cherche dans un pays indépendant, relativement dominé culturellement. Et, avec le temps, on comprend que les carences de productions littéraires créolophones n’étaient qu’une simple conséquence de ces préjugés et complexes, freinant peu ou prou l’élan créateur d’un grand nombre de sujets désirant explorer sans entraves leur imaginaire dans toutes ses composantes. A l’âge où je pouvais à peine décrypter les combinaisons normatives des mots, étendues sur plus d’une dizaine de pages, les rares textes créolophones qui me tombaient entre les mains témoignaient à la fois d’un véritable balbutiement de la graphie – mariant parfois maladroitement signifiés et signifiants – et d’un miracle linguistique peu ordinaire qui m’enivrait malgré tout. Ainsi, l’écrit créole, qui devrait se présenter à moi comme étant un fait culturel manifeste, s’est imposé tel un geste linguistique exotique à nul autre pareil, que seul mon patriotisme plutôt débonnaire cherchera à poser en simple équation à résoudre au plus profond de mon être intime.
Pauvre petit homme évoluant en marge de tout modèle, de toutes traces stimulantes ! Bonjour Bon nouvèl ! Ma première fidélité au milieu des années 80 à la publication régulière d’un journal écrit entièrement en créole – peu importe le catholicisme ambiant qui l’animait. Début des années 90 : Adieu Bon nouvèl ! Bienvenue à « Lamadèl, Cent poèmes créoles, 100 poèm kreyòl », réunis en deux numéros de Conjonction[1], la revue franco-haïtienne de l’Institut français d’Haïti. Mots et images, au sens littéraire et littéral, me séduisent, ici. Ma langue nationale et populaire commence à pavaner en talons aiguille dans la sphère des publications plus ou moins distinguées, honorant également le français. Donc, je mise. Plus tard, la découverte du Konbèlann (Combine) du poète Georges Castera fils, cet ouvrage fulgurant, publié en 1976 par les éditions Nouvelle Optique et qui réunit plusieurs recueils de poèmes en créole, confirmera ma mise. La teneur théorique et politique des Annexes 1 et 2 (« Anèks 1 », « Anèks 2 ») à la fin de l’ouvrage, intégralement écrites en créole, m’a fortement interpellé. Ces deux textes révèlent un poète à la fois critique, polémiste et défenseur d’une langue créole et qui bataille dur pour que celle-ci soit convenablement installée dans le paysage sociolinguistique haïtien. Georges Castera fils : un poète (a)typique, à suivre, comme on peut. Je m’y accroche donc, un peu !
Écrire-traduire en présence du créole et du français : défi d’un créateur bilingue
De ces préliminaires de mon expérience personnelle vis-à-vis de nos deux langues, l’on peut déduire aisément une idée générale apparemment évidente, déjà formulée ailleurs par d’autres auteurs aussi bien que l’auteur de cette présente méditation : parmi tous les écrivains qui se livrent à l’exercice de l’écriture en langue créole, le plus grand nombre est davantage formaté pour écrire en français, parce qu’ils ont davantage appris, au départ, à lire et à écrire par le moyen de ce code linguistique dans presque toutes les institutions et les centres d’apprentissages qui les ont formés. Néanmoins, d’Oswald Durand à Georges Castera fils et Manno Ejèn, en passant par Félix Morisseau-Leroy et Emile Roumer, un chemin relativement sûr a été tracé, quelques outils didactiques de qualité ont été forgés et quelques œuvres créolophones ont été édifiées comme modèles, au bénéfice d’une génération beaucoup plus exposée au créole désormais, dans tout son rayonnement. Est-ce suffisant ? Nul n’oserait répondre de façon tout à fait positive à la question. Parce que la réparation du préjudice subi par cette langue nationale et populaire durant plus de deux siècles d’histoire doit être certainement appréciée à l’aune d’un répertoire littéraire général beaucoup plus valable et digne de rivaliser plus ou moins avec le répertoire des œuvres littéraires haïtiennes écrites dans la langue de Molière.
Certes, la préoccupation première de tout créateur littéraire n’est pas d’enrichir le répertoire national, mais bien d’inventer, avant tout, des œuvres de beauté, de sensibilité, s’adressant à un lectorat type, parfois ciblé, somme toute insaisissable. Artisans des mots, il nous est essentiel de chevaucher le langage et les langues qui nourrissent nos créations en toute liberté et fantaisie, de les convoquer avec des désirs brûlants, agréés à la fois par l’instinct et l’intuition, fortement contrôlés, pour certains, par la raison. Et après ? Qu’en est-il de l’écrivain haïtien bilingue, par exemple, dans un contexte sociolinguistique particulier comme celui d’Haïti ? Il y a là un combat légitime pour le traitement équitable, à tous les niveaux, de nos deux langues nationales dont l’une a toujours été privilégiée (le français) et l’autre défavorisée (le créole). Faudrait-il le rappeler ? Le répéter ? Au moment où le créole haïtien cherche à s’imposer de plus en plus dans le paysage de l’éducation et de la formation haïtienne comme moyen et objet d’enseignement, qui, mieux que l’écrivain bilingue, peut aider à mieux faire avancer la cause, rien qu’en assumant et en assurant une distribution plus ou moins juste de ses deux langues à travers des œuvres de création ?
Tenant compte de la gravité des enjeux, l’écrivain haïtien bilingue ne devrait-il pas se transformer en traducteur ? Ne devrait-il pas aiguiser, en tous cas, son sens de la traduction, de la translittération, dans un constant esprit de dialogue entre ses deux langues ? Être créateur-traducteur ! Un créateur-traducteur toujours aux aguets des meilleures occasions de favoriser la mise en valeur réelle et effective de la langue créole qui doit inlassablement tenter de séduire tout en attrapant d’énormes retards sur sa prétendue sœur rivale qui ne cesse de consolider ses acquis. Sans perdre de vue que « la traduction sert […] en définitive la finalité de l’expression de la relation la plus intime des langues entre elles », selon Walter Benjamin.[2] Ecrire et traduire, autant que possible, dans une conscience de la pratique active du créole et du français : voilà un défi et une nécessité pour l’écrivain haïtien bilingue ! Et l’on admettra aussi avec Walter Benjamin « que toute traduction n’est qu’une façon en quelque sorte provisoire de s’expliquer avec l’étrangeté des langues. »[3]
La question du triangle de la création-traduction-édition
L’histoire de la littérature haïtienne contemporaine retiendra sans aucun doute quelques noms d’écrivains traducteurs qui ont, de manière significative, marqué la production créolophone par leurs empreintes. Et je ne peux m’empêcher de citer, en termes d’exemples, Gary Victor et Guy Régis Jr qui ont traduit respectivement Le Petit Prince de Saint-Exupéry[4] et L’étranger de Camus[5] en créole haïtien. A propos de ces deux auteurs, l’on retiendra que leurs travaux et/ou leur démarche de traduction d’œuvres littéraires d’écrivains étrangers ont été soutenus par des institutions de l’état (La Direction Nationale du Livre, pour l’un, et les Presses Nationales d’Haïti, pour l’autre). En dehors de ces initiatives rarissimes appuyées par le secteur public, des tentatives privées en matière d’édition d’œuvres littéraires francophones traduites en créole haïtien m’échappent.
Quoi qu’il en soit, pour l’écrivain haïtien bilingue, une juste distribution des deux langues à travers des œuvres de création suppose également, à mon humble avis, une mise à l’épreuve de ses propres écrits dans une mise en écho ou en correspondance des deux langues, jouant chacune, de façon continuelle et alternée, les rôles de langue d’origine et de langue cible. Translitération et auto-traduction participent donc du combat légitime pour un traitement équitable des deux langues dans le domaine de la création littéraire. Dès lors, « la tâche du traducteur peut être saisie comme une tâche propre, distincte nettement de celle de l’écrivain. Elle consiste à trouver dans la langue dans laquelle elle traduit l’intention à partir de laquelle l’écho de l’original peut être éveillé dans cette langue. »[6] Dans cet ordre d’idées, Les affres d’un défi[7] de Frankétienne n’est pas tout à fait une traduction francophone de Dezafi[8], l’œuvre créolophone première, mais plutôt « une authentique création dans l’aventure de l’auteur », si l’on tient compte de la note de l’éditeur en quatrième de couverture. Toutefois, l’essentiel demeure : l’existence de deux œuvres authentiques quasi semblables, dans les deux langues de l’auteur, mises en avant par deux éditions considérables.
L’exemple de la publication de ces deux ouvrages de Frankétienne par deux maisons d’éditions étrangères nous incite à poser les questions épineuses de l’édition et de la distribution des œuvres d’auteurs haïtiens bilingues auto-traduites, translitérées ou traduites, dans des conditions hasardeuses qui échappent quasiment à toute politique éditoriale nationale. A cette phase de ma méditation, je me permets de prendre appui sur ma modeste expérience, avant toute réflexion ou proposition en ce sens.
La conscience de l’écriture créole en tant qu’acte d’imaginaire s’est installée en moi hors d’Haïti – en Martinique (2004-2008), au fur et à mesure que je sentais cette langue me fuir ou l’inverse. C’est la genèse de ma tentative d’écriture d’une composition poétique que j’avais choisie d’intituler Lang nou souse nan sous. Au fil du temps, la conscience d’être dans un ailleurs francophone (la France, 2008-2011) m’a rappelé à l’ordre de mes deux langues. Ainsi est née la composition bilingue : Lang nou souse nan sous – Notre langue se ressource aux sources.[9] Un choix judicieux selon mon éditrice parisienne qui bénéficiera de l’aide du Centre National du Livre de France pour la publication, avec une préface du linguiste-terminologue Robert Berrouët-Oriol et d’une postface de Dominique Fastier, Professeur de linguistique.
Cette expérience a conforté ma conviction selon laquelle, une « Francocréolophonie » littéraire haïtienne, renforcée et équilibrée par des preuves littéraires et éditoriales audacieuses, peut propulser la langue créole au même rang que la langue française. Autrement dit, s’il arrive à ces deux langues miennes, sur le plan littéraire, d’être représentées à travers des publications sérieuses et (plus ou moins) reconnues, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur d’Haïti, il n’y a aucune raison que ces deux langues miennes ne soient également bien considérées tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays. Suivant cette logique, une compagnie théâtrale française me commande en 2012 deux pièces courtes qui devaient être représentées dans un festival, et publiées par leur maison d’éditions ; toujours animé par ma conviction, je leur livre les textes français accompagnés de leurs frères créoles : Magdala ou les débordements de l’eau / Magdala oubyen kannale desann et Marques déposées / Depotwa Mak.[10] Bingo ! Le créole se met sur les mêmes pages d’égalité auprès du français.
Et comme autre preuve mienne de cette idée de juste distribution des deux langues à travers des œuvres de création (ou de critique), j’invite le lecteur curieux à lire « Mise en orbite d’un beau conflit » / « Yon bèl batay k’ap met sou pye »[11] en se référant au lien suivant : http://www.potomitan.info/ayiti/desrivieres/conflit.php
Après tout
Sachant qu’une méditation suit toujours des chemins à la fois cahoteux, lumineux et spontanés, il serait difficile et aberrant pour moi de conclure par une réponse irrévocable sur l’aménagement ou le développement du créole et du français dans le champ des lettres haïtiennes. En revanche, puisque j’ai signifié, presque au début de cette esquisse réflexive, mon attachement à l’expérience de Georges Castera fils en matière d’écriture en langue créole, j’aimerais terminer en soulignant la dimension bilingue de son œuvre poétique, tout en m’appuyant sur celle-ci comme base possible d’un projet de juste distribution des deux langues à travers des œuvres de création traduites ou translitérées, pouvant servir de référence au cadre d’un vaste projet éditorial, s’inscrivant dans une éventuelle politique nationale que les secteurs privés et/ou public haïtiens pourraient appuyer.
Rappelons que Georges Castera fils pratique et assume le bilinguisme d’autonomisation. Autrement dit, il crée et publie dans les deux langues séparément. Ce qui me porte à soutenir l’idée qu’un travail de traduction et/ou de translitération peut être essentiel, concernant ses œuvres écrites dans les deux langues. Ainsi, il serait agréable et pertinent pour l’éventuel lecteur francophone, créolophone ou francocréolophone de lire, dans de nombreuses publications bilingues de qualité, des œuvres originales du poète qui honorent le maillage de ses deux langues et enrichissent le répertoire national de son pays, en même temps.
Quant aux acteurs pouvant aider au succès de cette éventuelle politique nationale autour de ce vaste projet éditorial de traduction d’œuvres littéraires haïtiennes – du français au créole ou du créole au français – que nous appelons de nos vœux, gageons que de nombreux auteurs appliqués et impliqués ainsi que de nombreuses structures telles les équipes de la revue Demanbre et de l’Atelier du Jeudi soir, animés par Lyonel Trouillot, seraient déjà sur pied de guerre afin de relever un tel défi. Ainsi, l’état haïtien, en collaboration avec des traducteurs et/ou des créateurs-traducteurs, citoyens engagés, ferait œuvre qui vaille, dans l’esprit du protocole d’accord (apparemment caduc) signé au salon du livre de Paris 2011, entre le Centre National du Livre (CNL) et les éditions de l’Université d’Etat d’Haïti, lequel accord prévoyait la traduction d’une centaine d’œuvres classiques francophones en créole haïtien, en vue de renforcer et d’améliorer le répertoire littéraire créolophone national.
Après tout, qu’il y ait lieu de motiver la marche ou l’avancée du créole au rythme du français, selon des méthodes et des stratégies objectives ou subjectives, il ne demeure pas moins vrai que les deux langues sont désormais condamnées à faire bon ménage en Haïti, ad vitam aeternam… Ce qui n’empêche guère une motivation et une vigilance accrues de toutes les sentinelles.
NOTES
[1] Conjonction N° 195, juillet-août-septembre 1992; N°196, octobre-novembre-décembre 1992.
[2] BENJAMIN, Walter, Expérience et pauvreté suivi de Le conteur et La tâche du traducteur, Paris, Editions Payot & Rivages, 2011, p.115, 116. Traduction inédite de l’allemand par Cédric Cohen Skalli.
[3] Ibid., p. 121.
[4] SAINT-EXUPERY, Antoine (de), Ti Prens la, traduit en créole haïtien par Gary Victor, Port-au-Prince, La Direction Nationale du Livre, 2010.
[5] CAMUS, Albert, Etranje ! traduit en créole haïtien par Guy Régis, Port-au-Prince, Près Nasyonal d’Ayiti, 2008.
[6] BENJAMIN, Walter, Op. Cit., p. 124, 125.
[7] FRANKETIENNE, Les affres d’un défi, Jean-Michel Place, Paris, 2000.
[8] FRANKETIENNE, Dezafi, Vents d’Ailleurs, Chateauneuf-le-Rouge, 2002
[9] DESRIVIERES, Jean Durosier, Lang nou souse nan sous – Notre langue se ressource aux sources, composition poétique bilingue. Illustrations de Valérie John. Paris, Caractères, 2011.
[10] DESRIVIERES, Jean-Durosier, Magdala et Marques déposées, Editions de la Gare, Vitry-sur-Seine, 2012. Les Petites Comédies de l’Eau, créées par la Compagnie de la Gare, dans le cadre du Festival de l’Oh, à Paris, mai 2012.
[11] In Meeting n° 1 – textes bilingues, « Comme en Quatorze », Editions meet, 2013, p. 27-36.