Remarques terminologiques à propos de « argent mobile »,
« paiement mobile » et « banque mobile »
Par Robert Berrouët-Oriol
Montréal, le 3 octobre 2017
Un récent article du Nouvelliste, « Inclusion financière : Digicel et Mon Cash sont en train de montrer la voie », paru en Haïti le 4 juillet 2017, a retenu l’attention de plusieurs observateurs. Suite à cette publication, des internautes nous ont demandé d’éclairer la validité terminologique des termes « argent mobile », « paiement mobile » et « banque mobile ».
1.- Contexte d’utilisation du terme « argent mobile »
Situant le terme « argent mobile » dans un environnement phrastique tout à fait grammatical, l’auteur de l’article, Patrick Saint-Pré, pose qu’« En 2015, Digicel a relancé et remanié son service d’argent mobile afin de mieux répondre aux besoins du marché, en changeant le nom de TchoTcho en Mon Cash. » L’article cible la notion d’« argent mobile » en fournissant d’utiles explications relatives au procédé mis en œuvre, soit le « paiement mobile ». De manière pertinente, l’auteur précise qu’« Environ 80% de la population adulte n’est pas encore bancarisée. Le potentiel de l’argent mobile pour soutenir l’inclusion financière en Haïti est donc énorme et représente une alternative peu coûteuse, efficace et sûre. »
En français, la principale source accessible en ligne et portant sur la notion d’« argent mobile » figure dans le document « Mobile money for the unbanked » / « Promouvoir l’utilisation des services d’argent mobile auprès des personnes non bancarisées ». Non daté, ce document a été produit par la GSM Association (GSMA), une institution qui représente près de 800 opérateurs de téléphonie mobile à travers 220 pays. L’« argent mobile » est très répandu dans nombre de pays, notamment en Afrique où il est accessible à des milliers de personnes exclues du secteur bancaire formel.
En ce qui a trait à la définition du terme, le site ITU News consigne ce qui suit : « L’« argent mobile » désigne l’ensemble des transactions et services financiers accessibles grâce à un appareil mobile, par exemple un téléphone portable ou une tablette. Ces services peuvent être directement liés à un compte bancaire, ou pas. Ainsi, grâce à cette technologie, il est aujourd’hui possible de créditer son appareil mobile, d’y conserver ses cartes de crédit et ses coupons de réduction, d’accéder à son compte bancaire et d’effectuer des paiements, comme on le ferait avec un porte-monnaie classique. L’argent mobile pourrait bientôt transformer notre façon d’acheter des biens et des services. »
2.- Le terme « argent mobile » dans les banques de données terminologiques et les dictionnaires traductionnels en ligne
La banque de données terminologiques du gouvernement fédéral canadien, Termium Plus, ne consigne aucune information sur « argent mobile », « mobile money » et « paiement mobile ». Le Grand dictionnaire terminologique, la banque de données terminologiques de l’Office québécois de la langue française, consigne un seul dossier sur « paiement mobile », équivalent français des termes « mobile payment », « m-payment » et « mobile money transfer » : il s’agit du « Versement d’une somme d’argent en échange d’un bien ou d’un service, réalisé avec un appareil mobile. »
Le terme anglais « mobile money » est attesté dans plusieurs dictionnaires traductionnels en ligne, notamment dans Linguee.fr avec des équivalents tels que «argent mobile », « transfert d’argent par téléphone », « services bancaires par téléphonie mobile ». Linguee.fr, pour « mobile money » donne également accès, dans des séquences du type « Mobile Money Transfer service », à des équivalents notionnels tels que « service mobile de transfert de fonds » appartenant à l’aire sémantique de « argent mobile ». Pour la variante orthographique « mobile-money-transfer service », il propose aussi l’équivalent « transfert d’argent par téléphone portable ».
Il est intéressant de noter, une fois de plus, que la réalité économique (ou technologique) s’exprime plus rapidement que sa codification terminologique : la factualité que recouvre le terme « argent mobile » s’implante plus vite que les études terminologiques ou dictionnairiques dédiées à ce phénomène. Ainsi, le « Glossaire – Banque au quotidien et crédit » (2010) du Comité consultatif du secteur financier (CCSF) de France ne comprend aucun dossier consacré au terme « argent mobile » alors même que le dictionnaire traductionnel en ligne Reverso précise, à l’entrée « argent mobile », que l’« On compte environ 130 initiatives en matière d’argent mobile à travers le monde. »
En revanche, le dictionnaire en ligne Reverso consigne, dans une aire sémantique apparentée, le terme « mobile banking » dont l’équivalent français est « banque mobile » ou « banque itinérante », ce dernier suggérant que la « banque mobile » suit à la trace l’itinéraire de l’usager non « bancarisé ». Pareille extension sémantique est fort intéressante car elle suggère que c’est la banque elle-même, en tant qu’institution, qui se déplace, qui devient « mobile » alors que traditionnellement c’est l’usager qui avait l’habitude de se déplacer pour accéder aux différents services bancaires : « Les pays d’Afrique avaient assumé un rôle de pionnier dans le domaine de la « banque mobile » et d’autres types de transactions électroniques réalisables à partir de téléphones cellulaires. »
Dans l’ensemble compris comme une aire sémantique apparentée, le terme anglais « mobile banking » draine également, toujours selon le dictionnaire traductionnel en ligne Reverso, toute une série d’équivalents français fort intéressants : on notera ainsi l’état d’avancement et l’accélération des « services bancaires sur mobile », des initiatives comme les « services bancaires » et les « transactions par téléphonie mobile » car la plupart des grandes banques offrent maintenant des « services bancaires mobiles » par téléphone cellulaire numérique et autres appareils sans fil, soit des « services bancaires fournis par téléphonie mobile » ou « banque itinérante ».
On appréhendera l’immense potentiel économique de cette nouvelle structuration des services bancaires aux particuliers en prenant en compte que des milliers d’usagers, en Haïti, ne sont pas « bancarisés » –au sens néologique de « n’ayant pas accès au système bancaire formel »–, et sont encore privés des services de base que l’État ne fournit pas, notamment l’électricité permettant d’accéder, depuis le domicile, aux services bancaires en ligne.
3.- Et le créole dans tout ça ?
L’arpentage terminologique des termes « argent mobile », « paiement mobile » et « banque mobile » renvoie, dans le cas d’Haïti, à la problématique de la traduction générale et spécialisée vers le créole puisqu’il est conforme à la réalité de poser que la majorité des usagers de ces transactions électroniques sont des unilingues créolophones ou des bilingues créole français dont la compétence linguistique en français est toute relative. Cette problématique générale de la traduction vers le créole est consignée dans notre étude « Les grands chantiers de la traduction en créole haïtien », qu’il importe de mettre en regard avec la vision que nous avons élaborée dans le texte « Les grands chantiers de l’aménagement linguistique d’Haïti (2017 – 2021) ».
Car il n’existe pas encore en Haïti une autorité scientifique de référence –linguistique et terminologique–, émanant d’une politique linguistique d’État capable de proposer les balises contraignantes de l’activité terminologique en créole dans l’Administration publique, dans le secteur des services et dans le système scolaire. C’est d’ailleurs, entre autres, en raison de cette immense lacune d’aménagement linguistique que nous avons récemment institué un « Plaidoyer pour la création d’une Secrétairerie d’État aux droits linguistiques en Haïti » (Le National, 17 avril 2017), plaidoyer auquel est lié notre « Nouvel éclairage sur l’aménagement du créole en Haïti » (Le National, 3 septembre 2017).
En changeant le nom de « TchoTcho » en « Mon Cash » (avec un « C » majuscule fautif dans cette dénomination), la Digicel effectue certainement une opération de marketing financier et, de manière collatérale, un transfert terminologique qui peut paraître douteux au plan linguistique. En effet, l’expression « Tchotcho » est bien connotée en créole comme en français en Haïti, et l’on ne saisit pas bien les traits sémantiques pouvant justifier le choix de « Mon Cash » pour rendre la réalité de l’« argent mobile » et du « paiement mobile ». Le trait sémantique « mobile » ne figure pas du tout dans « Mon Cash », terme fort éloigné du processus électronique du « paiement mobile ». Un traducteur, en Haïti, nous suggère l’équivalent créole « Tchotcho mobil » [Tyotyo mobil] en lieu et place de « Mon Cash ». Cette piste semble intéressante et elle devrait sans doute être soumise à la discussion parmi les langagiers.