LE « MARCHÉ LINGUISTIQUE » HAÏTIEN :
FONCTIONNEMENT, IDÉOLOGIE, AVENIR
Hugues Saint-Fort
New York, mai 2014
L’auteur
HuguesSaint-Fort a obtenu un doctorat de linguistique à l’université René Descartes,Paris V et enseigne le français à la City University of New York (CUNY). Sesrecherches portent sur la création lexicale en créole haïtien, le phénomène desalternances codiques en anglais et créole haïtien et l’évolution de lalittérature haïtienne dans l’émigration nord-américaine. Intervenant de premierplan sur les forums haïtiens de discussion, il a publié plusieurs articles etcomptes rendus sur ces sujets dans des revues telles que The French Review,Études créoles, Journal of Haitian Studies. Hugues Saint-Fort est l’auteur del’étude « Creole-English Code-Switching in New York City »paru dans The haïtian creole language. History, structure, use, andeducation, New York, Lexington Books, 2010, sous la direction d’ArthurK. Spears et de Carole B. Joseph. Son livre Haïti : questions de langue,langues en questions est paru en 2011 aux Éditions de l’Université d’Étatd’Haïti.
(Sources : revue Cultures Sud, Paris, et Robert Berrouët-Oriol, Montréal)
Le concept de « marchélinguistique » a été introduit en France vers la fin des années 1970 parle célèbre sociologue et philosophe français Pierre Bourdieu (1930-2002). Ceconcept n’est peut-être pas aussi connu que d’autres concepts bourdieusiens,comme le capital (culturel, social, symbolique), l’habitus, le champ, lareproduction, la violence symbolique, la distinction… mais il occupe une placefondamentale dans la réflexion de Bourdieu sur la langue. C’est dans son livreinoubliable Ce que parler veut dire (1982) sous-titré« L’économie des échanges linguistiques » que Bourdieu a développé ceconcept apparu pour la première fois dans un exposé fait à l’Université deGenève en décembre 1978 puis repris dans son livre Questions deSociologie(1980).
Pour Bourdieu, « il ya marché linguistique toutes les fois que quelqu’un produit un discours àl’intention de récepteurs capables de l’évaluer, de l’apprécier, et de luidonner un prix » (pg.123). Le mot de marché chezBourdieu ne doit pas être pris dans son sens strictement économique de lieupublic où se négocient des marchandises. Il peut renvoyer aussi bien, nous ditBourdieu, à la relation entre deux ménagères qui parlent dans la rue, qu’àl’espace scolaire, ou la situation d’interview par laquelle on recrute lescadres. Bourdieu affine sa réflexion en disant ceci : « Cequi est en question dès que deux locuteurs se parlent, c’est la relation objectiveentre leurs compétences, non seulement leur compétence linguistique (leur maîtrise plus ou moins accomplie du langage légitime) mais aussi l’ensemble deleur compétence sociale, leur droit à parler, qui dépend objectivement de leursexe, leur âge, leur religion, leur statut économique et leur statutsocial… » Tout au long de son texte dans Questions desociologie, Bourdieu revient sur la notion de competence,(compétence, en français) l’un des termes clés de la grammairegénérative du linguiste américain Noam Chomsky qui désigne la faculté propreau locuteur d’une langue de créer et de comprendre des phrases,parmi lesquelles des phrases qu’il n’a jamais entendues auparavant. La competence (compétence)chomskyenne désigne aussi la connaissance qu’un locuteur possède de ce quiconstitue une phrase grammaticale ou agrammaticale d’une langue donnée.
Par exemple, un locuteurcréolophone haïtien reconnaitra tout de suite que la phrase Likouri lan lari an est une phrase grammaticale[1] kreyòlmais que la phrase *Lan kouri an li lari (il estconventionnellement accepté par la très grande majorité des linguistes quel’astérisque est utilisé pour marquer des phrases agrammaticales dans une langue)est une phrase agrammaticale en kreyòl, bien que tous les mots qui la composentsoient des mots kreyòl. Il faut préciser cependant que la compétencedu locuteur au sens chomskyen du terme ne relève pas dece que Bourdieu appelle le marché linguistique car ce sont deuxphénomènes différents.
En effet, pour Chomsky, lacompétence se réfère à ce qu’il appelle « the language faculty of thebrain » (Chomsky 2000 : 27) (la faculté de langage inhérenteau cerveau) [ma traduction]. Le célèbrelinguiste américain défend l’idée que « the faculty of language canreasonably be regarded as a ‘language organ’ in the sense in which scientistsspeak of the visual system, or immune system, or circulatory system, as organsof the body. Understood in this way, an organ is not something that can beremoved from the body, leaving the rest intact. It is a subsystem of a morecomplex structure. » (Chomsky 2000 : 4). (On peut raisonnablement considérer la faculté de langage comme un‘organe de langage’ au sens où les scientifiques parlent d’un système visuel,ou d’un système immunitaire, ou d’un système circulatoire, en tant qu’organesdu corps. Compris de cette façon, un organe n’est pas quelque chose qui peutêtre retranché du corps, laissant le reste intact. C’est un sous-système d’unestructure plus complexe. » [ma traduction] Plus loin, Chomsky dit que« the language organ is like others in that its basic character is anexpression of the genes » (Chomsky 2000 : 4). (L’organe de langageest comme les autres organes en ce sens que son caractère de base est uneexpression des gènes) [ma traduction].
Le marché linguistique, ausens où l’entend Bourdieu, est un phénomène sociolinguistique qui ne peut êtrecompris dans le même sens que cette faculté de langage inhérente aucerveau dont nous venons de parler. Il faut comprendre « marché »dans le sens de « toute pratique symbolique ayant un caractèresocial. » (Bourdieu 1982 : 35). « Toutesituation linguistique fonctionne donc comme un marché sur lequel le locuteurplace ses produits et le produit qu’il produit pour ce marché dépend del’anticipation qu’il a des prix que vont recevoir ses produits. » Donc,le concept de marché linguistique est une métaphore qui décrit la compétitionqui se déroule entre les langues au sein d’une société.
Compétence et capitallinguistique
C’est seulement dans la mesureoù fonctionne pour elle un marché linguistique que la maîtrise de la languepossède une valeur. « …une compétence sans marché devient sansvaleur ou, plus exactement, cesse d’être un capital linguistique pour devenirune simple compétence au sens des linguistes. Dans l’optique deBourdieu, la notion de compétence va de pair avec la notion de capitallinguistique. Le capital linguistique est une composante du capitalculturel, c’est-à-dire tout un ensemble d’acquisitions sociales comme lesdiplômes, les codes culturels, les façons de parler, les accents… Pour l’auteurde La Distinction (1979), parler de capital linguistique, c’estdire qu’il y a des profits linguistiques. Dans ces situations de profitslinguistiques, la fonction première du langage, la fonction decommunication, « peut ne pas être du tout remplie sans que safonction réelle, sociale, cesse d’être remplie pour autant ; lessituations de rapports de force linguistiques sont les situations danslesquelles ça parle sans communiquer, la limite étant la messe…Ce sont des casoù le locuteur autorisé a tellement d’autorité, où il a si évidemment pour luil’institution, les lois du marché, tout l’espace social, qu’il peut parler pourne rien dire, ça parle. »
La situation sociolinguistiquehaïtienne nous fournit une excellente illustration d’une situation de profitslinguistiques. On sait en effet que l’une des caractéristiques de la situationhaïtienne consiste en l’existence d’une forteinégalité institutionnelle entre les deux langues dans lasociété haïtienne. Malgré la promotion relativement récente du kreyòl en tantque l’une des deux langues officielles de la République (l’autrelangue officielle étant le français), les locuteurs du français et leslocuteurs du kreyòl ne sont pas égaux sur le marché linguistiquehaïtien. La langue française qui est parlée et écrite à des degrésdivers par un faible pourcentage de la population haïtienne (moins de 10%)fonctionne pourtant comme la langue dominante sur le plan social, prestigieuse,appréciée, tandis que le kreyòl qui est la langue première (L1) de tous lesHaïtiens nés et élevés en Haïti reste généralement minoré, déprécié et dépourvude tout prestige social malgré les avancées importantes qu’il a accomplies aucours de ces trente dernières années.
Les deux langues qui setrouvent sur le marché linguistique haïtien, le français et le kreyòl, ne sontdonc pas égales au départ (c’est-à-dire sur le plan historique). Ayant prisnaissance dans des plantations et dans des conditions de contacts linguistiquesdéfavorables (maîtres européens parlant une langue qui connotepouvoir, autorité et domination totale face à des esclaves africains parlantune langue qui connote subordination et esclavage), le kreyòlsemblait condamné dès le départ à n’être qu’un produit inférieur. Deplus, les rapports de force qui sous-tendent leur usage font que producteurs(c’est-à-dire les locuteurs) et produits (c’est-à-dire les langues utilisées)ne sont pas mis sur le même pied. Face au kreyòl, langue dominée socialement,langue officielle seulement sur le papier, mais véritablement langue légitimeressentie comme telle par la majorité des locuteurs natifs, se dresse lefrançais, langue co-officielle de la République, socialement langue dominante,et perçue traditionnellement comme la langue qu’il fallait parler danscertaines situations (discours officiels, l’école, rencontresinattendues…). Sur le marché linguistique haïtien, la capacité plusou moins maîtrisée à parler français confère de la valeur à cettelangue qui représente un capital linguistique pour ses locuteurs. Il y a desprofits sociolinguistiques à tirer quand on est locuteur du français en Haïti.Par exemple, on peut avoir un certain accès à certains milieux sociaux, on peutbénéficier du label d’« intellectuel » (nous y reviendrons…), on peutmystifier beaucoup de personnes et gagner de l’argent à leurs dépens… Certainsparents d’origine populaire ou paysanne se sacrifient économiquement pour queleur progéniture « aille à l’école » afin qu’elle puisse« parler français », confondant ainsi parler la langue et recevoirdans cette langue une formation intellectuelle, un savoir, des connaissancesqui permettront de transformer la structure sociale haïtienne et améliorer laqualité de vie de l’homme haïtien. Sur le marché linguistiquehaïtien, la compétence parler français représente un« capital symbolique » dans la terminologie de Bourdieu.
Dans cette obsession à« parler français » sur le marché linguistique haïtien, la fonctionde communication de la langue se trouve complètement foulée aux pieds. Quand onparle français, on peut parler pour ne rien dire sur le marché linguistique haïtien parcequ’en ouvrant la bouche, le locuteur bénéficie d’un profit linguistique. Commele dit si bien Bourdieu dans son analyse générale, « le locuteurautorisé a tellement d’autorité, où il a si évidemment pour lui l’institution,les lois du marché, tout l’espace social, qu’il peut parler pour ne riendire… » On n’a qu’à relire pour s’en convaincre les discoursofficiels du dictateur François Duvalier ou de son fils Jean-Claude ou lamajorité des textes écrits par les « hommes du pouvoir »au cours des cinquante dernières années.
Qui considère-t-on comme« intellectuel » en Haïti ?
Une autre illustration desprofits linguistiques qu’on peut gagner sur le marché linguistique haïtien ense servant du capital linguistique français réside dans le « grade »d’intellectuel que l’on acquiert. Je rappelle à ce propos la pièce de théâtrecélèbre Pèlen Tèt du grand écrivain haïtien Frankétienne(1978) où il met dans la bouche de Piram, l’un des deux personnages de lapièce, cette description des intellectuels haïtiens :
« Nou menm entèlektyèlnèg sèvo gran Konoso ! Nou konn pouse moun fè tenten ! Nou palebwòdè, simen bèl fraz, detaye analiz lojik, vide diskou gramatikal zewo fot.Men, fout, tonnè boule mwen ! Sa sèlman nou pwòp. Pawòl kraponnay !Mache zepòl kwochi lan tout lari ak yon valiz chaje ak dokiman kanni ; yonvès kwoke sou do nou tout lasent jounen. Tikrik-tikrak : « Je demandela parole, je voudrais, j’estime que…et cætera. » Nou pap leve ni lou, nilejè. Nou p ap fè anyen. Pawòl anpil. Pawòl van. Nou menm entèlektyèl akpolitisyen lavil ki responsab depi tan binbo tout dezagreman lòbèy tchouboumlan peyi Dayiti. »
(« Vous autresintellectuels, nègres au niveau de grand connaisseur ! Vous savez pousserles gens à faire des bêtises ! Vous parlez avec pédanterie, vous servez debelles phrases, vous détaillez des analyses logiques, vous répandez desdiscours de grammaire sans aucune faute. Mais, que le tonnerre me tombedessus ! C’est votre caractéristique essentielle ! Parole pour fairepeur ! Les épaules penchées à travers toutes les rues, une valise chargéede documents défraîchis, une veste suspendue à votre dos toute la sainte etbonne journée. Pour un rien : « Je demande la parole, je voudrais,j’estime que… et cætera. » Vous ne soulevez aucune charge, ni lourde, nilégère. Vous ne faites rien. Parole en abondance, c’est vous les responsables,depuis les commencements immémoriaux, de tous les désordres, de tous lesconflits et de tous les désastres au pays d’Haïti. ») Traductionde Michèle Montas, dans Conjonction, revuefranco-haïtienne, Port-au-Prince, février 1979, #141-142, p.74.
En revanche, tel qu’il estcompris en Haïti, (mais ce n’est pas mon interprétation) être unilingue kreyòlsur le marché linguistique haïtien semble ne représenter presque rien du tout.Ce type de locuteur ne sera jamais qualifié d’intellectuel parce que la languedans laquelle il s’exprime ne possède pas de capital linguistique, donc nepossède pas de valeur sur le marché. Il est important ici de préciser mapensée par rapport à ce que je viens de dire. Dire que la languekreyòl ne possède pas de valeur sur le marché linguistique haïtien doit secomprendre avant tout dans le cadre del’opposition dominants/dominés, qui structure l’analyse du mondesocial haïtien. Il est évident que la langue kreyòl, de par saqualité d’outil de fonctionnement de tous ou presque de tous lesrapports sociaux en Haïti, possède une valeur incontournable. Cen’est pas par hasard que le kreyòl est la langue première de tousles locuteurs haïtiens nés et élevés en Haïti. Il est douteuxqu’un locuteur non créolophone et totalement livré àlui-même puisse fonctionner d’une manière régulière dans lesinteractions complexes de la vie quotidienne àPort-au-Prince ou dans d’autres villes haïtiennes.
Les rapports de forceobjectifs qui s’exercent sur le marché linguistique haïtien sont donc desrapports de domination linguistique. Bien que le locuteur unilingue kreyòl nesoit pas placé tous les jours dans des situations officielles où il doit faireface à un locuteur bilingue français-créole, il peut arriver que cela seproduise un jour. Dans ce cas, le locuteur unilingue kreyòl n’est pas obligé decommuniquer en français puisque le bilingue français-kreyòl peut communiqueraussi en kreyòl. Cependant, dans ces types de situationlinguistique, les effets de domination se manifestent clairement et ce sont lesvaleurs dominantes qui triomphent. L’insécurité linguistique du locuteur créolophoneunilingue atteint son paroxysme et se traduit par des réalisationsphonologiques et syntaxiques qui peuvent provoquer l’hilarité de la part deceux qui sont présents et qui ne se rendent pas compte des enjeux se déroulantdevant leurs yeux. Rappelons que la notion d’insécurité linguistique estutilisée principalement en sociolinguistique pour caractériser des attitudeslinguistiques présentes chez certains locuteurs qui ont conservé des sentimentsnégatifs à l’égard de leur langue native ou certains aspects de cette langue.Ils manquent d’assurance par rapport à la valeur de la variété linguistiquedans laquelle ils s’expriment. En conséquence, ils modifient leur façon deparler afin de se rapprocher, pensent-ils, des formes utilisées par les locuteursde la variété prestigieuse. La conséquence de ce comportement linguistiqueconduit au phénomène que les linguistes ont désigné sous le nomd’hypercorrection.
Insécurité linguistique enHaïti
Le romancier Justin Lhérisson(1876-1907), dans son célèbre roman La famille des Pitite-Caille publiépour la première fois en 1905[2], fournit demultiples exemples d’insécurité linguistique quand il fait parler certains deses personnages. Par exemple, le dénommé Boutenègre dans unede ses répliques à Éliézer Pitite-Caille, dit à ce dernier : « Jésais cé qué jé dis. Mon opinion, c’est qué quand in homme fait la polutique, lidoué marré rein li. Ine fois dans lé feu, li doué combatt jisqu’au déniercatouche… »
En mettant de côtél’orthographe adoptée dans ce texte car l’orthographe n’est pas dutout l’objet de notre étude aujourd’hui, remarquons que Lhérisson fait dire àBoutenègre « polutique » au lieu de « politique » parceque ce dernier croit que la voyelle antérieure arrondie française représentéepar le symbole /y/ dans l’alphabet phonétique international (API) mais notéepar la lettre « u » est le son correct dans cetteposition alors qu’il n’en est absolument rien. En effet, comme on lesait, dans le mot politique, c’est l’autre voyelleantérieure du système phonologique français, /i/, qui, par son traitde labialité, représente la réalisation acceptable. Ainsi, Boutenègre modifiesa façon de parler afin de se rapprocher, pense-t-il, de la forme utilisée parÉliézer Pitite-Caille et par des locuteurs de la variété prestigieuse. C’est unclair exemple d’hypercorrection.
Remarquons que quand Lhérissonfait dire à Boutenègre in homme, la nasalisation de la voyelle[] qui devient [] témoigne d’un phénomène d’évolution phonétiqueremarquable. En effet, nous savons que depuis de longues décennies, la voyellefrançaise qui est notée dans l’orthographe traditionnelle française un esten train de disparaitre de la prononciation courante en France hexagonale auprofit de la voyelle notée in. De nos jours, les locuteursfrançais hexagonaux ne font presque plus de différence entre brin et brun. Leslinguistes Léon et Bhatt (2009) expliquent que la disparition de la prononciationde la voyelle qui est notée in est due à une fréquenced’occurrence très basse dans le lexique français. Selon Léon (1966), elle étaitde 0.2% en 1966. En revanche, la voyelle notée in a unefréquence d’occurrence élevée de 4.5%. Donc, « l’opposition entre cesdeux voyelles a un rendement très faible. »(Léon et Bhatt 2009). L’unede ces deux voyelles a alors tendance à disparaitre. Est-ce que c’est le mêmephénomène qui se produit en kreyòl ?
Pour lire la totalité de cette étude au format PDF, cliquer plus bas sur le titre.—————————————-Cette étude a bénéficié de remarques et de commentaires apportés par mon ami et collègue linguiste, Michel DeGraff. Il est entendu que je suis le seul responsable des erreurs ou lacunes qui pourraient être contenues dans le texte.