L’aménagement du créole et du français en Haïti
doit-il inclure l’université ?
Par Fortenel Thélusma
I- Introduction
La cohabitation du créole et du français ne date pas d’hier même si les débats qu’elle suscite sont relativement récents. En fait, les premiers esclaves, appelés esclaves créoles ou « créolisés » au contact de leurs maîtres, parlaient français ou une variété très proche du français, selon R. Chaudenson cité par Hugues Saint-Fort. C’était la période de la société d’ « habitation ». Mais quand arrivaient les nouveaux esclaves, appelés esclaves bossales, il revenait aux premiers la responsabilité de les socialiser et de les intégrer. On était à ce moment-là à la phase de la « société de plantation ». Les nouveaux venus, beaucoup plus nombreux que les esclaves « créolisés », devaient se livrer aux durs travaux des champs.
Un bouleversement est donc survenu avec ce changement de rôle. Les nouveaux arrivants étant éloignés des Blancs ont donc moins de contact avec eux et ce sont ceux qui étaient dans la colonie depuis longtemps qui vont leur servir de modèles linguistiques. C’est ainsi qu’ils vont apprendre une langue approximative du français approximatif que leur ont transmis les esclaves créoles. C’est ce que Chaudenson appelle « l’autonomisation approximative de variétés de français elles-mêmes approchées ». Le processus de créolisation a pu commencer.
Mais, c’est tout un symbole. C’est le français que Dessalines, grand révolutionnaire devant l’éternel, a choisi d’utiliser pour la proclamation de l’acte de l’indépendance alors qu’il parlait créole ainsi que la société saint-dominguoise à cette époque. Et L’héritage devient lourd encore aujourd’hui : la langue française est réservée à une infime partie de la population alors que la grande masse n’a accès qu’à la langue créole. La perception qu’ont certains Haïtiens vis-à-vis de leur langue maternelle vient peut-être de son origine, des conditions sociales de sa naissance. Mais ils oublient qu’ils s’identifient à cette langue compte tenu aussi de leur origine. L’étiquette de prestige qu’ils collent au français est à leur détriment. Linguistiquement parlant, il n’existe pas de langue inférieure ni de langue supérieure.
Le préjugé d’ordre « linguistique » traverse la société haïtienne et va commettre des dégâts jusqu’à l’intérieur de la salle de classe. On se rappelle cette période douloureuse où la langue maternelle de tous les Haïtiens nés et élevés en Haïti y était interdite. Les enfants qui l’utilisaient même dans la cour de récréation devaient porter un « symbole ». Punition sévère et humiliante consistant à mettre autour du cou une sorte de collier en bois, semblable à un « carcan » auquel étaient astreints les porcs emprisonnés dans leur pâturage. Il semble que la peine variait de région en région et donc prenait des noms différents, selon la pratique. Le « symbole » était connu dans le nord jusque dans les années 60. Ces jours-ci, des voix s’élèvent qui posent avec insistance le problème de l’aménagement du créole et du français en Haïti. Doit-on l’aborder sans y inclure l’université ? Pour tenter de répondre à cette question, après une mise au point sur la question du bilinguisme, on expliquera la place du créole et du français dans la réforme Bernard, on s’arrêtera ensuite sur la réalité de l’enseignement du créole et du français dans l’enseignement avant d’exposer les conséquences de cet enseignement.
II- Le créole et le français dans la réforme Bernard
Si le créole a obtenu le statut juridique grâce à la constitution de 1987 qui l’a consacré avec le français langue nationale et langue officielle, la réforme Bernard leur avait déjà accordé un statut particulier. Et le créole allait se procurer une place pour la première fois à l’école haïtienne. En effet, cette langue devient instrument et objet d’enseignement- apprentissage durant les quatre premières années de l’école fondamentale. Cette mesure visait plusieurs objectifs parmi lesquels celui de freiner la déperdition scolaire, celui d’alphabétiser les masses et de favoriser le bilinguisme français-créole. Loin d’éliminer le français, comme voulaient le faire croire certains détracteurs de la réforme, celle-ci prônait un enseignement simultané des deux langues : le créole, langue maternelle, le français, langue seconde. De plus, le français écrit ne devrait être abordé qu’à partir de la 2ème année ; présent dès la 1ère année, l’oral donnerait les prérequis pour la suite de l’apprentissage. Enfin, en préconisant le bilinguisme français-créole, cette réforme jetait les bases d’une politique linguistique.
III- Faut-il un bilinguisme équilibré ou un bilinguisme fonctionnel ?
Il est tout de même important d’ouvrir une parenthèse sur un flou terminologique relevé dans les énoncés politiques relatifs à la justification des nouveautés d’ordre linguistique. En effet, le concept de bilinguisme équilibré est souvent utilisé dans certaines déclarations politiques quand les techniciens, les consultants, les élaborateurs de programme adoptent le concept de bilinguisme fonctionnel.
En fait, un bilinguisme équilibré créole –français supposerait que l’apprenant haïtien puisse utiliser le créole et le français avec les mêmes performances quelle que soit la situation de communication. Mission impossible. D’une part, il y a inégalité de compétence dans les deux langues : le créole est la langue maternelle de l’apprenant ; au moment d’entamer sa première année à l’école fondamentale, il est déjà locuteur de sa langue, alors qu’il va lier connaissance à l’école pour la première fois avec le français qui sera sa langue seconde plus tard. D’autre part, viser un bilinguisme équilibré renvoie à l’idée d’un locuteur idéal. Or celui-ci n’existe pas : quelqu’un qui parlerait la totalité de sa langue (toutes les variétés). Aucun locuteur ne possède un savoir linguistique intégral et homogène. Si tel est le cas pour le natif d’une langue donnée, ce sera encore pire pour lui d’atteindre un tel objectif dans l’apprentissage d’une langue étrangère au sens large du terme. Donc, quelqu’un né et élevé en Haïti ne peut prétendre parler une langue étrangère comme le locuteur natif, et ceci est vrai aussi pour le français. Le bilinguisme équilibré est une utopie.
Il serait, en définitive, plus réaliste d’envisager un bilinguisme fonctionnel. L’apprenant serait capable, selon le délai fixé dans les programmes, de communiquer dans les deux langues dans diverses situations, tout en sachant que le sujet parlant sera plus compétent et plus performant dans sa langue maternelle de manière générale.
IV – La réalité du créole et du français dans l’enseignement.
1- L’enseignement-apprentissage du créole
Tout comme pour le français, il existe un très grand écart entre les prescriptions de la réforme Bernard et la réalité de la salle de classe. Ces recommandations sont consignées dans les programmes de l’école fondamentale. La réforme ayant été boycottée durant l’année 1987-1988, de manière générale, l’enseignement-apprentissage s’opère en dehors de consignes pédagogiques uniformes, au gré des responsables des institutions scolaires. Toutefois, sont totalement absentes des données concrètes sur la progression des contenus et des apprenants, sur les objectifs fixés et atteints, les difficultés rencontrées, etc. C’est que la supervision pédagogique n’existe pas. Une seule certitude, c’est l’absence, dans les écoles, des programmes pédagogiques officiels de l’école fondamentale et leur non application. Aucune information sur la performance des apprenants en créole et en français à la fin du 1er cycle. En fait, ce cycle n’est pas évalué de manière officielle. L’évaluation officielle de la sixième année est suspendue depuis environ trois ans mais on dispose d’informations sur les tests administrés dans les années antérieures, de 1994 à 2014 pour la 6ème année, de 1994 à 2017 pour la 9ème année. Le point commun qui se dégage de ces examens est l’absence de l’oral. En réalité, il a été réhabilité dans les nouveaux programmes mais pas dans l’enseignement-apprentissage en salle de classe. Qu’il s’agisse du créole ou du français, la réforme Bernard met beaucoup l’accent sur l’oral. D’autre part, si beaucoup de tests de créole de 6ème AF montrent une certaine adéquation avec les programmes, notamment dans le cas de quelques thèmes du bloc communication écrite, la qualité des tests de neuvième année, parmi ceux que j’ai analysés (1) ne laissent pas la même impression.
Par ailleurs, pendant longtemps, l’enseignement du créole et du français s’arrêtait en 9ème AF. Ils sont inclus, officiellement, depuis seulement deux ou trois années, dans les programmes du nouveau secondaire qui peine encore à se mettre en place de façon définitive. Pour l’heure, on ne dispose d’aucune donnée de terrain permettant une évaluation de l’existant.
Au secondaire traditionnel qui n’est pas encore complètement mort, le créole ne figure même pas dans la liste des disciplines d’enseignement. Il est évident que les apprenants admis à l’université n’ont guère progressé en créole depuis la 9ème AF. En ce qui a trait à l’université, on n’est pas en mesure de prononcer un quelconque point de vue ni sur la quantité ni sur la qualité des cours de créole. On sait seulement que cette langue figure au programme de certaines universités comme l’Université d’Etat d’Haïti (U.E.H.) et l’Université Quisqueya (UNIQ).
L’enseignement de la première langue se réduit, dans la majorité des cas, à une peau de chagrin : grammaire de la phrase, orthographe. C’est le cas, en général, des enseignants non formés. Même dans la situation du petit groupe minoritaire qui s’y connait, la communication orale est traitée en parent pauvre. Ainsi, l’objectif initial de son utilisation dans l’enseignement comme langue de communication, ne saurait être atteint. Des étudiants à l’université, incapables de lire leur langue, déclarent ne l’avoir jamais étudiée à l’école fondamentale alors qu’ils ont dû l’affronter, au moins, aux épreuves officielles de 6ème et de 9ème AF. On pourrait douter, qu’après neuf ans à l’école fondamentale, un apprenant ne puisse au moins lire et écrire le créole. Mais les avis de voix autorisées parmi les enseignants de créole de profession confirment l’aveu de ces étudiants. Des apprenants peuvent manifester du mépris vis-à-vis du créole, d’autant plus que des parents le rejettent, ne lui reconnaissent aucune valeur. A côté de ce comportement de rejet, on peut poser certaines interrogations : Est-ce que la méthode utilisée de manière générale pour l’enseignement du créole est appropriée ? Si tous les enseignants de créole n’ont pas reçu une formation à cette fin, quel regard le Ministère de l’éducation nationale jette-il sur cet enseignement ?
2- L’enseignement-apprentissage du français
Des réflexions ont été produites ailleurs sur les résultats catastrophiques de l’enseignement-apprentissage du français en Haïti (voir Fortenel Thélusma, 2016). Plusieurs facteurs ont été considérés : la non application des programmes opérationnels de l’école fondamentale, absence de politique linguistique, le peu d’importance accordée à l’éducation, les méthodes d’enseignement -apprentissage utilisées, la formation des enseignants, etc. Après avoir montré les faiblesses de l’enseignement-apprentissage du français aux trois cycles de l’école fondamentale et, par ricochet, la piètre performance des apprenants, nous avons tenté une comparaison avec les apprenants arrivés au terme de leurs études secondaires. La recherche a pu démontrer que la compétence en français d’un apprenant ayant bouclé le 3ème cycle était sensiblement égale à celle d’un jeune arrivé en classes terminales, suivant le cursus du secondaire traditionnel. Dans ce sous-système, « seules quelques rares institutions, parmi celles considérées comme « les grandes écoles » proposent des cours de français […]. Ceux-ci sont remplacés par des cours de littérature qui, dans la majorité des cas, s’apparentent à des cours d’histoire littéraire ».
Comment est la situation du français à l’université ? Est-elle très différente par rapport au secondaire ? Au terme de quatre ans d’études à l’université, les jeunes sont-ils des francophones à part entière, capables d’assurer un minimum de communication en français sur un sujet de la vie quotidienne ? « […], au terme de leurs études secondaires, la majorité des apprenants haïtiens – ceux qui sont en contact avec le français essentiellement en milieu scolaire – éprouvent les plus grandes peines à communiquer dans cette langue, même à l’écrit qui semble être l’objectif prioritaire de son enseignement. C’est dans cette situation fragile d’une performance médiocre en français que nos bacheliers arrivent à l’université. Cette entité, elle-même, est-elle en mesure d’y apporter une correction ? […].
Ayant constaté le faible niveau en français des élèves arrivant à l’université, les responsables se sont entendus sur la nécessité d’utiliser un programme dit de « mise à niveau ». En réalité, il s’agit d’avantage d’un cours de grammaire selon le schéma traditionnel, dans la majorité des cas, que d’un véritable programme commun défini selon des objectifs précis et une méthodologie adaptée à la situation […] » (op. cit.). Il convient d’ajouter que si l’enseignement fondamental et l’enseignement secondaire ne s’améliorent pas, l’université ne recevra que des jeunes mal formés. Cette situation ne produira que des impacts négatifs sur l’enseignement supérieur et universitaire.
IV- Conséquences du mauvais enseignement du créole et du français.
Tout compte fait, c’est le reflet de la société haïtienne qui, en général, accorde peu de considération au créole. Les conséquences du rejet de la langue maternelle sont nombreuses. Il influe sur l’apprentissage de toutes les disciplines, y compris le créole et le français. Par ailleurs, le passage obligé du créole au français est conflictuel ; alors qu’il devait, suivant la réforme Bernard, faciliter l’apprentissage de la lecture et de l’écriture française, ce principe n’est même pas suivi dans beaucoup de cas. D’autre part, il provoque une sorte d’atrophie chez certains Haïtiens scolarisés qui, faisant de la langue seconde leur priorité, ne parviennent pourtant pas à la maîtriser et utilisent un discours en créole qui n’est qu’un mélange incongru des deux langues : un discours « bilingue » incompris des créolophones unilingues, qui ne fait progresser ni l’une ni l’autre. Enfin, à en croire certaines déclarations, comme celles des étudiants mentionnées plus haut suivant des cours à l’université, ils seraient des analphabètes en créole !
Parallèlement, la situation du français n’est guère rayonnante. A la lumière de la radiographie de l’enseignement-apprentissage du français en Haïti enregistrée dans l’ouvrage du même nom cité plus haut, on peut affirmer que l’école haïtienne a produit de nombreux francophones ratés. La capacité à comprendre et à produire un message à l’oral est le premier signe d’une compétence langagière. Or de manière générale, cette compétence fait défaut chez les apprenants, de l’école fondamentale jusqu’à l’université. En fait, la communication orale n’est ni enseignée ni apprise à l’école. Des jeunes tremblent, transpirent, peinant à répondre à des questions orales en français, pire encore lorsqu’il s’agit de présenter un exposé. Il convient d’ajouter que la pratique orale du français en Haïti est plutôt une denrée rare. Il n’est pas moins vrai que les jeunes accusent de très grandes faiblesses en communication écrite en dépit du fait que la grammaire parait être le leitmotiv de l’enseignement du français. Non que ce soit la volonté exprimée dans un quelconque document officiel mais l’importance, la place qu’elle occupe dans les salles de classe, la méthodologie utilisée, ne vont pas dans le sens d’un projet communicatif. Et l’opinion publique ne surveille que les « fautes » de grammaire. Enfin, dans ces conditions, une production écrite réussie n’est pas à la portée de tous. Cela dit, à côté d’une majorité de cas inquiétants, on peut toujours en compter d’autres, minoritaires, certes, mais qui tiennent bien leur statut de francophones.
V- Nécessité d’un aménagement linguistique en Haïti.
On l’aura compris, la situation décrite plus haut montre la claire nécessité d’un aménagement linguistique en Haïti. Il va de soi que celui-ci devra prendre pour base la réforme Bernard annonçant déjà une bonne vision en faveur d’une politique linguistique. Ensuite, vient le travail de recherche commandité par le MENJS en 1999 sur l’Aménagement linguistique en salle de classe. Il fournit des pistes importantes en rapportant l’avis de plusieurs acteurs (élèves, parents d’élèves, éducateurs). Enfin, seront d’un appui majeur les publications scientifiques les plus récentes, entre autres : Les grands chantiers de l’aménagement linguistique, 2017-2021, (R. Berrouët-Oriol), L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions, 2011 (sous la coordination de R. Berrouët-Oriol).
On rappellera que l’aménagement linguistique en Haïti n’est possible que dans le cadre d’une vraie réforme éducative tenant compte, entre autres facteurs, de l’amélioration de l’enseignement-apprentissage du créole et du français. Cette condition une fois posée, il ne suffira pas de présenter une simple répartition des deux langues selon le type d’activités. Il faudra, par exemple, préciser leur usage aux différents niveaux d’enseignement en tenant compte de leur statut (le créole, langue maternelle, le français, langue seconde), leur fonction de langues outil et objet. En outre, il ne peut être conçu sans la prise en compte de l’enseignement à l’université. L’enseignement –apprentissage des deux langues doit être obligatoire à tous les niveaux du système éducatif haïtien (fondamental, secondaire, universitaire, supérieur, technique et professionnel) suivant les méthodes mises ou à mettre en place. Enfin, Il ne peut se réaliser sans la volonté politique de jeter les bases d’une vraie démocratie en Haïti. L’aménagement du créole et du français en Haïti accordera une place particulière dans les institutions d’enseignement mais il traversera la communauté haïtienne dans toutes les interventions publiques.
Note
1 : quelques tests de 6ème et de 9ème AF sont analysés dans le manuscrit d’un ouvrage à paraître bientôt : « Le créole haïtien dans la tourmente ? Analyse, faits probants et perspectives ».
Présentation de l’auteur
Enseignant-chercheur, Fortenel THÉLUSMA est linguiste et didacticien du FLE. Il est l’auteur de :
– Eléments didactiques du créole et du français : Le cas de la prédication nominale, des verbes pronominaux et du conditionnel, Imprimerie Editions des Antilles S.A., Port-au-Prince, Haïti, 2009.
– L’enseignement-apprentissage du français en Haïti : constats et propositions, C3 Editions, 2016.
– Mon nouveau manuel de grammaire française, 5ème et 6ème AF, C3 Editions, 2016.
– Mon nouveau manuel de lecture française, 7ème et 8ème AF, C3 Editions, 2017.
À paraitre :
Le créole haïtien dans la tourmente ? Analyse, faits probants et perspectives.
Références :
Fortenel Thélusma (2016), L’enseignement-apprentissage du français en Haïti : constats et propositions, C3 Editions.
Fortenel Thélusma, Le créole dans la tourmente ? Faits probants, analyse et perspectives (à paraître bientôt).
Patrick Dahlet (1996) Le discours dans l’apprentissage des langues (notes de cours), U. A. G., Schoelcher, Martinique.
Hugues Saint-Fort (2017), « À propos de la genèse des langues créoles et du créole haïtien » in « La question linguistique haïtienne/ Textes choisis », Editions Zémès., CIDIHCA.
La réforme éducative / Éléments d’information, Département de l’éducation nationale, 1979.