Le Forum sur les « droits linguistiques » des enfants en Haïti : entre mal vision, vœux pieux et impuissance
Par Robert Berrouët-Oriol
Montréal, le 13 novembre 2016
Paru dans Le Nouvelliste, à Port-au-Prince, un article non signé Fowòm sou dwa lengwistik timoun lekòl daté du 7 novembre 2016 a retenu l’attention des lecteurs intéressés par la situation linguistique haïtienne. Il recense les résolutions du Forum du 10 septembre 2016 promu par l’ONG Akademi kreyòl autour du thème « An nou respekte dwa lengwistik timoun yo ! » et auquel ont pris part plusieurs institutions (ministère de l’Éducation, Faculté de linguistique, Ofis pwoteksyon sitwayen, etc.).
Dans un article publié par LeNational le 18 septembre 2016, « Les‘droits linguistiques des enfants’ en Haïti :mal-vision et aberration conceptuelleà l’Akademi kreyòl ayisyen », nousavons sonné l’alarme et démontré qu’en matière de jurilinguistique l’idée de « droits linguistiques » des enfants est une aberration et qu’il n’y a pas en Haïti de droits langagiers spécifiques aux… enfants, aux maçons, aux évangélistes ou aux madan sara…
À lire lesrésolutions du Fowòm sou dwa lengwistik timoun lekòl, le profane pourrait croire que les intervenantss’engagent dans un véritable processus d’aménagement linguistique… Il faut doncprendre toute la mesure d’un tel paraventpour en déceler l’effet-mirage… Ainsi, les résolutions de ce Forum alimententla persistance d’une mal vision défendueen premier lieu par l’Akademi kreyòl quant aux pseudo « droitslinguistiques » des enfants en Haïti. Illustration.
1.- Les résolutions du Forum n’engagent que lessignataires entre eux ; elles n’engagent pas la responsabilité de l’Étatet n’ont aucune valeur légale règlementaire ou d’application obligatoire. Denature déclarative, elles ne sont nullement exécutoires au regard de la loi.Elles constituent des « demandes », des vœux pieux, des souhaits.
2.- Il est ainsi « demandé » que leministère de l’Éducation prodigue « une loi qui exige d’utiliser dumatériel éducatif en créole » (« viniak yon lwa ki egzije itilizasyon materyèl pou edikasyon yo an kreyòl »).De quel matériel éducatif en créole s’agit-il ? Quels en sont les auteurset a-t-il été évalué et normalisé ? On « exige » mais on émet levœu pieu d’une loi sectorielle là-dessus. Suffit-t-il que le matériel éducatifsoit rédigé en créole pour qu’il soit illico promu et qu’il ait droit decité ? Ce qui est promu par le Forum se limiterait alors uniquement àl’étiquette « an kreyòl »au détriment de réelles normes didactiques, de conformité et de qualité linguistique.
3.- Au ministère de l’Éducation, il est« demandé » à la fois que l’on « permette et oblige (sic)d’utiliser la langue créole dans l’enseignement au premier cycle duFondamental » (« pèmèt epi fòse ansèyman premye sik fondamntal la fètnan lang kreyòl »). Selon quelles modalités d’aménagement linguistiquefaudra-t-il à la fois « permettre » et « obliger »l’utilisation du créole au premier cycle du Fondamental quand on sait quele ministère de l’Éducation ne contrôle qu’environ 20% du système éducatifhaïtien ? On encourage ainsi un ‘’aménagement’’ du créole à la pièce sinonrapiécé, moso pa moso osnon degrennen,en dehors d’une politique linguistique nationale contraignante englobant latotalité du secteur scolaire.
Les autres « demandes » ou vœux pieuxdu Forum vont dans le même sens, entre autres pour « prendre desdispositions » (lesquelles et comment ?) afin de favoriser la mise àdisposition des examens officiels dans les deux langues officielles :« pran dispozisyon pou timoun yo jwenn egzamen ofisyèl yo nan tou de langofisyèl yo ». S’agit-il de « dispositions » prédicatives oud’application obligatoire ? Toutobservateur objectif de la situation linguistique haïtienne peut déceler danscette « demande » d’examens « dans lesdeux langues officielles » –donc également en créole–, un objectif tout à fait justedans son principe mais, dans le contexte actuel, elle s’avère incrédible pour plusieurs raisons.D’abord les matières sur lesquelles portent les examens officiels ne sont pas systématiquementenseignées en créole dans toutes les écoles du pays. Ensuite le matérielpédagogique, les livres et documents utilisés pour enseigner les mathématiques,l’histoire, la chimie, etc. –sauf de rares exceptions–, ne sont pas rédigés encréole. De surcroît, le ministère de l’Éducation n’a pas encore normalisé oumodélisé des examens en langue créole conformément à une planificationlinguistique émanant d’un énoncé de politique linguistique nationale. C’estpourquoi cette « demande » se révèle invraisemblable et constitue unefuite en avant ; elle traduit l’impuissance des signataires desrésolutions du Forum à concevoir l’intervention linguistique ordonnée de l’Étatdans le système éducatif haïtien où LA QUESTION DE LA LANGUE EST AU CŒUR DE TOUTAPPRENTISSAGE ET DE TOUTE TRANSMISSION DES CONNAISSANCES.
Mais c’est le vœu pieu indirectement adressé àl’instance législative haïtienne qui préoccupe le plus puisqu’il renvoie,de manière certes incohérente, à l’idée d’une législation linguistique qui, enjurilinguistique, devrait être située au cœur d’un dispositif nationald’aménagement linguistique. Ainsi, le Parlement « doit travailler sur lalégislation scolaire du pays » (« Palman an dwe travay soulejislasyon eskolè peyi a » ; et il doit également « légiférerpour que toutes les personnes et institutions du pays respectent les droitslinguistiques de tous les Haïtiens » (« mete lwa pou tout moun aktout enstitisyon nan peyi a respekte dwa lengwistik tout Ayisyen »). LeForum cultive la confusion en réclamant vaguement que le Parlement« travaille sur la législation scolaire » et souhaite tout aussivaguement ‘’des lois’’ pour faire respecter les droits linguistiques de tousles Haïtiens. Or nulle part dans les résolutions du Forum ou dans les documentsdu ministère de l’Éducation accessibles en ligne ces droits ne sont définis…
Les vœux pieux, les souhaits et autres« demandes » du Forum peuvent paraître légitimes et fondés si l’on nevoit que la surface des problèmes abordés ; mais en aucun cas ils nepeuvent se substituer à une véritable entreprise d’État d’aménagementlinguistique. Ce qui pose problème, c’est la mal vision et la perspective promues par l’Akademi kreyòl, mal vision et perspective entérinées parles participants du Forum et qui pourraient laisser croire que les intervenants sont engagés dans unvéritable processus d’aménagement linguistique…. Seloncette mal vision, Haïti serait, en2016, dans une dynamique quasi miraculeuse –mais en dehors d’une planification linguistique àl’échelle nationale–, où il suffit d’exprimer publiquement des vœux pieux, dessouhaits et des « demandes » dans un forum ou ailleurs pour que lescomplexes problèmes de la situation linguistique haïtienne soient en voied’être résolus. Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que cette mal vision, parcellaire et irréaliste, constitueune impasse : l’effet-mirage qui tientlieu de planification linguistique Elle illustre également l’impuissance del’Akademi kreyòl qui, en raison de sa mission déclarative/assertive et parcequ’elle ne dispose pas d’un mandatexécutif d’aménagement linguistique, ne peut pas œuvrer de manière contraignantedans ce domaine. (Surl’Akademi kreyòl ayisyen et son mandat, voir notre article de novembre 2014,« L’Académie créole : «lobby »,« ong » ou institution d’État sous mandat d’aménagement linguistique
Il n’existe pas d’« exceptionnalisme linguistiquehaïtien » qui autoriserait de fractionner une politique linguistiquenationale afin d’édicter des ‘’lois’’ particulières destinées à des groupesparticuliers : élèves, commerçants, ébénistes, etc. L’expérience a montré,dans les pays où l’État est intervenu dans la vie des langues, que c’est àl’échelle nationale qu’il faut oeuvrer : l’adoption de l’énoncé depolitique linguistique nationale par l’Exécutif et la sanction législative decet énoncé (loi d’aménagement linguistique, règlements d’application). Lesstratégies et modalités de mise en œuvre de la politique linguistique nationaleen direction de divers segments de la population (écoliers, fonctionnaires de l’État,etc.) peuvent prendre des formes particulières mais lui demeurent subordonnées.
Les résolutions du Fowòm sou dwa lengwistik timoun lekòldictéespar l’ONG Akademi kreyòl alimententconfusionet impasse : il est impératif de ne pas les cautionner si l’on veutintervenir de manière rigoureuse dans le système éducatif haïtien. Lecul-de-sac promu est de même nature que celui, prévisible, induit par l’Accorddu 8 juillet 2015, Pwotokòl akò ant Ministè Edikasyon nasyonal ak fòmasyonpwofesyonèl (Menfp) ak Akademikreyòl ayisyen (Aka)» que nous avons analysé dans notre texte du 15juillet 2015, «Dudéfaut originel de vision à l’Académie du créole haïtienet au ministère de l’Éducation nationale ». Fallait-ilsuperposer à l’Accord du 8 juillet 2015 lesrésolutions d’un Forum pour annoncer vouloir faire… à peu près les mêmes chosesavec les mêmes interlocuteurs institutionnels mais sans lien avec la sociétécivile organisée…?
Qu’enconclure ? Les résolutions ce de Forum ne constituent pas une option garante de l’équitédes droits linguistiques de tous les Haïtiens.La mal vision qu’elles remettent confusémenten selle n’augurent pas d’une intervention linguistique ordonnée de l’État dansle système éducatif haïtien où LA QUESTION DE LA LANGUE EST AU CŒUR DE TOUTAPPRENTISSAGE ET DE TOUTE TRANSMISSION DES CONNAISSANCES. À l’opposé des résolutions duForum, nous continuons de plaider pour que l’État intervienne,dans le champ éducatif, selon une vision rigoureuse et rassembleuse del’aménagement concomitant des deux langues du patrimoine linguistique d’Haïticonforme aux droits linguistiques detoute la population comme au « droità la langue maternelle » créole.Plutôt que de ‘’militer’’ comme le fait le Fowòm sou dwa lengwistik timoun lekòlpour des lois sectorielles –ou ponctuelles, ouconjoncturelles, au cas par cas, degrennenosnon depaman, adossées aux prétendus « droits linguistiques » desélèves,nous appelons à faire œuvre commune. À promouvoir dans la concertation unevision d’ensemble autour d’un futur énoncé de politique linguistique nationaleémanant de l’État et qui se traduira dans la première loi d’aménagementconcomitant des deux langues officielles du pays assortie de règlementsd’application. Cetteneuve vision est amplement étayée dans le livre de référence L’aménagementlinguistique en Haïti : enjeux, défis et propositionsCe seront l’énoncé de politiquelinguistique nationale et la loi d’aménagement des deux langues officielles d’Haïtiqui devront guider les interventions de l’État dans le secteur de l’éducation.