Prolégomènes à une néologie créole
Par Marie-Christine Hazaël-Massieux
Université de Provence / Laboratoire « Parole et langage »
Revue française de linguistique appliquée
2002/1 (Vol. VII)
Étude reproduite en avril 2018
Les créoles, nés au cours des XVIIe et XVIIIe siècles, sont encore des langues confrontées à la question de leur développement de base, c’est-à-dire celle de l’instrumentalisation nécessaire pour leur permettre d’accéder à l’écriture, d’être enseignées ou de devenir langues d’enseignement ; très souvent, ces aspects amènent à formuler les problèmes de l’aménagement linguistique des créoles en terme de développement lexical, et donc à poser la question de la néologie.
On voit comment s’opère le glissement, à l’occasion pernicieux, car le développement d’une langue pour l’écriture, et pour lui permettre d’être utilisée pour tout dire et partout, ne repose pas seulement sur le développement de son lexique ; par ailleurs, le développement du lexique, qui pose sans doute à un moment donné la question de la néologie, n’est pas simplement caractérisé en termes de création de « mots nouveaux ». Il faut bien se garder de trop vite assimiler les différents plans.
C’est pourquoi la proposition de faire un petit bilan introductif concernant les créoles et la néologie nous a semblé intéressante. Il ne s’agira ici que d’indiquer quelques pistes pour ouvrir la voie à une recherche plus complète, mais avec l’espoir, en particulier de permettre à des non-spécialistes de créole, de comprendre les données d’un problème qui est malgré tout complexe.
Il semble souvent évident à tout un chacun, que le développement d’une langue, c’est d’abord le développement de vocabulaires. Il conviendra bien sûr de nuancer beaucoup cette pseudo-évidence : le plus important dans le développement d’une langue, le plus caractéristique, c’est d’abord le développement de son système grammatical, la mise en place d’une structure grammaticale (on devrait d’ailleurs parler de systèmes au pluriel, car une langue est constituée de fait de plusieurs systèmes : le système des pronoms, le système du verbe, etc., qui se structurent et restructurent dans le cadre d’un ensemble où tout se tient). Il est sans doute encore plus important de rappeler ce point en matière de créole, car ce qui caractérise les divers créoles français par rapport au français, ce ne sont manifestement pas leurs lexiques, qui pour une partie non négligeable, sont communs avec celui du français [2] mais ce sont leurs grammaires, qui au cours de l’histoire de ces langues, nées durant la colonisation, dans le cadre des communications orales entre maîtres et esclaves, ont considérablement évolué, au point de donner des systèmes très largement différents du système français d’origine. On peut affirmer que si les créoles viennent pour une bonne part du français (comme le français lui-même vient en partie du latin), les créoles ne sont pas du français – mais ceci à cause de leurs grammaires, et non pas tant à cause de leurs lexiques, dans lesquels on décèle encore souvent l’origine française (car en deux ou trois siècles le lexique d’une langue n’évolue pas de façon considérable). La grammaire en revanche (et nous nous contenterons là de quelques exemples), qui s’est structurée en outre à partir de formes de français populaire et régional, toujours orales, donc bien différentes des formes que la littérature classique nous présente, s’est modifiée, restructurée, réorganisée, au point d’ailleurs que certains ont pu (certes de façon erronée) dans les années trente comme S. Comhaire-Sylvain déclarer que les créoles sont des « langues africaines à vocabulaire français » (elle parle de l’ewe pour l’haïtien) [3]. Il ne s’agit pas de nier d’éventuelles influences dans cette structuration des systèmes grammaticaux (et même dans le lexique) des langues africaines des esclaves, mais ces dernières influences sont souvent difficiles à évaluer, car nous ne connaissons pas les langues africaines des XVIIe et XVIIIe siècles parlées par les esclaves (tout au plus et pas toujours peut-on connaître le nom de ces langues [4], mais les langues elles-mêmes, même si l’on connaît parfois les variétés modernes auxquelles elles ont donné naissance, nous sont encore très largement inconnues dans leur état ancien, car la linguistique comparée des langues africaines n’est pas aussi développée que la linguistique comparée des langues romanes par exemple, et qu’en outre, alors qu’en Europe on dispose de très nombreux textes écrits, y compris pour remonter jusqu’au latin, on n’a aucun texte écrit dans une langue africaine avant la fin du XIXe siècle – encore sont-ils extrêmement limités, et peu fiables.
Quoi qu’il en soit, la grammaire des créoles, convenablement analysée, laisse clairement percevoir son origine française : par exemple les marques de temps et d’aspect, antéposées aux verbes, sont le résultat d’évolutions importantes qui se sont effectuées à partir des nombreuses périphrases verbales déjà en usage au XVIIe siècle : « je suis après courir », « j’ai fini de manger », « je ne fais que parler », « j’ai qu’à sortir », etc., que l’on retrouve, autrement structurées, avec des valeurs sémantiques qui elles-mêmes ont changé, dans des formes comme « m’ap kouri » (haïtien), « mo fin manzé » (mauricien), « m’fèk pale » (haïtien), « mwen ka sòti » (antillais), etc.
Pour le lexique des créoles, qui est indéniablement français d’origine (pour environ 85 à 90 % des mots répertoriés dans les divers créoles), outre que son évolution a été plus lente – ce qui laisse encore parfois les locuteurs les plus militants avec l’impression d’une présence encombrante de la langue-mère (alors que dans les premiers temps de la colonisation, on parlait du créole sous le nom de « français des îles », ou de « français corrompu ») -, il continue à emprunter encore largement à la langue avec laquelle il est en contact quotidien, dans des îles où la règle à peu près générale est la diglossie. D’où cette impression de surabondance du français et la volonté de certains défenseurs de la « spécificité » linguistique des créoles de l’éradiquer en le remplaçant par un vocabulaire créole spécifique – qu’il faudrait d’ailleurs bien définir – au nom de la « déviance maximale » [5]
Nous verrons ci-dessous qu’y compris dans les modèles qui s’imposent aux «aménageurs linguistiques » amateurs de mots construits, en particulier de mots dérivés, on retrouve encore très souvent des modèles français. Les créateurs de mots s’adonnent à une abondante dérivation suffixale qui ne correspond pas aux modes de développement les plus ordinaires du créole qui procède largement par « dérivation impropre », étant donné que la morphologie ayant largement disparu dans le passage du français au créole, la syntaxe a pris une position dominante, et c’est dans le syntagme qu’en fait, par analyse des morphèmes qui environnent les unités lexicales, et par étude de leurs positions dans la phrase, on peut déterminer si une forme est « nom », « verbe », « adjectif », « adverbe, etc., et quelle est sa fonction.
Il est intéressant donc d’entreprendre un bilan en partant des définitions classiques en matière de néologie. M.F. Mortureux [6] distingue clairement « néologie formelle » et « néologie sémantique » [7] dans sa présentation synthétique de la néologie. Cette présentation très conforme à la tradition nous servira largement de référence pour une analyse préliminaire des données en ce qui concerne le créole [8]
Un premier point très important à souligner est le caractère en principe inéluctable de la néologie dans une langue qui se porte bien. M.F. Mortureux le formule ainsi : « Toute langue vivante intègre un composant néologique, faute duquel elle ne pourrait pas suivre l’évolution de la société. » (p. 115). La perception de cette difficulté est très nette pour les créoles : « Le domaine dans lequel le créole a besoin d’un équipement urgent, qui lui permettrait de passer de l’état de langue littéraire, qu’il a pratiquement atteint à l’heure actuelle [9] à celui de langue du quotidien scriptural, est d’abord celui du lexique, ensuite celui de la rhétorique. » (Dictionnaire des néologismes créoles, Ibis Rouge Editions, 2001, p 20).
En découlent différentes questions :
- F. Mortureux parle de « langue vivante » : le créole antillais « se porte-t-il bien » ? Nous avons pu récemment [10] souligner les questions qui se posent pour les créoles des DOM, dans la situation de diglossie qui caractérise ces départements, mais aussi en raison de données sociolinguistiques qui continuent à faire des créoles des langues minorées, en raison du prestige de la langue « haute » le français, à peu près seule langue d’écriture et d’enseignement par ailleurs, il convient de le rappeler. Si la pratique du créole est quotidienne et est le fait de tous les locuteurs, cela reste une pratique essentiellement orale, qui n’est, pour cette raison, nulle part véritablement « enregistrée », et dans le domaine de la néologie, si l’on peut admettre que chaque locuteur se livre à une certaine création lexicale, celle-ci n’a guère de suite, restant fait individuel, parfois renouvelé, mais qui n’est jamais élevé à la notion de « modèle » pour une reprise par l’ensemble de la communauté.
- F. Mortureux évoque « l’évolution de la société » : c’est effectivement une donnée qui concerne tout à fait la société antillaise, où largement se répandent les modes les plus modernes de vie et de communication. L’informatique a largement sa place, l’institution scolaire comporte les mêmes niveaux qu’en France métropolitaine, avec une Université qui a maintenant plus de trente ans d’existence et où de nombreuses disciplines sont représentées, il y a une presse et une édition locales, également une certaine littérature en créole continue à voir le jour, bien qu’elle reste principalement le fait de « militants » et qu’elle n’ait plus l’importance et la variété qu’ont connues les écrits dans les années 1980-90 – les meilleurs écrivains préférant écrire en français pour être lus bien au-delà des Antilles. Cette évolution de la société se déroule donc principalement en français, laissant le créole en-dehors des domaines les plus modernes où les locuteurs, de plus en plus formés (en français), au cours d’études de plus en plus longues et de plus en plus spécialisées, continuent après leurs études (effectuées souvent en France métropolitaine si elles sont très spécialisées) à s’exprimer en français qui est leur langue d’usage pour la pratique de leur métier. Donc la société antillaise suit indéniablement le développement de la société globale (française en particulier), mais elle le faitsans le créole– ce qui bien sûr est lourd de conséquence pour cette langue.
Quant à la néologie créole, quand elle existe, elle suit des chemins tout autres que ceux que décrit M.F. Mortureux lorsqu’elle parle de la lexicalisation (« intégration d’une nouveauté au lexique de la communauté », p. 122). Elle insiste pour souligner que « la lexicalisation passe par les discours. Pour qu’une nouveauté s’intègre au lexique, il faut qu’elle se répande dans l’usage. La politique linguistique peut favoriser la diffusion d’un terme, elle ne peut l’imposer que dans des discours officiels […] Le rôle déterminant revient donc à « la masse parlante », ensemble des locuteurs, dont l’action est analysable après coup par les linguistes. » (p. 122). Or nous le soulignions plus haut, en raison du caractère essentiellement oral de la communication en créole, les mots inventés, ou même lancés sur le « marché des mots », ne sont ni suivis, ni répertoriés, ni publiés. Il y a des propositions émanant d’organismes ou surtout d’individus [11] : mais ces propositions venues d’en-haut ont le sort que suscite la majorité des créations imposées : elles ne « prennent » pas et restent essentiellement des vœux pieux comme cela a été le cas pour la plupart des mots ou expressions répertoriés dans le « Dictionnaire Toubon » [12] Une politique d’aménagement linguistique autoritaire, artificielle, qui demeure principalement l’affaire de linguistes ne donne rien d’efficace. M.F. Mortureux souligne l’indice intéressant que représente la reprise de mots comme « baladeur », « caméscope », etc., dans les rayons et catalogues de magasin… Rien de tout cela ne peut avoir lieu aux Antilles, puisque le créole ne sert jamais à la vente de produits modernes, et n’est que très rarement écrit sur des affiches : quand il apparaît dans la publicité c’est toujours dans une perspective divertissante, parfois même pour évoquer l’ancien temps, la tradition, à travers des proverbes anciens ou des expressions largement intégrées ; les publicitaires sont bien conscients du fait qu’il ne peut réellement servir que pour la promotion de certains produits… [13] et pas nécessairement précisément les plus modernes qui pourraient susciter des créations de néologismes. Avant d’offrir des néologismes en dictionnaire, il faudrait non seulement une écoute, un recueil des créations populaires, seules significatives pour permettre de déterminer le « modèle dominant » [14] mais aussi prévoir leur diffusion dans la vie quotidienne pour leur donner une chance de s’imposer dans le public.
Ainsi donc, le deuxième point à signaler, toujours en référence à l’ouvrage de M.F. Mortureux, est que si la néologie doit être suivie par la lexicalisation, en matière de créole, la difficulté est, comme nous le disions, qu’en l’absence de lieu pour recueillir les créations populaires (absence de dictionnaire, insuffisante diffusion du créole : les médias recourent principalement au français…), celles-ci restent largement individuelles, faits de discours, et non pas faits de langue. Dès lors, la lexicalisation ne peut s’opérer, la prise en compte des « modèles dominants » – c’est-à-dire ceux qui marcheraient pour le développement lexical – ne se fait pas, et les propositions de néologie faites par les militants le sont dans la plus profonde anarchie, sans tenir compte des structures de la langue de départ (nombre des syllabes, structure des mots, etc.).
Un troisième point de déséquilibre potentiel est que les quelques personnes qui, aux Antilles, se sont préoccupées de néologie, se sont consacrées d’abord et surtout à la néologie formelle et très peu à la néologie sémantique : les mots nouveaux, produits par dérivation (procédé peu conforme au créole qui préfère, comme nous le disions, ce que l’on appelle la dérivation impropre) apparaissent souvent comme des « chancres » dans le discours, et sont vite dénoncés par les locuteurs. Mais ce sont eux qui font l’objet de lexiques ou « dictionnaires des néologismes » où l’on n’évoque qu’à peine les changements de sens des mots déjà existants [15] (néologismes sémantiques). Pourtant c’est là aussi que se développe une langue, par des procédés face auxquels les comportements sont autres : on apprécie toujours dans l’élaboration d’une langue ce que l’on appelle « images », faits de styles… En fait, il s’agit de l’exploitation de « figures » – phénomènes linguistiques bien peu utilisés en créole comme nous le montrons dans un ouvrage sur la traduction en cours d’achèvement [16] : les traducteurs d’œuvres littéraires en créole rencontrent généralement les plus grandes difficultés, notamment pour rendre la poésie française (on pense à Baudelaire, très mal traduit en créole mauricien par E. Richon et Vimala Ramgassamy en 1993 [17] car les auteurs ne savent précisément pas comment rendre métaphores, métonymies, etc., qu’ils transforment en comparaisons explicites extrêmement lourdes.
Dans son Dictionnaire des néologismes créoles – mais il faut dire que c’est déjà le cas dans sa pratique littéraire -, Confiant nous dit : « Notre volonté étant de contribuer à la construction d’une langue créole écrite, il nous a semblé préférable, contrairement à ce qui se passe aux Seychelles, de privilégier le procédé de la dérivation. […] La productivité du procédé dérivationnel nous semble plus forte que celle du procédé juxtapositionnel [c’est la composition, semble-t-il, que Confiant dépeint sous ce nom] ou celle de la lexicalisation des métaphores, notamment au plan de l’expression de la pensée abstraite… » (pp. 23-24).
Sur ce point la discussion s’impose car si Confiant s’efforce de souligner que la dérivation est « le procédé le plus courant dans les langues romanes » (p. 22), il faudrait rappeler que :
- les diverses langues romanes ont des comportements différents quant à la dérivation : autant l’italien a accueilli volontiers les suffixes dérivationnels pour indiquer la petitesse, la grandeur, autant le français s’y est toujours montré profondément récalcitrant : on sait comment les tentatives de la Pléiade en ce sens se sont soldées par des échecs : qui songerait encore à dire « âmelette ronsardelette » ?
- sans doute se plaît-on à dire que le créole est une langue « néo-romane », mais c’est aussi une langue qui est née à la fois dans le contexte de l’esclavage et donc dans le contact linguistique, mais également comme langue de communication strictement orale pour des locuteurs qui ne pratiquaient que des variétés orales de leurs langues – y compris pour les maîtres qui usaient de variétés populaires régionales du français (et non pas du « bon usage », celui « de la plus saine partie de la cour et des écrivains du temps », selon la définition donnée par Vaugelas au XVIIe siècle).
Il faudrait certainement tenir compte de cela, et les néologismes proposés par R. Confiant qui sont faits plus sur le modèle français que sur un modèle créole – pour le créole des Petites Antilles, le lexique n’a jusqu’à maintenant guère été décrit -, ne peuvent être pris que pour ce qu’ils sont : des propositions, plus ou moins contestables, d’un militant, qui n’a au préalable pas étudié systématiquement l’usage réel. Il suffit de compter le nombre de syllabes des mots du premier corpus oral venu, et même de prendre en compte les mots dans les dictionnaires créoles existants, pour se rendre compte que le phénomène discursif le plus régulier et le plus fréquent est la composition, et non pas la dérivation, procédé assez largement étranger à la langue. Si l’on trouve effectivement chez les analphabètes qui veulent « faire français » des mots longs et dérivés à l’aide de suffixes du français sur des bases créoles tels que « tèbètitud », « pépasité » (formés respectivement sur « tèbè » = idiot, débile mental, « pépa » < an pé pa = je en peux pas, pour dire « débilité » et « incapacité »), on ne peut considérer cela comme un procédé à cultiver pour l’aménagement du créole [18] Dans la même ligne, Confiant propose à partir de « facile » = « flouz », « facilement » = « déflouz », « facilitement » = « flouzay », « faciliter » = « flouzé » ; à partir de « faiblard » = « flègèdan » [nous connaissons pour notre part le mot « flègèdè » : « flègèdan » serait-il déjà une dérivation de Confiant ?], « faiblesse » : « flègèdri/laflègèdri » ; « irritabilité » = « chokabilité », sur « chokatif » [ sic] = « irritable », etc. On pourrait largement continuer car on trouve de telles créations pures et simples à chaque page et à raison de 6 ou 8 par page ! Nous avons pu montrer ailleurs comment, au lieu de recourir à des nominaux, pour exprimer ces réalités, le créole préfère toujours avoir recours à des structures verbales [19]. Un écrivain martiniquais de grand talent, Georges Mauvois, nous a offert sans le savoir un vigoureux appui dans la défense de cette thèse avec son Don Jan, traduction remarquable du Don Juan de Molière, alors que, dans le texte original, les mots abstraits (construits par dérivation) ne manquent pas et que G. Mauvois a toujours su rendre ces formes avec beaucoup de bonheur dans un créole non artificiel : Ex. « quelque froideur » = « sé lé i pa lé menz Elvir ankò », « une infidélité » = « sé trayi misyé-a té ka trayi », « la surprise de notre départ » = « kan i wè nou pati i té soupri », etc.
Certes au plan terminologique, on peut admettre la nécessité, à un moment donné, de constituer des vocabulaires de spécialités permettant de traduire la terminologie française, anglaise…, que l’on ne voudrait pas seulement emprunter – même si l’emprunt adapté reste une solution qu’il ne faut pas toujours écarter. Mais il convient d’avoir là la plus grande prudence et ne pas forcer la langue – le risque étant surtout d’ailleurs de voir les locuteurs rejeter les mots ainsi fabriqués, car l’adoption n’est pas automatique par les locuteurs, et ceci même lorsque des mots sont bien formés, c’est-à-dire en conformité avec le modèle de la langue [20], donc à plus forte raison quand ils sont forgés en-dehors des habitudes les plus naturelles des locuteurs.
A qui voudrait voir mis en œuvre un vocabulaire de la littérature et de la linguistique, on peut conseiller la lecture de l’article de R. Confiant, en créole, précisément sur la néologie : « Katjil asou poblenm pawol-nef adan kréyol jòdijou », in Espace créole, n° 11, 2002, pp. 131-136. Cet article est d’ailleurs suivi d’une liste de « pawolnef/mo-nef » (néologismes), qui est loin d’être complète par rapport aux néologismes utilisés dans le corps même de l’article, mais qui reprend en partie le vocabulaire de la linguistique publié antérieurement, par le même auteur, dans Antilla Kréyol, n° 2, octobre 1984 : « Ki sa machokay kréyòl yé ? » (pp. 17-22) où l’auteur s’efforce de proposer un vocabulaire littéraro-linguistique en fabriquant des néologismes abstraits (ex. machokay = littérature ; majolay = oraliture, déchimen = alternative ; dékatman = développement, période ; virématyé = réécriture ; migannaj = assimilation, etc.). Dans l’article de 2002 on trouve en outre : « sikti »= structure, « nefté = moderniser et « neftay » = modernisation, tandis que « mofwaziyaj » (forgé à partir de mofwaz = transformation) est proposé pour « traduction ».
Il ne s’agissait que de proposer quelques réflexions sur cette question de la néologie créole : les pistes ouvertes ici seraient largement à poursuivre pour le meilleur développement de la langue aux Antilles. Cet article devrait en tout cas inciter à la prudence et à l’approfondissement tous les « forgeurs de mots » [21] qui pensent que l’on peut faire n’importe quoi avec une langue, et impunément. Nous aimerions bien rappeler pour conclure ce qui semble une loi essentielle : le linguiste propose et les locuteurs disposent… encore faut-il qu’on ne les ait pas avant tant « indisposés » qu’ils perdent tout jugement et même toute envie de juger…
Notes
Il génère la constitution de lexiques terminologiques qui peuvent avoir leur utilité certes mais qui n’est pas première : ce n’est pas seulement par la constitution de lexiques que l’on aide au développement et à l’usage d’une langue.
Une langue peut toujours assez aisément emprunter, surtout aux langues avec lesquelles elle est en contact direct, le lexique étant par définition un ensemble ouvert. Nous avons pu montrer, très précisément dans le domaine des créoles, les difficultés que l’on rencontre à définir une langue par son lexique : cf. M.C. Hazaël-Massieux, « Français et créole dans la nomenclature des dictionnaires des Petites Antilles », in Danièle Latin et Claude Poirier, avec la collaboration de Nathalie Bacon et Jean Bédard, éds. : Contacts de langues et identités culturelles, Les Presses de l’Université Laval, AUPELF-UREF, 2000, pp. 333-352.
En particulier dans Le créole haïtien : morphologie et syntaxe. Cet ouvrage publié d’abord en 1936 chez Wetteren, Port-au-Prince, a été réédité par Slatkine Reprints, Genève, en 1974.
Les noms des langues ont d’ailleurs parfois changé, et il n’est pas toujours facile de retrouver à quel groupe on se réfère quand, chez les chroniqueurs ou historiens des XVIIe-XVIIIe siècles, on donne le nom des ethnies telles que répertoriées à l’époque.
Concept utilisé notamment par le Groupe de Recherches en Espace Créolophone (GEREC), à la suite de J. Bernabé, 1983 : Fondal-natal. Grammaire basilectale approchée des créoles guadeloupéen et martiniquais, 3 vol., Paris, L’Harmattan.
Dans son excellent petit ouvrage introductif de 1997 : La lexicologie entre langue et discours, Paris, SEDES, que nous aurons l’occasion de citer plusieurs fois.
Marie-Françoise Mortureux, 1997, op. cit., pp. 115-126 tout particulièrement.
Précisons en outre que nous centrons cet article sur le créole des Petites Antilles, laissant pour l’instant les autres créoles qui ont d’autres politiques lexicales, et qui parfois même mettent des procédés différents en œuvre pour développer leurs lexiques.
Nous laissons à Confiant la responsabilité de cette assertion : s’il existe indéniablement une certaine littérature créolophone, l’existence d’une langue littéraire bien établie nous semble pour le moins douteuse. N’est-ce pas d’ailleurs Raphaël Confiant lui-même qui en 1992 dans le Monde écrivait : « Le créole est une langue rurale, habituée à désigner des réalités immédiates. Son niveau conceptuel est très limité. Lorsqu’on s’exerce à écrire un roman dans une langue orale et rurale, on a beaucoup de difficultés, parce qu’un concept doit être exprimé à travers des périphrases. La liberté pour les écrivains créoles, paradoxalement, c’est le français, parce que le français est déjà une langue constituée avec laquelle on peut jouer. Quand j’écris en créole, je ne peux pas jouer parce que je suis obligé de construire mon propre outil. » Plus loin : « Je maintiens que l’écriture en français est un plaisir et qu’en créole c’est un travail. » (propos de R. Confiant, extraits de « La bicyclette créole ou la voiture française », in Le Monde du 6 novembre 1992). Depuis il a d’ailleurs choisi et il écrit essentiellement en français – ce qui lui a valu effectivement une réputation internationale. Mais la langue de la littérature reste souvent laborieuse, ne parvient pas vraiment à opposer récit et dialogues, ne maîtrise pas les figures (métaphores, métonymies, etc.), et se contente le plus souvent de symboles usés. Nous le disons avec regret, tout en reconnaissant les talents exceptionnels de quelques auteurs dans le maniement de la langue – mais ils sont fort peu nombreux, et ils savent le travail considérable qui leur est demandé.
Marie-Christine Hazaël-Massieux, 1999 : Les créoles : l’indispensable survie, Editions Entente, 310 p.
C’est le cas du récent Dictionnaire des néologismes créoles de Raphaël Confiant (Ibis Rouge Editions, 2001) qui plus qu’enregistrement de mots existants, rencontrés chez les locuteurs se veut diffusion de mots créés par Confiant lui-même et ses proches (le GEREC). Il dit explicitement dans l’introduction « Construire le créole écrit… » : « La plupart des néologismes recensés ici sont de moi, un grand nombre de Jean Bernabé ou d’auteurs créolophones tels que Monchoachi, Frankétienne [sic] ou Térèz Léotin. » (p. 20). Les locuteurs sont alors peu concernés et ne reprennent absolument pas les mots qu’on leur propose ou qu’on prétend leur imposer, alors qu’on n’a même pas au préalable examiné les mots qu’eux-mêmes offrent en quelque sorte à la communauté linguistique.
De fait, le vrai titre en est : Dictionnaire des termes officiels de la langue française, Délégation à la langue française / Journal officiel de la République française, janvier 1994.
Nous avions été très intéressée, en 1992, en lisant un article où Patrice Bazile, responsable de l’agence Orchestral, se confie au journaliste de Sept Magazine (n° 655, 9 janvier 1992, p. 14), journal de programmes de télévision très diffusé aux Antilles, en ce qui concerne les questions posées par la publicité en créole et tout particulièrement le personnage de Man Magwitt, qui s’exprime en créole, qui a été créé pour aider à la diffusion de certains produits ; par son allure populaire et bien locale, Man Magwitt a connu un grand succès ; elle ressemblait à la Mère Denis en France métropolitaine. Le journal donne à ce propos un certain nombre de citations de responsables publicitaires que nous reproduisions dans M.C. Hazaël-Massieux, 1993, Ecrire en créole, L’Harmattan, pp. 213 sq. : Ils disent ainsi explicitement qu’on peut tout au plus vendre de la limonade locale par le créole, mais absolument pas des billets pour des voyages aériens ou du coca-cola : tout est fonction de la cible. Vincent Verron, de l’Agence Papaye, explique à Josiane Champion, l’auteur de l’article déjà cité : « Coca Cola avec Man Mawgwit, ça ne marcherait pas. Il faut du rêve américain. De même des marques comme Mercedes ou Air France ont une trop forte notoriété mondiale pour être vendues par Man Mawgwit ».
M.F. Mortureux souligne la complexité d’une quelconque prévision néologique : les locuteurs agissant en fonction de circonstances que le linguiste ne peut a priorimaîtriser, surprennent toujours par leurs créations : dans ces conditions, il convient d’abord que le linguiste décrive ce que le peuple crée : « … d’autres facteurs interviennent, qui compliquent la description et rendent aléatoire la prévision des néologismes réellement produits. La langue met à la disposition des locuteurs un ensemble de procédés qu’ils utilisent en fonction des circonstances, c’est-à-dire de facteurs extra-linguistiques. » (pp. 116-117). M.F. Mortureux discute ensuite le choix des suffixes « ien » et « iste » en français, et les nuances qu’ils recouvrent.
Aux Antilles, après le tome 1 du Dictionnaire des néologismes créoles déjà cité et davantage consacré à une recension lexicale, R. Confiant annonce un volume plus « rhétorique », où il proposera des « expressions idiomatiques, comparaisons, métaphores, proverbes, etc. » : peut-être y trouverons-nous davantage de formes relevant des figures et donc des possibilités ouvertes par la néologie sémantique ?
M.C. Hazaël-Massieux, Créole et traduction, à paraître.
Les poèmes mascarins de Charles Baudelaire par Richon, Emmanuel et Rungasamy, Vimala, L’Harmattan,1993.
Notons qu’il ne s’agit pas pour nous de condamner en bloc ce Dictionnaire des néologismes créoles, qui comporte d’ailleurs aussi des propositions de composés (ex. « farniente » : « lavi-siwomyèl », « fatuité » = « mès-a-makanda », « issue de secours » : « chimensoukou », etc.), quelques néologismes sémantiques (à partir de chouk = racine, « déchoukaj » pour signifier « déracinement » de celui qui est expatrié ), voire des « emprunts (« bannzil », avec le préfixe « bann », pluriel dans l’Océan Indien, pour dire « archipel »), mais de s’intéresser d’abord aux comportements des locuteurs, qui font la langue, jusque dans leur façon d’accepter, d’intégrer ou de refuser les propositions que des linguistes peuvent faire.
Cf. M.C. Hazaël-Massieux, 1997 : (c) « De la traduction des nominaux français en créole des Petites Antilles : A propos de Don Jan de Georges Mauvois », communication présentée au Meeting of the Society for Pidgin and Creole Languages, Londres, juin 1997, in Etudes créoles, vol. XX, n° 2, 1997, pp. 70-81.
Nous pensons au cas de « bouteur » proposé pour le remplacement de « bulldozer », qui n’a jamais pénétré la langue française bien que sa structure dérivationnelle et la base retenue soit parfaitement convenable… mais il est vrai que le verbe « bouter » complètement sorti de l’usage en français, est peut-être trop lié, pour les Français les plus cultivés, à l’expression apprise en histoire dans leur enfance « Jeanne d’Arc bouta les Anglais hors de France » pour intervenir maintenant dans un champ sémantique bien différent.
Nous calquons volontiers ce « néologisme » français sur le créole puisque « machokay », qui chez Confiant veut dire à la fois « forgerie » et « littérature » (glissement que l’on appréciera !), est en relation (par dérivation, puis glissement sémantique) avec le terme créole connu de « machokèt » = forgeron.