Dictionnaire numérique du créole haïtien : mirage, amateurisme
ou labeur de haute exigence scientifique ?
Par Robert Berrouët-Oriol
Montréal, le 4 novembre 2016
Un dictionnaire numérique du créole haïtien en gestation » est le titre, fringant, d’un article paru à Port-au-Prince dans Le National du 27 octobre 2016. L’article, qui traite d’un futur dictionnaire numérique du créole« qui contiendra dix mille entrées », précise que « L’idée est apparue dans un cours de sémantique et lexicologie au moment où deux camarades discutaient de quelques sujets qui pourraient leur inspirer leur mémoire de sortie ». Une idée comme une autre, « apparue » sous le ciel complaisant des bonnes intentions, comme unsalutaire numéro de « borlette » à lotto.com …
Ce projet de dictionnaire soulève de nombreuses questions chez nombre d’enseignants et de linguistes. Comment «une vingtaine d’étudiants finissants en sciences du langage » –qui n’ont même pas bouclé au premier cycle une licence généraliste à l’université, qui n’ont pas encore été formés à la recherche en lexicologie au second cycle (niveau maîtrise ou DESS), qui n’ont publié aucune étude scientifique connue sur le créole, et qui sont inconnusau bataillon des lexicographes professionnels–, comment ces étudiants peuvent-ilsconceptualiser, rédiger et mettre en ligne un dictionnaire numérique du créole haïtien ? Qui pis est, avec le supportannoncé de la Faculté de linguistique appliquée dont la mission de formation aété à ses dépens partiellement diluée sinon détournée à travers le mandatdéclaratif/assertif de l’ONG Akademikreyòl ? (Sur l’Akademi kreyòl ayisyen etson mandat, voir mon article de novembre 2014, « L’Académie créole : « lobby »,« ong » ou institution d’État sous mandat d’aménagement linguistiqueÀl’échelle des compétences professionnelles attestées par un diplôme et parl’expérience, qu’est-ce qui porte des étudiants non diplômés en linguistique ouen lexicologie à se croire intellectuellement capables de produire undictionnaire numérique du créole ? Et enamont, les enseignants de la Faculté de linguistique appliquée –qui n’ont pasde compétences connues à l’échelle nationale et internationale dans le domaine spécifiqueet hautement spécialisé de la « dictionnairique »–, peuvent-ilsassurer l’encadrement scientifique des étudiants dans un tel projet depublication ?
En linguistique, on entend par« dictionnairique »le sous-ensemble structuré de la lexicologie (Pruvost, 2005) au sein duquel s’articulent la méthodologie, le traitement automatisé ducorpus de référence et les modalités contemporaines de fabrication du dictionnairedictionnairique », qui est une activitéspécialisée dans le champ des sciences du langage, fait appel à des savoir-faire liés (exemple : la lexicomatique, le traitement informatiséde la langue, etc.) et à des fonctionnalités de l’informatique grand public.
L’histoire de lafabrication des dictionnaires de la langue usuelle est une entrepriseintellectuelle passionnante et de haute exigence. Dans un texte du Larousse, « Petite histoire dudictionnaire » publié l’an dernier sur le site www.berrouet-oriol.com, j’ai partagéun éclairage de premier plan sur l’histoire générale des dictionnaires etsingulièrement sur celle des dictionnaires de langue française. J’en reprendsici quelques éléments puisque la configuration méthodologique de la « dictionnairique »consigne des paramètres communs aux différents types de dictionnaires.
« Les dictionnairesprésentent des types variés. Il faut principalement distinguer entre dictionnairesde langue et dictionnaires encyclopédiques. Les premiers s’attachent à éclairerle lexique, les seconds y ajoutent les noms propres et renseignentsur les réalités (les sciences, les lettres, les arts…). Les dictionnairesde langue se divisent à leur tour en ouvrages monolingues, d’une part, quifournissent, dans une langue donnée, des informations sur les mots de cettelangue (sens, orthographe, prononciation, étymologie, emplois…), et en ouvragesbilingues ou multilingues, d’autre part, qui donnent les équivalents des motsdans une ou plusieurs langues étrangères (dictionnaires français-latin,anglais-français-arabe…). »
Quant au champde la créolistique, dans son étude Lexicographie créole : problèmes et perspectives » parue en 2005 dans la Revue française de linguistique appliquée, AnnegretBollée expose un « survol historiquedes glossaires et dictionnaires créoles, dont les premiers datent du XVIIIesiècle et qui n’ont pas encore atteint l’étape finale du dictionnairemonolingue (…) ». Elle fournit un éclairage majeur sur la lexicographiecréole, que je cite longuement en raison de sa pertinence :
« Àl’instar de la description de beaucoup d’autres langues, la lexicographiecréole commence par des glossaires et dictionnaires compilés par desmissionnaires. Les tout premiers dictionnaires créoles sont l’œuvre de deuxFrères Moraves : le Criolisches Wörterbuch de C.G.A. Oldendorp(1767-68), dictionnaire du negerhollands (‘hollandais des nègres’) quiétait parlé aux Iles Vierges jusqu’au XXe siècle, et le Wörterbuch desSaramakkischen de J.A. Riemer (1779). Le dernier en date des ouvrages dereligieux est le Dictionnaire du créole de Marie-Galante (1994) du PèreBarbotin. “L’œuvre fondatrice” (Fattier, 1997, 256) de la lexicographie descréoles français, le vocabulaire français-créole dans le Manuel des habitantsde Saint-Domingue du missionnaire jésuite S.J. Ducœurjoly (1802), est unesource très précieuse pour l’histoire du vocabulaire haïtien. »
« La plupart des glossairesaccompagnent les premières descriptions grammaticales entreprises soit par desamateurs, soit par des linguistes qui comptent parmi les pionniers des étudescréoles. À la première catégorie appartient le livre Philologie créole (1936,1937) de l’Haïtien Jules Faine, qui s’efforce, dans un “glossaire étymologique”de 1566 entrées, de prouver que le créole est “avant tout une survivance de cesanciens dialectes [normand, picard, angevin, poitevin, etc.] aujourd’huidisparus” (1937, XI). Eu égard à la documentation réduite dont il disposait, onn’est pas surpris de constater que ses résultats ne sont pas toujours fiables,mais son glossaire contient bon nombre de mots qui ne sont pas attestésailleurs. La même remarque peut être faite à propos du Dictionnairefrançais-créole (1974), publié après sa mort par une équipe sous ladirection de G. Lefebvre. Parmi les linguistes qui ont ouvert la voie de la créolistiquemoderne, on peut compter Robert A. Hall Jr., dont l’étude Haitian Creole.Grammar-Textes-Vocabulary (1953) a servi de modèle pour d’autres descriptions,par ex. A. Bollée, Le créole français des Seychelles (1977), et I.Neumann, Le créole de Breaux Bridge, Louisiane (1985). Les glossaires deces ouvrages n’offrent que des équivalents français des mots créoles, mais lesréférences à la grammaire et aux textes chez Bollée et Neumann permettent deles retrouver dans le contexte de leur(s) emploi(s). »
« L’étape des dictionnaires àproprement parler commence dans les années 1970, les années 80 étantparticulièrement fructueuses pour la lexicographie des créoles français. Tousles dictionnaires créoles publiés jusqu’à présent sont des dictionnairesbilingues, généralement créole-français/portugais/néerlandais, etc., outrilingues créole-anglais-français (Valdman, 1981 ; Baker &Hookoomsing, 1987 ; Valdman & al., 1998). Quelques-uns sontaccompagnés d’un lexique inverse (Valdman, 1981 ; Ludwig & al.,1990 ; Valdman & al., 1998) ; seul Dijkhoff (1985) etMondesir (1992) comportent des parties Nederlands-Papiaments et English-Kwéyòlrespectivement. »
AnnegretBollée propose également un tableaurécapitulatif de quelques dictionnaires créoles publiés avant la parution deson étude, parmi lesquels :
Haïti
Bentolila, 1976 : Ti Diksyonnè kreyòl-franse (TD)
Haïti
Valdman, 1981 : Haitian Creole – English-French Dictionary (HCEF)
Seychelles
D’Offay & Lionnet, 1982 : Diksyonner kreol-franse (DKSF 1982). 2e éd. : St. Jorre & Lionnet, 1999 (DKSF 1999)
Guadeloupe
Poullet & al., 1984 : Dictionnaire créole-français (DCGF 1984). 2e éd. : Ludwig & al. 1990 (DCGF 1990)
La Réunion
Armand, 1987 : Dictionnaire kréol rénioné-français (ADKR)
Louisiane
Valdman & al., 1998 : Dictionary of Louisiana Creole (DLC)
Ces dictionnaires sontl’œuvre soit de linguistes qui ont collaboré avec des informateurs ou desconseillers natifs (par ex. Bentolila ; Valdman, HCEF ; Baker &Hookoomsing ; Lang), soit de non linguistes natifs qui ont fait appel à lacollaboration de linguistes étrangers (de D’Offay & Lionnet à A. Bollée,Poullet & al. à R. Ludwig, Mondesir à L. Carrington). Le publicauquel ils sont destinés est en premier lieu la communauté linguistiqueconcernée, mais déjà les amateurs, et a fortiori les linguistes, ontégalement visé la scientific community internationale à laquelle ilsvoulaient fournir une description du lexique aussi exacte et complète quepossible. »
Pour sa part, l’une des plusgrandes sommités mondiales en matière de lexicographie et de dictionnairiquecréoles, le linguiste Aldbert Valdman (CreoleInstitute, Indiana University) examine de près le champ de la fabricationdes dictionnaires créoles dans une ample analyse publiée par Études créoles 2016 et reproduitesur notre site, « L’Akademi kreyòl ayisyen et la standardisation du créolehaïtien». En inventoriant le mode deproduction ainsi que les caractéristiques méthodologiques des dictionnairescréoles, Valdman rappelle et précise l’étendue des travaux menés dans cedomaine : « (…) le créolehaïtien est assurément, parmi les créoles français, celui qui asuscité le plus de travaux de nature lexicographique, soit au sens le plusstrict avec de nombreux dictionnaires […] mais aussi avec l’Atlaslinguistique d’Haïti, la monumentale thèse [de doctorat] de DominiqueFattier (6 volumes et plus de 2000 cartes) en 1998 ». Ainsi, (…) « oncompte pour cette langue une bonne vingtaine de dictionnaires bilingues ainsique deux dictionnaires unilingues (…) ». Il précise aussi que « Lesdictionnaires bilingues comprennent deux groupes, d’une part, des dictionnairesbi-directionnels, constitués d’une première partie où le CHS [créole haïtienstandard] est la langue cible et une seconde partie (ou un ouvragecorrespondant indépendant) où ce rôle est assumé par la langue desutilisateurs. Ces dictionnaires bilingues sont conçus principalement pourdonner à des étrangers accès au CHS [créole haïtien standard] pour desbesoins variables : accès à des textes, communication avec des locuteursnatifs, etc. La première partie assume ce que dans la tradition del’enseignement des langues étrangères en France l’on dénomme version :traduire des textes ou des échantillons oraux de la langue cible à la langueque maîtrise l’utilisateur. La seconde partie est utilisée pour les fonctionsinverses, ce que l’on dénomme thème : construire des énoncés ou destextes dans la langue cible en partant de la langue de l’utilisateur. » Parmiles nombreuses et grandes qualités de l’étude de Valdman, on retiendra que larédaction des dictionnaires du créole est menée par des lexicographesprofessionnels selon les exigences de production d’un savoir scientifiqueconfirmé.
Dans une précédente étude de haute amplitude,« Vers un dictionnaire scolaire bilingue pour le créole haïtien ?» parue en 2005 dans la revue La linguistique, Albert Valdman présente en annexe un « Inventaire desdictionnaires portant sur le créole haïtien». À titre informatif, jereproduis cet inventaire sans perdre de vue qu’il a été élaboré en 2005. La lecturede cette étude de premier plan d’Albert Valdman est elle aussi indispensable àtous ceux qui veulent examiner en profondeur la problématique de la productiond’un dictionnaire du créolehaïtien et les diverses questions théoriques et pragmatiques que leslexicologues doivent s’efforcer de résoudre, entre autres : laméthodologie dictionnairique, la constitution du corpus de référence, la norme,le classement des variantes régionales, « l’absence d’unmétalangage adéquat etc. De manière fort pertinente, Valdman trace uneperspective méthodologique centrale qu’il est utile de rappeler pour mieuxéclairer la démarche lexicologique car elle est destinée à orienter laconstitution d’un futur dictionnaire monolingue créole : « Au fur età mesure que le CH [créolehaïtien] est appelé à la rédaction d’une large gamme de textes, enparticulier dans les domaines techniques, et à son emploi dans les cyclesscolaires supérieurs, il se dotera d’un métalangage capable de traiter deconcepts de plus en plus abstraits. Dans l’attente de cette évolution, la lexicographiebilingue peut préparer le terrain en affinant ses méthodes, en particulierquant à : 1 / la sélection de la nomenclature ; 2 / la descriptiondes variantes et le classement diatopique, diastratique et diaphasiquedes lexies ; et 3 /le choix des exemples illustratifs. » L’inventaire est ainsiconsigné :
Inventaire desdictionnaires portant sur le créole haïtien Albert Valdman, 2005)
Bentolila Alain, et al.,1976, Ti Diksyonnè Kreyòl-Franse,Port-au-Prince, Éditions Caraïbes.
Faine Jules, 1974, Dictionnaire français-créole,Montreal, Leméac.
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Vilsaint Féquière, 1991,Diksyonè Anglè Kreyòl/English KreyòlDictionary, Temple Terrace, FL Educa Vision.
Vilsaint Féquière, 1994,Diksyonè Kreyòl Vilsen,Temple Terrace, FL, Educa Vision [destiné aux enfants et adolescents de ladiaspora, de la maternelle à la fin des études secondaires].
En guise de conclusion
À l’instar de n’importe queldictionnaire généraliste ou spécialisé, un dictionnaire monolingue créole ne peutêtre bricolé et mis en ligne dans l’aveuglement d’une « culture del’approximatif », au motif que dès qu’il s’agit du créole« tout voum se do » etqu’il est dès lors permis de diffuser auprès des lectorats unilingues créolophoneset bilingues français-créole des ouvrages au rabais, des objets de seconde mainou de qualité médiocre… Dans les écoles et dans les universités haïtiennes lesélèves et les étudiants sont déjà aux prises avec un système sous-qualifié :y introduire un dictionnaire créole qui n’a pas été élaboré selon les normes dela lexicologie professionnelle sera certainement dommageable de diversesfaçons, notamment en ce qui a trait à la maîtrise de la compétence écrite à laquelledoivent contribuer des ouvrages de référence. Il est nécessaire d’encouragerles étudiants à faire de la recherche sur le créole,mais il faut au préalable les initier à la méthodologie générale de la recherche,les former en profondeur aux savoirs de référence en lexicologie/lexicographie eten créolistique, les outiller au plan de la méthodologie spécifique de la « dictionnairique »et, également, les rendre aptes à intégrer certains apports de connaissances liéesà la lexicologie –en particulier la traductique et la terminologie. Plustard, beaucoup plus tard, diplômés et dépositaires de compétences confirmées aufil des ans, ces anciens étudiants devenus des professionnels expérimentés seronten mesure de contribuer à la rédaction d’un dictionnaire unilingue du créolehaïtien.
Pour éviter toute faussereprésentation quant au volet « encadrement des étudiants » dans laréalisation d’un dictionnaire du créolehaïtien, il faut répondre à une simple et incontournable question enlien avec un constat objectif : lesenseignants de la Faculté de linguistique appliquée sont-ils dépositaires d’unsavoir théorique et d’une expertise spécifique connue et reconnue dans ledomaine hautement spécialisé de la « dictionnairique » ? Laréponse est non, cette discipline spécifique n’est pas enseignée en Haïti etl’information accessible en ligne sur l’offre de formation de cette Faculté,disponible sur le site del’Université d’État d’Haïti, nefait pas mention d’une spécialisation en « dictionnairique ». À ma connaissance, en Haïti comme en dehors d’Haïti, aucune revue de linguistiquegénérale, aucune revue de lexicologie ou de sociolinguistique ne consigne destravaux scientifiques menés par des enseignants de la Faculté de linguistiquedans le domaine spécifique de la « dictionnairique »… Dansson étude « L’Akademikreyòl ayisyen et la standardisation du créole haïtien», Albert Valdman ne répertorie que deux dictionnaires unilinguescréoles et ils n’ont pas été rédigés ou supervisés par des enseignants de laFaculté de linguistique : celui de Jocelyne Trouillot, « Diksyonè kreyòl karayib »[Bibliothèque nationale d’Haïti et Éditions CUC Université Caraïbe, 2003] etcelui de Vilsaint, Féquière et Hertelou, « Diksyonè kreyòl Vilsen » (Éditions Éduca Vision, 1990, 1994,2003, 2009). N’étant pas dépositaires d’une expertise dans le domaine spécifiquede la « dictionnairique », les enseignants de la Faculté delinguistique appliquée ne peuvent donc pas assurer l’encadrement scientifiquedes étudiants dans la production d’un dictionnaire créole selon les normes dela lexicologie professionnelle. Le second enseignement que l’on peut tirer dece constat est que les enseignants de la Faculté de linguistique devraienteux-mêmes être formés en « dictionnairique » avant d’offrir auxétudiants un encadrement scientifique mesurable et adéquat en matière deconfection de dictionnaires bilingues ou unilingue créole. Ce prérequis decompétences dictionnairiques concerne également l’Akademikreyòl ayisyen qui en est dépourvue et ne peut contribuer à l’encadrementdes étudiants dans ce domaine précis comme d’ailleurs plus largement en aménagementlinguistique. En dehors d’une telle vision de l’expertise institutionnelle,préalable à la mise en route d’un dictionnaire créole, l’une des entités del’Université d’État d’Haïti risque de s’enfoncer dans la fausse représentationen faisant croire qu’elle accorde aux étudiants un encadrement scientifiquedont elle est dépourvue. Dans les conditions actuelles et compte-tenu del’inexistence à la Faculté de linguistique appliquée d’une expertisedictionnairique professionnelle connue et reconnue tant en Haïti que dans lesmilieux internationaux de production de dictionnaires, il est inconcevablesinon irresponsable de laisser ou de confier la réalisation d’un dictionnairedu créolehaïtien à « une vingtained’étudiants finissants en sciences du langage » au motif de leur bonnefoi présumée. Ce n’est pas avec de bonnes intentions que l’on produit une œuvredictionnairique de qualité selon les normes de la lexicographie professionnelle.
Il est venu le tempsd’entreprendre une indispensable réflexion de fond sur la Faculté de linguistique appliquée –où j’ai enseigné durantplusieurs années–, et dont les premiers pas remontent à 1978. Il est venu le temps de mettre àl’ordre du jour une profonde révision de ses programmes et une réorientation desa mission. D’ailleurs, quelle est aujourd’hui sa mission ? À quoi sert-elleen Haïti ? Autrement dit, le pays a-t-il vraiment besoin d’une Faculté delinguistique appliquée ? Forme-t-elle véritablement tous les quatre ans deslinguistes, des didacticiens, des lexicologues, des traducteurs diplômés etcompétents capables de répondre aux besoins du pays dans les différents domainesde la linguistique et singulièrement dans le système éducatif national ? Commentexpliquer qu’au bout de quatre années d’études conduisant à une licence, lesétudiants diplômés ne soient pas dépositaires d’un premier niveau despécialisation assorti d’un stage obligatoire ? De 1978 à 2016, combiend’ouvrages de référence cette Faculté a-t-elle produit, par exemple, sur laproblématique des langues d’enseignement en Haïti et en particulier sur l’enseignementdu créole et en créole? Dans le pays qui comprend le plus grand nombre au monde de locuteurs unilinguesdu créole, Haïti, cette Faculté a-t-elle publié ces dix dernières années, àtravers différentes revues nationales et internationales, des travaux derecherche sur le créole,sur la politique linguistique, sur l’aménagement du français et du créole dansle système éducatif national, sur la didactique français-créole ? A-t-elleacquis, par la qualité reconnue de ses travaux de recherche, le statut de pôlede référence scientifique dans les études sur le créole?
Tout cela renvoie à la nécessairevision de l’aménagement linguistique en Haïti à laquelle doit être liée et subordonnée l’activitédictionnairique : quel aménagement, pour qui, avec qui, et comment ? Ainsi,en fonction de la vision que l’on pose de l’aménagement des deux languesofficielles du pays, faut-il fabriquer un dictionnaire unilingue créole et/ouun dictionnaire bilingue bidirectionnel ? Quels devraient être les objectifs etles lectorats visés par un nouveau dictionnaire du créole haïtien, comment etavec quelle expertise dictionnairique professionnelle faudrait-il mettre enplace les conditions de sa production ?
Dansun article fort éclairant daté de septembre 2015 et paru sur notre site,« Réfléchir scientifiquement sur lalangue kreyòl», le linguisteHugues Saint-Fort plaide pour l’abord rationnel de la languecréole selon les exigences des sciences du langage. Les exigences descientificité sont les mêmes pour l’élaboration de divers types de dictionnairescréoles qui doivent répondre aux normes de la lexicographie professionnelle. Laproduction d’un dictionnaire unilingue en créole haïtien est une nécessitéhistorique liée aux droitslinguistiques des Haïtiens, mais elle ne peut être menée pardes dilettantes sans compétence linguistique professionnelle reconnue,embusqués ou pas dans d’improbables institutions haïtiennes aux qualificationsscientifiques limitées. Le futur dictionnaire unilingue du créole haïtiendevra être une œuvre solidaire, une démarche à la méthodologie rigoureuse procédantdes sciences du langage, un travail de haute exigence scientifiqueconduit par une équipe faisant maillage d’expertises professionnelles reconnueset complémentaires : celles de linguistes-lexicographes, jurilinguistes, terminologues,didacticiens, pédagogues, enseignants, écrivains…
RÉFÉRENCES
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