AMÉNAGER LE CRÉOLE ET LE FRANÇAIS EN HAÏTI : LE REGARD D’UNE ANCIENNE MINISTRE À LA CONDITION FÉMININE
ET AUX DROITS DES FEMMES
Ginette Chérubin, arch
Ex-ministre à la Condition féminine et aux droits des femmes
Port-au-Prince, octobre 2017
Madame le Ministre ? Madame la Ministre ?
Une question récurrente qui a surgi tout au long de mon mandat de ministre à la Condition féminine et aux droits des femmes.
Ma réponse a toujours été que les deux tournures se valent.
Quand la désignation : « Madame le Ministre » – inspirée de la forme sacramentelle pour s’adresser à un homme d’Etat du rang évoqué – vise une femme, elle exprime implicitement une situation de transition dans laquelle un espace traditionnellement occupé par des hommes se trouve en processus d’appropriation par un nombre de plus en plus significatif de femmes. Il en est de même d’autres secteurs réputés masculins qui, au fil du temps, se trouvent progressivement investis par la gente féminine. La tournure « Madame la Ministre » quant à elle, traduit un acquis consacré. Dans l’un et l’autre cas, il s’agit d’une dynamique de transformation profonde au niveau social, socio-professionnel, socio-culturel.
Telle argumentation, loin d’être approuvée par les féministes haïtiennes avait été considérée comme un accroc au combat pour la féminisation de la langue française. De l’avis de ces militantes, en tant que Ministre à la Condition féminine, je me devrais d’être plus engagée et plus proactive dans ce combat. A juste titre, dis-je a posteriori. D’autant plus que, depuis, la fonction du ministère s’est explicitée de manière plus concrète et plus claire par un nouveau libellé : « Ministère à la Condition féminine et aux droits des femmes ».
Au sujet de la problématique du genre dans la langue française, consultons Luca Greco de l’Université de la Sorbonne nouvelle – Paris III dans son essai en 2014 intitulé « Les recherches linguistiques sur le genre : un état de l’art » : « Alors que l’on reconnaît dans le langage un espace pour la construction et la déconstruction du genre, des sexualités et des sexes et que des féministes des plus célèbres s’y sont attardées pour en relever les traces de la domination masculine (Beauvoir 1976 [1949] : 13), de la différenciation des sexes (Cixous 2010 [1975]) ou pour en souligner la fonction de «plastie sur le réel» (Wittig 2007 [1992] : 105), il manque (en France) ce qui existe depuis quarante ans aux États-Unis, les Gender and Language Studies (les recherches linguistiques sur le genre), c’est-à-dire un courant qui rende compte de l’articulation entre genre, sexualités et langage… »
Face à ce constat relatif à la langue française, existe-t-il en Haïti une alternative en termes d’ouverture pour l’équité de genre dans le langage et dans l’écrit, du fait de la cohabitation de deux langues officielles selon le prescrit de la Constitution ?
Une opportunité semblerait en effet se présenter puisque chacune des langues a sa propre structure syntaxique et que, selon toute évidence, dans le créole, il n’existe pas de genre grammatical (youn tab, you soulye, you flè, you bel moun, fòs la, myèl la…) Le créole serait-il une langue « équitable » en matière de genre ? Rien ne sert de tirer des conclusions hâtives car il ne reste pas moins vrai que la langue étant le véhicule de la pensée, elle ne peut qu’exprimer cette pensée. En Haïti, la socialisation des hommes et des femmes se construit sur l’inégalité avec un rapport de pouvoir favorable aux hommes : domination masculine versus subordination féminine. D’où une discrimination selon le sexe ainsi que des stéréotypes dévalorisants pour les femmes. Aussi, comme en français, une panoplie d’expressions créoles consacre la faiblesse des femmes, limite leurs potentialités, en dépit du mythe des femmes « poto mitan ». Dans les faits, au-delà de la structure de la langue, la structure de la pensée est le facteur le plus déterminant en communication.
Mais en dépit de cette réalité, dans la société haïtienne avérée machiste, la question de féminisation de la langue subit le même traitement que tout ce qui tient du déni d’un déséquilibre dans les rapports de genre. Il va de la pure banalisation de la problématique au déficit criant de reconnaissance des droits linguistiques des femmes. Appuyer la démarche féministe pour le respect de ces droits a donc tout son sens.
Ceci dit, il s’avère que, dans une perspective de respect des droits humains et, plus précisément en regard des droits des femmes qui font l’objet de la présente, le travail des linguistes en Haïti devrait impliquer une réflexion et une action qui dépassent le simple aspect technique des langues. Une nouvelle donne s’impose: la prise en compte de l’approche genre.
Comment concevoir cette démarche genrée dans l’aménagement linguistique ?
Avec des limites conscientes de néophyte et la lucidité d’un déficit d’expérience dans le champ abordé – d’ailleurs relativement nouveau et assez peu développé dans le corpus théorique relatif à la science des langues – je me limiterai tout juste à l’exposé de quelques préoccupations personnelles.
De mon lieu de citoyenne, de professeure à l’université, d’ex-ministre à la condition féminine et aux droits des femmes, j’estime pouvoir avancer que les spécialistes en langue sont tenus, avant tout et inévitablement, de lever le voile sur les facteurs énoncés plus haut généralement occultés ou classés négligeables mais dont on ne peut faire l’économie.
L’aménagement linguistique, dans une perspective d’équité de genre, devrait avoir entre autres objectifs : une législation tenant compte des droits linguistiques des femmes et un ensemble de mécanismes et de mesures d’accompagnement pour l’application des lois.
- Une législation linguistique tenant compte des droits des femmes
L’élaboration d’un cadre légal pour l’aménagement linguistique des deux langues officielles d’Haïti s’impose.
En Haïti, non seulement les travaux de recherche dans le domaine articulant la langue et le genre semblent rares, la législation quant à elle ne s’attarde point sur ces aspects. Dans un pays où il est question de reconstruction et de refondation il nous parait impératif de promouvoir des activités académiques et l’élaboration de lois partant d’une réflexion articulée sur les paradigmes de domination, de différence, de performance dans les rapports sociaux de genre.
- Un ensemble de mécanismes et de mesures d’accompagnement pour l’application des lois
Ces mesures devraient :
- garantir l’éducation pour tous sans discrimination de genre garantissant un accès plus équitable des femmes et des filles au savoir. Ce qui induirait une meilleure capacité de celles-ci à s’exprimer dans une ou dans les deux langues officielles d’Haïti.
- lutter pour l’élimination des blocages traditionnels accordant une portée réductrice à la parole féminine et aux intérêts des femmes. De la catégorie de ces blocages citons : le mythe d’une parole masculine transcendante et la propension à caractériser la parole féminine de trop émotionnelle, trop mièvre, souvent trop abondante et peu pertinente. D’où : intimidation et stigmatisation
- viser l’élimination de la violence verbale contre le corps des femmes, une jauge du succès des hommes ou de la mesure de leur virilité, qui s’exprime à cœur joie notamment dans les divertissements : musique de danse, carnaval etc. (M manje Mamzèl, M pral koupe fanm sa…).
- favoriser l’appropriation effective par les femmes de leur droit intrinsèque à la parole au même titre que les hommes. Ce qui passe par le dépassement de la stigmatisation de la parole féminine. Parmi d’autres, un acquis d’importance en résulterait : une prise de parole plus patente des femmes notamment dans la sphère publique, avec une pleine confiance en soi apte à provoquer des impacts plus porteurs. Au bout du compte, de telles mesures entraîneraient une participation féminine renforcée à la vie politique et probablement une implication plus significative des femmes aux secteurs de décision. Autrement dit une porte serait ouverte pour la jouissance pleine et entière de leurs prérogatives citoyennes.
En tout état de cause, pareilles attentes ne seront pas satisfaites de manière spontanée. Il s’agit de conquêtes à viser dans le collimateur du mouvement féministe. Face à la réticence aux des changements dans les rapports de genre susceptibles de bouleverser des pratiques séculaires, il revient aux féministes de continuer leur plaidoyer et d’augmenter la pression jusqu’à constituer une force de frappe garante de ces conquêtes.
Dans le cas du français, à défaut d’une autorité directe sur l’orientation de la langue, le combat devra être mené dans l’espace francophone pour être porté par devant les instances compétences. Alors que dans le cas du créole haïtien, il s’agit bien d’un combat de terrain pour convaincre les autorités à agir.
Déjà les féministes haïtiennes, innovent et dynamisent la langue créole, en adoptant dans leurs pratiques langagières la féminisation des métiers et des professions. Elles les adaptent au sexe : doktè- doktèz ; senatè, senatèz etc. Un combat déterminé qui ose secouer le statu quo. A raison et en toute légitimité. Dans cette même dynamique – quelque farfelue que puisse paraître l’idée – pourquoi l’Académie créole, institution d’avant-garde représentant une grande avancée en regard de la démocratie, du respect des droits linguistiques et de la diversité culturelle ne pourrait-elle pas concevoir un dictionnaire où seraient bannis, rejetés, sanctionnés ou signalés comme inopportuns des mots et expressions dévalorisant pour les femmes ou toute autre catégorie discriminée ? Ou n’est-il pas possible d’envisager un dictionnaire spécial de mots et expressions créoles à placer en quarantaine ?
De toute manière, l’Académie créole a un rôle majeur à jouer. C’est à cette institution dont la mission est la codification de notre langue vernaculaire de se hisser à la hauteur de son rôle historique pour contribuer efficacement à déconstruire notre société d’exclusion et la refonder sur la tolérance, la civilité entre les locuteurs, le respect réciproque de leurs droits et du coup, sur des rapports de genre équilibré.
En conclusion, les droits linguistiques consacrés dans la Chartre des droits humains accorde à toute personne, sans discrimination de sexe, la liberté de s’exprimer dans la langue de son choix et avant tout, dans sa langue maternelle. En regard de cette référence, questionner les droits linguistiques des femmes pourrait paraître superfétatoire. Mais notre réflexion met à nu une toute autre vérité.
La construction de l’Etat de droit que prône la société haïtienne depuis la chute de la dictature renvoie à l’édification d’une société d’équilibre, san fos kote, pour citer mon leit motiv de Ministre à la Condition féminine et aux droits des femmes. Une société offrant des opportunités égales pour tous et pour toutes, où se valent tous les droits fondamentaux appelés à garantir l’épanouissement personnel de chaque citoyen, de chaque citoyenne. Parmi ces prérogatives, le droit à la parole n’est pas une notion abstraite. Il demeure un indicateur clé dans une démocratie.
Les hommes autant que les femmes d’Haïti doivent, grâce à un aménagement linguistique adéquat respectueux de leurs droits, avoir, l’assurance d’un libre usage du français et/ou du créole pour l’expression de leur pensée, de leurs aspirations et de leurs rêves sans discrimination aucune.