Aménagement du créole et du français en Haïti : langue
créole, changement social, développement économique
Par Hugues Saint-Fort
New York, octobre 2017
Dans la première partie de cette contribution, j’expliquerai le concept d’aménagement linguistique ainsi que celui de politique linguistique et de planification linguistique.[1] Dans la deuxième partie, je montrerai l’importance et la nécessité d’un aménagement linguistique en Haïti ; dans la troisième partie enfin, je discuterai des rapports entre l’aménagement linguistique et le rôle des études créoles et de la langue créole dans le changement social et le développement économique en Haïti.
Qu’est-ce que l’aménagement linguistique ?
Le sociolinguiste français Didier de Robillard (1997 : 36) définit l’aménagement linguistique comme « un ensemble d’efforts délibérés visant à la modification des langues en ce qui concerne leur statut ou leur corpus ». Dans toutes les sociétés, la présence de plus d’une langue parlée par les locuteurs sur le même territoire tend à créer des problèmes de rivalité ou de concurrence. Au Québec par exemple, la domination de l’économie américaine et son pouvoir d’attraction sur la société québécoise tendent à affaiblir l’usage de la langue française au profit de l’anglais. Il en résulte une forte concurrence linguistique entre ces deux langues, ce qui a amené plusieurs gouvernements québécois à intervenir en faveur du français qui a toujours été la langue historique de cette province [2] et la langue maternelle de la majorité des locuteurs.
Pour Didier de Robillard, « si l’homme a toujours tenté d’intervenir plus ou moins délibérément sur les langues (par exemple en les faisant accéder à l’écriture), le développement des États-nations modernes, celui de la linguistique depuis le XIXème siècle, suivi de l’essor de la sociolinguistique, donnent un caractère de plus en plus délibéré aux interventions d’aménagement linguistique, une scientificité croissante, et une professionnalisation de plus en plus marquée (le récent métier de terminologue en est un exemple). »
L’aménagement linguistique est devenu une spécialité de la linguistique mais il est traversé de conflits et de questionnements, parmi lesquels son statut en tant que science (par exemple, dans quelle mesure l’interventionnisme fondé sur des règles et des normes sociales ou politiques peut-il faire bon ménage avec la scientificité ?). Au moins deux autres termes sont encore employés parmi les sociolinguistes pour désigner les activités entreprises pour modifier les formes d’une langue ou son usage dans la société. Ces termes sont politique linguistique et planification linguistique. Dans certains milieux, ils sont encore utilisés mais de plus en plus c’est le terme aménagement linguistique qui tend à être standardisé. On a constaté en effet vers la fin des années 1980 un échec assez régulier des différentes tentatives de mise sur pied de plans nationaux visant à établir l’usage de variétés linguistiques dans une société. Si la notion de politique linguistique tend parfois à faire double usage avec le concept d’aménagement linguistique, il est important cependant de souligner que d’une manière plus précise, le terme de politique linguistique désigne plutôt les objectifs linguistiques, politiques, et sociaux qui sous-tendent le processus de l’aménagement linguistique. Quant à l’expression « planification linguistique », elle présentait « des connotations négatives, notamment un certain autoritarisme incompatible avec le respect des droits des minorités linguistiques… » (Rousseau, Louis-Jean cité par Berrouet-Oriol, Robert 2011 : 77).
Cependant, que l’on parle de politique linguistique ou de planification linguistique, l’aménagement linguistique comporte deux phases fondamentales : une phase où on s’occupe principalement de la structure interne de la langue, où les opérations portent surtout sur le corpus linguistique (orthographe, prononciation, grammaire, vocabulaire), et une phase où on s’occupe principalement du statut de la langue (quelle variété doit-on utiliser dans telle communauté, ou telle situation, quelle doit être la langue de la scolarisation, etc. ?). Évidemment, cette distinction n’est pas toujours aussi nettement tranchée car le plus souvent les activités d’aménagement linguistique peuvent être plus compliquées dans la pratique. Pour Didier de Robillard (1997), ces deux volets de l’aménagement linguistique (corpus et statut) sont complémentaires, les modifications de statut se répercutant sur le corpus et inversement.
La définition finale qu’il propose est la suivante et c’est à partir de cette définition que je continuerai ma contribution : « Activité scientifique, intégrant souvent des acquis pluridisciplinaires compte tenu de la complexité des réalités abordées, l’aménagement linguistique s’applique à décrire, étudier, évaluer des situations, à proposer des solutions et des moyens concrets pour résoudre des problèmes linguistiques de toute nature. Il se conçoit comme visant délibérément à influencer les comportements linguistiques des locuteurs à l’échelle du groupe quant à l’emploi de (variétés de) langues, ou de formes linguistiques (orthoépiques, graphématiques, orthographiques, morphosyntaxiques, lexicales, etc.).
Importance et nécessité d’un aménagement linguistique en Haïti
Apparemment, toutes les conditions sont réunies pour que se mettent en place des décisions d’ordre glottopolitique, des stratégies spécifiques débouchant finalement sur une intervention de l’État sur la question des langues en Haïti. Il existe depuis longtemps dans la société haïtienne –héritage de la colonisation française et de l’esclavage — une situation linguistique conflictuelle caractérisée par la présence d’une langue, le français, langue parlée principalement par une minorité sociale dominante à revenu élevé, face à une autre langue, le kreyòl, langue des classes populaires et paysannes à revenu très bas, bien que tous les locuteurs haïtiens, sans distinction de classe sociale, parlent couramment cette dernière langue.
Il n’existe pas de concurrence en Haïti entre le français et le kreyòl. Il n’y a pas non plus de rivalité car le français a pour lui le prestige d’une langue internationale, millénaire, dotée d’une littérature reconnue, parlée par des millions de locuteurs à travers le monde. Le français jouit aussi du pouvoir d’avoir été la langue du colonisateur à l’époque où Haïti s’appelait Saint-Domingue. Le kreyòl a contre lui le fait d’être une langue parlée par d’anciens esclaves, d’anciens colonisés, dotée d’une littérature relativement pauvre et largement inconnue. Mais, le kreyòl jouit d’une légitimité indiscutable dans la société haïtienne car c’est la langue parlée et comprise par tous les locuteurs haïtiens.
Il y a eu quelques tentatives de réforme du système éducatif haïtien dominé, depuis l’indépendance haïtienne acquise en 1804, par le français, langue qui n’est pas comprise par la majorité des élèves du primaire et même, dans une certaine mesure, du secondaire. La plus connue et la plus souvent citée demeure la réforme Bernard lancée en 1979, du nom du ministre de l’Éducation nationale de l’époque, Joseph Bernard. L’objectif principal de cette réforme visait à former des élèves qui seraient des bilingues équilibrés à la fin du cycle fondamental de leur scolarisation, c’est-à-dire les dix premières années. Pour atteindre ce but, le kreyòl devait être la langue d’enseignement des matières scolaires durant les quatre premières années de scolarisation et le français ne devait être enseigné qu’oralement en tant qu’objet d’enseignement, durant la première année scolaire. Ce n’est que durant la troisième année scolaire que les enseignants pourraient commencer à enseigner le français écrit Dejean (2010). Malgré ses larges insuffisances, la réforme Bernard a représenté un moment fort dans l’histoire du système éducatif haïtien en raison de la volonté manifestée par l’État haïtien en la personne du ministre Joseph Bernard de faire évoluer le système dans le sens d’une égalité linguistique. Malheureusement, les forces hostiles au changement social entreprirent une politique de sabotage qui eut raison de la réforme. Selon le linguiste Robert Berrouet-Oriol (2017), « les détenteurs réels du pouvoir politique d’alors » [torpillèrent] la réforme Bernard de 1979 qui avait « pour la première fois introduit le créole dans le système éducatif national à titre de langue d’enseignement et de langue enseignée ».
Depuis quelques décennies, suite au travail d’éducation identitaire et de conscience linguistique poursuivi par des linguistes, des éducateurs et des intellectuels haïtiens, le kreyòl commence à pénétrer dans des secteurs jusque-là réservés au seul français. Par exemple, la grande majorité des émissions de radio en Haïti est diffusée en kreyòl ; pratiquement tous les discours publics des hommes politiques sont prononcés en kreyòl ; dans les rues, les affiches publicitaires sont rédigées en kreyòl ; une Académie kreyòl (Akademi Kreyòl Ayisyen, AKA) a été instituée en 2014 et surtout un grand nombre de publications littéraires en kreyòl ont vu le jour.
L’usage et les fonctions de la langue kreyòl au sein de la société haïtienne ont évolué considérablement au cours des trois ou quatre dernières décennies et vont affecter la structure interne de la langue. L’orthographe de la langue kreyòl s’est standardisée mais elle n’a pas résolu tous les problèmes. La nécessité d’un aménagement linguistique dans la société haïtienne se fait de plus en plus pressante. Les comportements linguistiques des locuteurs au niveau du groupe, de la collectivité ont besoin sinon de modèles, du moins de pistes de réflexion pour les guider dans l’utilisation de nouvelles formes linguistiques. L’établissement de la récente Akademi Kreyòl Ayisyen (AKA) devrait fournir l’occasion de créer une institution qui mette en valeur une norme linguistique kreyòl autonome par la production de grammaires descriptives et normatives, de dictionnaires unilingues et l’élaboration d’une variété standardisée du kreyòl.
Dans la mesure où le français fait aussi partie du paysage linguistique haïtien même si le volume de ses locuteurs reste limité, le travail d’aménagement linguistique dans la communauté linguistique haïtienne devrait aussi prendre en compte les modalités de l’utilisation de cette langue. Puisque le français et le kreyòl constituent les deux langues officielles de la République, les locuteurs de ces deux langues devraient avoir accès aux services publics dans l’une ou l’autre de ces deux langues sans encourir le risque d’une forme quelconque d’humiliation au cas où l’une de ces deux langues est utilisée.
Aménagement linguistique et rôle de la langue kreyòl dans le changement social en Haïti
Les pratiques d’aménagement linguistique ont commencé à se répandre sur une grande échelle au cours des années 1960, quand un grand nombre de nations nouvellement indépendantes en Afrique et en Asie ont dû faire face à la question de la sélection et de l’implémentation d’une langue nationale (Mesthrie et alii 2004). Sur ce point, un rapport de l’Unesco (The United Nations Educational, Scientific, and Cultural Organization) paru en 1953 puis en 1968 est généralement considéré comme la référence sur ce sujet. Selon le comité d’experts réunis par l’Unesco en 1951 pour statuer sur la question de la langue de l’éducation, c’est la langue utilisée effectivement par les enfants qui devrait être la langue de choix dans la sélection de la langue de l’éducation. Cette langue sera donc, selon les experts de l’Unesco, la langue maternelle de l’enfant (Langue1) :
“It is axiomatic that the best medium for teaching a child is his mother tongue. Psychologically, it is the system of meaningful signs that in his mind works automatically for expression and understanding. Sociologically, it is a means of identification among the members of the community to which he belongs. Educationally, he learns more quickly through it than through an unfamiliar medium.” (Unesco 1953:11)
(Il est clair que le meilleur véhicule pour enseigner un enfant est sa langue maternelle. Au plan psychologique, c’est le système de signes significatif qui dans son esprit fonctionne automatiquement pour l’expression et la compréhension. Au plan sociologique, c’est un moyen d’identification parmi les membres de la communauté à laquelle il appartient. Au plan éducatif, il apprend plus vite dans sa langue maternelle que dans tout autre véhicule qui lui est étranger.) [ma traduction]
La réforme éducative initiée par le ministre Bernard en 1979 était sur la bonne voie en empruntant le chemin de la langue maternelle des enfants haïtiens pour leur scolarisation. On a vu que sa réforme n’a pas obtenu la réussite que le ministre était en droit d’espérer. Comment réussir un aménagement linguistique dans une communauté linguistique comme celle d’Haïti déchirée par des luttes de classe centenaires dont les deux langues, le kreyòl et le français, ne sont que les marqueurs les plus évidents ? Comment peut-on agir efficacement sur les comportements linguistiques des locuteurs haïtiens ?
Malgré le semi-échec subi par la réforme Bernard, on devrait poursuivre avec l’aménagement de statut, c’est-à-dire l’utilisation clairement définie de la langue maternelle, le kreyòl, en tant que véhicule de la scolarisation des enfants. Il s’agit de modifier le rôle joué par la langue dans la société haïtienne et l’institution scolaire occupe une position de premier plan dans ce long processus. La langue kreyòl qui a été déclarée co-langue officielle avec le français doit pouvoir véritablement jouer ce rôle dans la société haïtienne. Ce n’est pas l’image qui est donnée quand on observe les documents officiels publiés par l’État haïtien depuis 1987, date de la déclaration du kreyòl comme langue officielle.
L’institution sur laquelle certains projettent beaucoup d’espérances – l’Akademi kreyòl ayisyen (AKA) – doit faire face à des tâches immenses. Parmi celles-ci, il y en a trois qui se font pressantes :
- Sélection : Selon toute évidence, c’est l’AKA qui est destinée à devenir le fer de lance de l’aménagement linguistique en Haïti. Elle devra restaurer le statut de la langue kreyòl dans la société haïtienne. En particulier, elle devra décider quelle variété linguistique devra constituer la norme parmi les trois dialectes qui représentent le kreyòl haïtien : le dialecte du Nord, le dialecte du Sud et le dialecte du Centre (le dialecte en usage chez les locuteurs de Port-au-Prince).
- Codification : Trudgill (2003 : 23) définit la codification comme le processus par lequel une variété linguistique en tant qu’élément du processus général de standardisation d’une langue, acquiert une forme fixe et reconnue dans laquelle les normes sont établies au regard de la grammaire, du vocabulaire, de l’orthographe. Dans la mesure où il existe déjà une orthographe standard du kreyòl, la tâche de l’AKA consistera à fixer certains points de détail concernant cette orthographe, mais il y aura beaucoup à faire dans les domaines de la grammaire et du lexique. Par exemple, les modifications dans le statut de la langue kreyòl conduiront à une augmentation du lexique de cette langue afin de créer de nouveaux termes pour l’enseignement de matières scolaires comme la biologie, la physique, la chimie. Hormis le texte de pionnier Gramè deskriptif kreyòl ayisyen an de la linguiste haïtienne Jockey Berde Fedexy (2015), il n’existe pas encore de véritable grammaire descriptive du kreyòl. En lexicographie, malgré plusieurs dictionnaires bilingues, rares sont les dictionnaires unilingues kreyòl.
- Implémentation : Après avoir choisi la variété qui représentera la norme, l’AKA devra produire les livres, journaux, revues, et d’autres matériels éducatifs écrits dans la variété nouvellement codifiée. Il revient aussi à l’AKA de conduire une politique de marketing pour encourager l’acceptation de la nouvelle variété, des textes de grammaire et des dictionnaires.
L’aménagement linguistique peut conduire à long terme vers un changement social. S’il est bien mené et surtout s’il est renforcé par un gouvernement soucieux de servir les masses, promouvoir la démocratie et la justice, et le respect des institutions sociales, –ce qui a rarement été le cas dans l’histoire haïtienne — l’aménagement linguistique peut servir à revitaliser le sentiment d’unité chez les Haïtiens et jeter les bases des nouvelles structures d’un État haïtien. Il peut également contribuer à faciliter le développement économique qui nous fait cruellement défaut.
Références citées :
Berrouet-Oriol, Robert (2017) Nouvel éclairage sur l’aménagement du créole en Haïti. Article paru dans le quotidien Le National, Port-au-Prince, le 3 septembre 2017.
Berrouet-Oriol, R., Cothière, D., Fournier, R., Saint-Fort, H., (2011) L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions. Montréal : éditions du CIDIHCA et éditions de l’Université d’État d’Haïti.
Cooper, Robert L. (1989) Language Planning and Social Change. Cambridge: Cambridge University Press.
Dejean, Yves (2010) Creole and Education in Haïti in The Haitian Creole Language. History, Structure, Use and Education. Pgs. 199-216. Lexington Books, a division of Rowman & Littlefield Publishers, INC.
De Robillard, Didier (1997) Aménagement linguistique in Sociolinguistique. Concepts de base. Moreau, Marie-Louise (éd.). Pierre Mardaga, éditeur.
Fedexy, Jockey Berde (2015) Gramè deskriptif kreyòl ayisyen an. JEBCA Éditions.
Mesthrie, Rajend and alii (2004) Introducing Sociolinguistics. Philadelphia: John Benjamins Publishing Company.
Trudgill, Peter (2003) A Glossary of Sociolinguistics. Edinburgh: Edinburgh University Press.
UNESCO (1953) The Use of Vernacular Languages in Education: the report of the UNESCO meeting of specialists, 1951. Paris: UNESCO.
Notes
[1] Pour une vue plus détaillée de ces 3 concepts, voir le livre de référence « L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions » co-écrit par quatre linguistes, R. Berrouet-Oriol, D. Cothière, R. Fournier, et H. Saint-Fort. Éditions du CIDIHCA, Montréal/Éditions de l’Université d’État d’Haïti, 2011.
[2] Cf. http://www.axl.cefan.ulaval.ca/Langues/4intervention_causes.htm