POUR UNE ACADÉMIE CRÉOLE
RÉGIE PAR UNE LOI FONDATRICE D’AMÉNAGEMENT LINGUISTIQUE
Par Robert Berrouët-Oriol
Montréal, le 26 novembre 2014
Plusieurs correspondants m’ontdemandé d’éclairer davantage ma vision de l’aménagement linguistique en amontde l’Académie créole. J’y souscris volontiers en signalant d’entrée de jeu l’existenced’un verrou : le projet Académie créole, à ma connaissance, n’a pas faitl’objet de débats publics dans le corps social haïtien hormis les interventionsdu colloque d’octobre 2011 convoqué par les initiateurs du projet. L’absence dedébats publics sur un sujet aussi important me semble symptomatique d’une certainesous-culture de la pensée unique intolérante envers la parole critique et qui rêve de verrouiller sinon decontrôler toute prise de parole publique, dans la société haïtienne, sur laproblématique linguistique.
Dans mon plus récent article (NDLR : accessible sur cette page à la suite de cet article), L’Académie créole : « lobby », « ONG » ouinstitution d’État sous mandat d’aménagement linguistique ?», j’ai plaidépour la formation d’une Académie créole issue d’« un véritable projet d’aménagement linguistique porté par une loi et desrèglements d’application ». J’aiassumé qu’une Académie créole, autrement instituée, trouvera toute salégitimité dans le cadre d’une politique linguistique donnant lieu à la loifondatrice d’aménagement de nos deux langues officielles.
Mon propos procède d’une visionde la problématique linguistique haïtienne formulée dans notre livre deréférence, L’aménagement linguistique enHaïti : enjeux, défis et propositions ,etdans nombre d’articles publiés depuis 2011 par l’un et l’autre co-auteur de celivre. Ainsi, dans l’article « L’écoleen créole, en français, dans les deux langues ? État de la question etperspectives »j’ai situé la configurationlinguistique haïtienne selon la synthèse suivante :
1- un patrimoine linguistique national historiquement constitué enpartage inégal, adossé à l’institution de l’usage dominant dufrançais et à la minorisation institutionnelle du créole à l’échellenationale;
2- une exemplaire insuffisance de provisions constitutionnelles au regardde l’aménagement linguistique,insuffisance en phase avec le déni des droits linguistiques de l’ensemble deslocuteurs haïtiens;
3- l’inexistence –conséquence du déficit de vision et de leadership del’État–, d’une politique linguistique publiquement énoncée et promue,préalable à la mise en œuvre d’un plan national d’aménagement des deux langueshaïtiennes;
4- la perduration d’une École haïtienne à deux vitesses qui engendrel’exclusion sociale, qui pratique la discrimination linguistique en contexted’échec quasi-total des trois réformes du système éducatif haïtien à 80%gouverné et financé par le secteur privé national et international.
J’estime capital de préciser quema vision de la configuration linguistique haïtienne s’articule au creux desnotions de « droitslinguistiques », d’« équitédes droits linguistiques » et du « droit à la langue » amplement explicités, en mai 2014, dansmon « Plaidoyerpour une éthique et une culture des droits linguistiques en Haïti ».Ainsi, ma plaidoirie pour la généralisation del’utilisation du créole dans la totalité du système éducatif haïtienest fondée sur le « droit à lalangue » et sur «l’équité des droits linguistiquesL’équité des droits linguistiques» s’entend au sens où tous les Haïtiens,égaux devant la loi, ont tous les mêmes droits linguistiques. Les créolophonescomme les bilingues créole-français (les francocréolophones) ontles mêmes droits et doivent pouvoir en tout temps les faire valoir aussi biendevant un tribunal, dans une entreprise privée que dans un service del’Administration publique. Cette équitédésigne la reconnaissance et l’effectivité du droit à l’usage sansrestrictions de la langue maternelle, le créole, reconnue et promue à paritéstatutaire avec le français L’équité des droits linguistiques s’entendégalement au sens où tous les Haïtiens ont le droit d’être scolarisés etéduqués dans les deux langues du patrimoine linguistique national, le créole etle français.
Pareille vision de laproblématique linguistique haïtienne interpelle l’État car l’aménagementlinguistique est d’abord et avant tout une affaire d’État. L’effectivité des « droits linguistiques », l’« équité des droits linguistiques » etdu « droit à la langue »sont du domaine de l’État législateur : nos droits linguistiques, enconformité avec la jurisprudence internationale, sont d’abord et avant tout duressort dudroitconstitutionnel interne (art. 5 de la Constitution de 1987). Laconstitutionnalité implicite de ces droits oblige donc l’État à légiférer pouren garantir le respect et l’efficience. Selon cette vision, il revient à l’Étathaïtien delégiférerparuneloilinguistiqueparticulièrequi édicte d’une manière assez exhaustive des droits et des obligationslinguistiques. Nous avons établi la configuration préliminaire d’une tellelégislation par l’énoncé d’une exploratoire « Proposition pour l’élaboration de la première loi sur l’aménagementlinguistique en Haïti » (chapitre VII du livreL’aménagementlinguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions).
L’État législateur, qui al’obligation de garantir l’effectivité de nos droits linguistiques parl’adoption d’une loi d’aménagement de nos deux langues officielles, estégalement appelé à instituer –-par cette loi fondatrice–, l’Académie haïtienne selon les termes de l’article 213 de laConstitution de 1987. C’est à ce niveau que se situe le premier nœud d’uneradicale différence de vision entre les promoteurs de l’Académie créole et moi,je l’assume entièrement. Malgré l’insuffisance de provisions constitutionnellesau regard de l’aménagement linguistique, l’État législateur peut aujourd’huiagir selon l’esprit de la Constitution de 1987 par l’adoption de notre premièreloi fondatrice d’aménagement de nos deux langues officielles. Voilà ce qu’ilaurait fallu obtenir du Parlement haïtien ces dernières années. Mais c’est dansla négation improductive d’une vision pionnière de l’aménagement linguistiqueque les promoteurs empressés de l’Académie créole ont décidé de se substituer àl’État en créant un lobbylinguistique, un groupe de pression quasi-privé dont l’actionn’émane pas de l’État et n’est pas assumée par l’État .Nous voici dès lors convoqués à des manœuvres politiciennes, à un jeu depouvoir politique dont la langue créole, je le crains, risque de faire lesfrais dans une société qui a du mal à fonctionner selon les règles de l’État dedroit. Peut-on se réclamer de l’État de droit et, du même mouvement, sesubstituer à l’État pour ensuite quérirl’onction de l’État et la grâce d’être « reconnu », par ce même État ? Lalinguistique et la langue créole ne semblent avoir aucun intérêt dans cetteborgne valse dont on nous somme, sous le manteau d’une non-convaincante casuistique,d’entériner le baptistaire…
Il est essentiel de savoir que la« Lwapou kreyasyon akademi kreyol ayisyen an »,consignée dans Le Moniteur du 7 avril 2014,estune loi déclarative, uniquement, qui n’accorde aucun pouvoirjuridique d’aménagement linguistique à l’Académie créole. C’est à ce secondniveau que se situe le nœud d’une radicale différence de vision entre lespromoteurs de l’Académie créole et moi. Le Parlement haïtien n’a accordé aucunpouvoir juridique d’aménagement linguistique à l’Académie créole. Le texte de loidispose qu’une Académie haïtienne est instituée« envue de fixer la langue créole et de permettre son développement scientifique etharmonieux» (cf. l’article213 de la Constitution). Aux termes de la « Lwapou kreyasyon akademi kreyol ayisyen an », l’institutionne peut qu’émettre des avis. Et je souligne dans la clarté que les avis, les vœux, les recommandations oules dénonciations de l’Académie créole n’auront aucune force légale…
Un exemple concret. Prenons deuxalinéas de l’article 6 de la Lwa pou kreyasyon akademi kreyol ayisyen anAkademi Kreyòl Ayisyen an gen pou li
a) Pran tout dispozisyon pou toutenstitisyon leta kou prive fonksyone nan lang kreyòl la selon prensip, reglemanak devlopman lang nan;
ch) Pran toutdispozisyon pou ede popilasyon ayisyen an jwenn tout sèvis li bezwen nan langkreyòl la. »
Il s’agit là de deux dispositionsmajeures : sont-elles déclaratives, incitatives ou obligatoires ? Avecquels moyens concrets l’Académie créole va-t-elle faire appliquer ces dispositionset en vérifier l’efficience ? Va-t-elle compter sur le bon vouloir desinstitutions pour que l’obligation présumée d’utiliser la langue qui unit tousles Haïtiens, le créole, soit partout respectée dans l’Administration publiqueet le secteur privé ?
Illustration. Prenons le casd’une banque commerciale : selon ces deux dispositions, le client seraiten droit de réclamer d’être servi en créole. Cela signifie que tous lesservices doivent lui être fournis en créole : échanges verbaux, correspondancesécrites, reçus de transactions, relevés bancaires etc. Si par pragmatismecertaines entreprises privées n’ont pas le choix que de servir verbalement leursclients en créole, surtout quand la clientèle est unilingue créolophone, larédaction des documents administratifs se fait exclusivement en français.Qu’arrivera-t-il à cette banque si elle refuse de satisfaire le choix de sonclient d’être servi en créole ? Que pourrait faire l’Académie créole ? Cetteentreprise commerciale s’exposerait-elle à une amende par exemple ? Le clientpourrait-il porter plainte et faire prévaloir son droit à la langue créole ?
Ce n’est pas la loi de créationde l’Académie créole qui fournira des réponses à ces questions. Il n’y a aucundispositif contraignant prévu dans cette loi, il est vain, présomptueux ettrompeur de vouloir faire croire le contraire. Or toute intervention doit êtrelégalement définie, sinon on tombe dans le domaine de l’arbitraire et del’improvisation en dehors du cadre légal. On pourrait reproduire le mêmescénario pour une entité publique, notamment en ce qui a trait à la promotiondu créole dans l’Administration publique et au chapitre de la rédactionbilingue des lois au Parlement, sans oublier la complexe interventionlinguistique dans les systèmes éducatifs haïtiens. L’Académie créole n’apas le pouvoir d’émettre une ordonnance d’application immédiate faisantobligation à l’État d’instituer –-comme je le soutiens–, la généralisation de l’utilisation du créole dans la totalité dessystèmes éducatifs haïtiens. En réalité la nouvelle institution n’en a etn’en aura pas les moyens et on admettra qu’il y a tromperie consumée dans lafabrication de l’Académie créole : le « Comité d’initiative » a faitune lecture volontairement tronquée et trompeuse de l’article 213 de laConstitution de 1987. Il y a aussi fausse représentation car l’article 6 de laloi de création de l’Académie créole s’attribue largement une juridiction et unmandat que seul un projet d’ensemble d’aménagement des deux langues officiellesdu pays assumera en en définissant les provisions légales et les mécanismes d’application.
Suis-je en accord avec lacommande de la Constitution de 1987 posant l’institution de l’Académie haïtienne? Oui, certainement, mais selon la vision de l’aménagement linguistique dontj’offre ici un éclairage supplémentaire. J’assume ainsi qu’une future Académiecréole, autrement instituée, trouvera toute sa légitimité dans une claire politiquelinguistique instituée par une loi fondatrice d’aménagement de nos deux languesofficielles et des règlements permettant son application mesurable. Je dis qu’ilest illusoire de croire et de faire croire que l’on peut –avec desdénonciations, des vœux, de simples avis–, faire toutes les « révolutionslinguistiques » nécessaires en Haïti et obliger l’État à agir dans lechamp linguistique. Et ce n’est pas la prochaine « installation » del’Académie créole par un Exécutif néo-duvaliériste, le 4 décembre 2014, qui endira le contraire ni le crédo positiviste. Je le précise encore, l’aménagement desdeux langues officielles du pays est d’abord et avant tout une affaire d’État,c’est par cette voie au plan législatif qu’il nous faut agir selon une clairevision linguistique de l’entreprise.
Dans le contexte d’une politiquelinguistique instituée par une loi fondatrice d’aménagement de nos deux languesofficielles, la future Académie créole pourrait être un précieux guidelinguistique sous mandat explicite, l’instance gestionnaire d’un vaste chantierterminologique destiné à fournir les lexiques et vocabulaires scientifiques ettechniques bilingues français-créole ainsi que le matériel didactique bilingue quiaccompagneront le cheminement de la société dans le champ linguistique. Ilfaudra certainement éviter d’en faire une Académie française « àl’haïtienne » au sens d’un préfet de discipline qui entend tout régenterdans le parler quotidien de la population, dans l’usage privé du créole…
La vision de la problématiquelinguistique haïtienne que je partage avec d’autres collègues est une visioncitoyenne qui entend embrasser le champ linguistique dans sa globalité. Cettevision se fonde sur l’effectivité des « droits linguistiques » et du « droit à la langue ».Le « droit à la langue », qui désigne et consacrela reconnaissance et la primauté de la langue maternelle -–le créole–, est undroit humain fondamental pour tous les Haïtiens. À ce titre, la reconnaissancedu droit à la langue maternelle doit être arrimée aux autres droitsfondamentaux consignés dansla Constitution de 1987. Le« droit à la langue » faitobligation à l’État haïtien de légiférer suivant sa politique linguistique dansl’espace public comme dans le champ éducatif. Seules des garanties légales etinstitutionnelles, consignées au préalable dans le cadre d’une loicontraignante d’aménagement linguistique, peuvent rassembler les unilinguescréolophones autour de la restitution de leur droit à la langue maternellereconnue et promue dans l’espace public comme dans le champ éducatif.
Ainsi, dansun texte fort bien documenté et convaincant, « Une Académie de langue kreyòl ou une politique linguistique enHaïti »le linguiste Hugues Saint-Fort éclaire comme suit notre commune réflexion defond :
«Onse crée beaucoup d’illusions en présentant l’institution d’une Académie delangue créole comme la solution miracle à tous nos problèmes d’ordrelinguistique. S’il est vrai qu’il est temps que décideurs et linguistes enHaïti doivent collaborer pour agir sur la structure et sur le statut de lalangue créole, il est tout aussi clair que ce n’est pas l’établissement d’uneAcadémie de langue créole qui règlera la problématique créole dans lacommunauté linguistique haïtienne. Si l’on veut apporter une réponse pertinenteau « problème linguistique haïtien », c’est-à-dire la promotion du statut socialde la langue première de tous les locuteurs haïtiens nés et élevés en Haïti,ainsi que l’aménagement de la langue elle-même, sa codification, sastandardisation dans une société où la langue dominante socialement, celle quidonne accès à la mobilité sociale, le français, n’est pas parlée, ni comprisepar l’immense majorité des locuteurs haïtiens, l’adoption d’une politiquelinguistique demeure indispensable. »
Pour conclure, il estessentiel de rappeler quelquesnotions tirées du Grand dictionnaire terminologique de l’Office québécois de lalangue française. La notion d’aménagementlinguistique « renvoie à toute forme de décision prise pour orienter etrégler l’usage d’une ou de plusieurs langues. Elle englobe donc lesnotions d’aménagement et de législation linguistiques Cetaménagement par l’État législateur prend, dans la littérature scientifique, le sens de la « mise en place de la politique linguistique,lorsqu’un État a choisid’intervenirexplicitement sur la question des langues ». Il faut savoir quela politique linguistique,qui fonde l’entreprise d’aménagement linguistique d’un pays, part d’une visionconsensuelle du statut et des fonctions dévolues à une ou à plusieurs langues,qui se traduit de manière générale par un « ensemble de mesureslégislatives et exécutives ». C’est donc vers cetensemble de mesures législatives que doit tendre notre action et c’est ce qu’ilfaut obtenir de l’État pour qu’il intervienne dans le champ linguistique demanière visionnaire.
NOTES
[1] Robert Berrouët-Oriol, 31 juillet 2011 : « Le ‘système’ linguistique d’Yves Déjean conduit à une impasse ». Également dans Le Nouvelliste et Potomitan
[2] Robert Berrouët-Oriol, 15 novembre 2014 : « L’Académie créole : « lobby », « ONG » ou institution d’État sous mandat d’aménagement linguistique ?». À la suite de cet article. Et également dans AlterPresse
[3] Berrouët-Oriol, R., D., Cothière, R., Fournier, H., Saint-Fort, 2011. L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions., Éditions du Cidihca et Éditions de l’Université d’État d’Haïti.
[4] Robert Berrouët-Oriol, 30 novembre 2011 : « L’école en créole, en français, dans les deux langues ? État de la question et perspectives ». Également dans Potomitan
[5] Robert Berrouët-Oriol, 2014. Plaidoyer pour une éthique et une culture des droits linguistiques en Haïti . Éditions du Cidihca (Montréal) et Centre œcuménique des droits humains (Port-au-Prince).
[6] Voir la note 2
[7] Fritz Deshommes : « Èske se Prezidan Repiblik la ki dwe enstale Premye Akademisyen Lang Kreyòl Peyi d Ayiti yo ? ». Publié dans AlterPresse le 21 novembre 2014.
[8] La « Lwa pou kreyasyon akademi kreyol ayisyen an » a été votée au Sénat le 10 décembre 2012 et à la Chambre des députés le 23 avril 2013. Elle figure dans Le Moniteur du 7 avril 2014.
[9] « Une Académie de langue kreyòl ou une politique linguistique en Haïti ? ». Également dans Potomitan.
L’ACADÉMIE CRÉOLE : « LOBBY », « ONG » OUINSTITUTION D’ÉTAT
SOUS MANDAT D’AMÉNAGEMENTLINGUISTIQUE ?
Par Robert Berrouët-Oriol
Montréal, le 12 novembre 2014
Avons-nous vraiment besoin d’une Académie [1] créole aujourd’hui en Haïti ? Cette question a été abordée par des gens de tous horizons au cours des dernières années et a suscité de l’intérêt. Suite aux démarches d’un comité dédié à l’établissement d’une telle institution, le sénat a voté en 2012 la loi sur l’Académie du créole haïtien et la chambre des députés l’a fait en 2013. Contraint, l’Exécutif y a donné mollement suite en publiant dans Le Moniteur du 7 avril 2014 la loi portant sur l’organisation et le fonctionnement de cette nouvelle institution. L’installation du conseil des 33 académiciens[2] de la langue créole était prévue le mardi 28 octobre 2014 lors de la Journée internationale de la langue créole.
Ma réflexion, aujourd’hui, portera sur la confusion des genres et l’amalgame des mandats dans le projet Académie créole : confusion entre l’objet réel institué(l’Académie) et le fait qu’elle n’est dotée dès le départ d’aucun pouvoirjuridique d’intervention contraignante et normative à l’échelle de l’État, enparticulier dans le domaine premier et pionnier de l’aménagement linguistique. Dansun pays où tout ce qui touche à la langue créole convoque habituellement desincendies langagiers sinon des débats passionnés, comment comprendre la désaffectation de l’Académie créole qui n’a pasvu la société haïtienne se mettre debout pour la défendre en sel’appropriant ? Contrairement à la fortemobilisation citoyenne qui avait précédé le vote par référendum, largementmajoritaire, de la Constitution de 1987, de nombreux observateurs ont noté que leslangagiers (écrivains, publicitaires, linguistes, enseignants, etc.); les associationsprofessionnelles et les syndicats d’enseignants; les associations etinstitutions culturelles; les institutions du secteur des droits humains ainsique les églises ne se bousculent pas aux portes de l’Académie créole. Ainsi, la CNEH (Confédération nationale des éducateursd’Haïti regroupant 90 associations enseignantes), qui est pourtant la plusimportante institution syndicale du secteur de l’éducation, ne fait pas partiede l’Académie créole qui devait être « installée » fin octobre 2014. Et hormis l’une et l’autre exception,peu de linguistes haïtiensdontles travaux sont reconnus en Haïti comme en diaspora, sont porteurs etsupporteurs du projet Académiecréole.
L’article 213 de la Constitution haïtienne de 1987 pose de manièretout à fait légitime qu’« UneAcadémie haïtienne est instituée en vue de fixer la langue créole et depermettre son développement scientifique et harmonieux.» Étudiant leprocessus defabrication de cette Académie haïtienne –également dénommée Académie créole ou Akademikreyòlayisyen anÉricSauray, politologue, docteur en droit public et avocat au barreau du Val d’Oiseen France, met en lumière une faille initiale et essentielle, la carence de l’État dans ledit processus.À l’aune de la « République des ONG » où de nombreuses structuresparallèles remplacent depuis des décennies celles de l’État dans sesattributions régaliennes, Éric Sauray précise que :
« Face à la carence de l’État dans lamise en place de l’Académie du créole, l’initiative, purement privée,du « Comité d’initiative » est louable. Mais, elle estchoquante. Elle est choquante car on a l’impression que certaines personnessouhaitent décider à la place de l’État. C’està l’État haïtien, et à l’État haïtien seul, de créer une Académie du créole.Un « Comité d’initiative » peut faire des recommandations si onle lui demande. Un « Comité d’initiative » peut fournir de laréflexion si on le lui demande ou en fonction de ses capacités à organiser desactivités scientifiques de qualité destinées à faire avancer l’état desconnaissances dans les domaines qui intéressent la vie nationale. Mais, un « Comitéd’initiative », peu importe ses alliés publics ou privés, ne peut, enaucun cas, décider de créer son Académie et de mettre l’État devant le faitaccompli. Dans un pays où tout lemonde usurpe des titres et impose ses lois ou ses institutions, il serait bienque l’exemple vienne d’en haut. Bref, si le projet est légitime, il estfardé de ce manque de modestie dont font preuve, trop souvent, certains membresde la classe des instruits de premier rang d’Haïti. C’est l’État qui doit créerdonc il lui revient également de fixer l’agenda et de choisir aussi lesexécutants des projets qu’il doit porter en vertu de ses prérogativesconstitutionnelles.» (Le souligné en gras est de moi)
D’ailleurs j’ainoté dans les « préambules » de la loi portant sur l’organisation et le fonctionnement de l’Académie créole la reconnaissance du principede la primauté de l’État : « Lè nou konsidere nesesite pou Leta kreyeAkademiAyisyen an, ba li estati,misyon ak fonksyon li, jan Konstitisyon 1987 la mande li ». Cespréambules attestent donc que l’Académie créole aurait dû être créée par l’Étathaïtien. Mais le « Comité d’initiative » a créé « son » ONGen dehors de l’État et il s’est enfermé dans une posture attentiste :c’est l’Exécutif qui doit « installer » la nouvelle institution… Confusiondes genres et des mandats… Pour sa part Éric Sauray poursuit son analyseen pointant du doigt le fait que la proposition de loi à soumettre au Parlementhaïtien n’a été rédigée qu’en créole, alors que la constitution de 1987 consignequ’Haïti dispose de deux langues officielles, le créole et le français. Plusloin le juriste affirme avec rigueur que « Le comité d’initiative ne peut pas choisirles académiciens »… L’histoirerécente a pourtant montré que ce « Comité d’initiative »s’est attribué le « droit » de cooptation et de choixdes académiciens loin de tout souci de transparence…
Avec la mêmerigueur, Éric Sauray cible lesambiguïtés et les paradoxes de la proposition de loi ,ambiguïtés et paradoxes liés à la carencede l’État dans le processus de fabrication de cette Académie haïtienne:
« L’article23 de la « proposition de loi » m’a également surpris. Le Comitéd’initiative, qui n’a pas pris l’initiative pour rien, se réserve le droit dechoisir les premiers membres à vie de son académie. C’est choquant sur le plandéontologique. On ne peut pas porter leprojet et choisirsoi-même les membres del’Académie. Dans ce cas, pourquoi solliciter l’appui de l’État, autant faire sapropre institution privée ! Saufque pour créer et faire vivre une telle institution, le Comité a besoin de l’État pour fournir à l’Académie son siège(article 1), ses moyens financiers et ses ressources matérielles (article 7),pour payer les primes de réunion des Académiciens à vie, qui peuvent être âgésde quarante (40) ans et qui peuvent être au nombre de cinquante cinq (55)(article 28) ou pour publier ses décisions dans LeMoniteur (article 45)… (…) Quoi qu’il en soit, pour être respectés, les membresde l’Académie auront nécessairement besoin de l’onction étatique que constitueun décret ou un arrêté de nomination. Par conséquent, il ne serait pasraisonnable que le Comité d’initiative choisisse les membres de la futureAcadémie. La raison est simple : en démocratie, les choix privés relèventtoujours du subjectif et de l’arbitraire.(Le souligné en gras est de moi.)
Malgré la rigueur attestée de sonanalyse, Éric Sauray n’aurait pas pu prévoir que l’Académie créole,instituée juridiquement par le Parlement, n’allait pas être« installée » en octobre 2014 par l’actuel Exécutif néo-duvaliéristequi ne s’intéresse nullement au « problème linguistique haïtien ». Aumoment où j’écris ces lignes, l’Académie créole s’apparente à un chétif Ovni enorbite sur lui-même, sans prise aucune sur la situation linguistique d’Haïti… Ilimporte donc d’en analyser les écueils originels.
Confusion des genres, confusion dans la nature dumandat
Il faut bien prendre la mesureque l’Assemblée constituante qui a rédigé la Constitution de 1987 n’avait entête que les modèles normatifs connusdu passé, notamment celui de la prestigieuse Académie française. Malgré cela,dans l’esprit et la lettre de l’article 213 de la Constitution de 1987,l’Assemblée constituante n’a accordé aucun pouvoir normatif et contraignant àl’Académie créole : elle est uneinstance déclarative (elle émettra des avis, des souhaits, des vœux), elle n’est nullement normative etcontraignante. En clair, le Parlement haïtien n’a accordé aucun pouvoirjuridique d’aménagement linguistique à l’Académie créole qui, de ce fait,ne peut qu’émettre des avis « …envue de fixer la langue créole et de permettre son développement scientifique etharmonieux.»
Mais le « Comitéd’initiative » fait une lecture volontairement tronquée et trompeuse de l’article213 de la Constitution de 1987 lorsqu’il attribue à l’Académie créole unejuridiction et un mandat d’aménagement des deux langues officielles du pays,notamment en ce qui a trait à la promotion du créole dans l’Administrationpublique et au chapitre de la rédaction bilingue des lois au Parlement. Au jourd’aujourd’hui, l’Académie créole est une petite structure para-étatique,aux marges de l’État, elle est de nature déclarative et elle estdépourvue de tous les instruments juridiques d’intervention dans les champs del’aménagement linguistique. C’est donc pour absoudre et dissoudre la confusiondes genres, la confusion dans la nature de son mandat que le « Comitéd’initiative » de l’Académie créole a choisi de faire fonctionnercette petite structure para-étatique sur le mode d’un lobby linguistique, d’un groupe de pression quasi-privédont l’action n’émane pas de l’État et n’est pas assumée par l’État. Contrairementà ce qu’elle pourrait faire croire, l’Académie créole ne peut en aucun cas obligerl’État ou le ministère de l’Éducation à adopter à l’échelle nationale des mesurescontraignantes « …en vue de fixer lalangue créole et de permettre son développement scientifique et harmonieux » :l’Académie créole n’en a pas le pouvoir juridique ni les règlementsd’application qui relèvent d’une loi d’aménagement linguistique.
Ainsi, il est trompeurd’affirmer, en préambule de la loi, que « Lè nou konsidereAkademiAyisyenan dwe garanti dwalengwistiktout Ayisyensou sa ki konsène langkreyòllauisque ces « droitslinguistiques» ne sont pas juridiquement(constitutionnellement) reconnus et définis dans la loi votée par le Parlement etne relèvent pas du mandat de l’Académie créole qui est, je le répète, « de fixer la langue créole et de permettreson développement scientifique et harmonieux ». Dans tous les cas defigure, aucune vision conséquente de la situation linguistique d’Haïti nesaurait être développée ni mise en œuvre en dehors de la définition juridiqueet constitutionnelle des « droitslinguistiques », du « droit àla langue» et de « l’équité des droits linguistiques ».
Enfin dans la confusion desgenres et des mandats, l’embryon d’Académie créole semble avoir ravi une partiedu mandat traditionnel de la FLA (Faculté de linguistique appliquée), qui estde « Contribuer à (…) la réalisation de travaux dans les multiples champstouchant à la linguistique, à l’éducation, à l’alphabétisation (…). L’opérationa sans doute été facilitée par le fait, connu, que la FLA depuis des décenniesest traitée en parent pauvre dans l’organigramme de l’UÉH (Université d’État d’Haïti), en Faculté banalisée par le rectorat de l’UÉH, comme dans lamise à sa disposition de budgets dérisoires et de faibles appuis académiques. Celaexplique, partiellement, que depuis une trentaine d’années la FLA a peu accomplisa mission et publié peu d’ouvrages scientifiques, entre autres de typevocabulaires ou lexiques créole-français. Le rôle-conseil que la FLA entendaitjouer dans le champ linguistique comme dans les systèmes éducatifs haïtienssera désormais vampirisé par l’embryon d’Académie créole et la FLA s’entrouvera davantage fragilisée et marginalisée dans ses champs d’intervention.
Alors même que tout débat publicsemble forclos en Haïti sur un sujet aussi essentiel, je dis haut et clairqu’il y a –au « Comité d’initiative » et à l’embryon d’Académiecréole–, une myopie voulue et consentie, un constant mélange des genres, unevolonté de confusion entre, d’une part, une petite structure para-étatiquefonctionnant sur le mode d’un lobbylinguistique, d’un groupe de pression et, d’autre part, unvéritable projet d’aménagement linguistique régi par une loi et des règlementsd’application. Tel me semble être un débat majeur à mener sansperdre de vue qu’une Académie créole, autrementinstituée, trouvera toute sa légitimité dans un prochain projet depolitique linguistique régi par une loi fondatrice d’aménagement de nos deuxlangues officielles et des règlements permettant son application mesurable.Dans la vie des langues, dans les communautés linguistiques, cela s’appelle« ne pas mettre la charrue avant les bœufs »…
[ Première publication : AlterPresse, Port-au-Prince, 15 novembre 2014 ]
[1] Hugues Saint-Fort, mars 2013. « Une Académie de langue kreyòl ou une politique linguistique en Haïti ? ».
Voir aussi Robert Berrouët-Oriol, juillet 2011 : « Le ‘système’ linguistique d’Yves Déjean conduit à une impasse ».
[2] « Haïti-Langue. Vers l’installation des membres de l’Académie créole le 28 octobre 2014 ».
[3] Frenand Léger (2011). « Création de l’Académie du créole haïtien : futilité ou utilité sociale ? ».
[4] Renaud Gauvin (2014) : « Les emprunts du créole haïtien à l’anglais et à l’espagnol ». Les Éditions de l’Harmattan, Paris; voir aussi Renaud Govain : « Coup d’œil sur l’Académie du créole haïtien », Le Nouvelliste, 4 septembre 2014.
[5] Éric Sauray, 12 octobre 2012. « Observations critiques sur la proposition de loi relative à la création d’une Académie du créole haïtien ».
[6] Idem
[7] La « Lwa pou kreyasyon akademi kreyol ayisyen an » a été votée au Sénat le 10 décembre 2012 et à la Chambre des députés le 23 avril 2013. Elle est consignée dans Le Moniteur du 7 avril 2014.
[8] Idem.
[9] Sur la notion centrale de « droits linguistiques », sur celle du « droit à la langue », voir Berrouët-Oriol, R., D., Cothière, R., Fournier, H., Saint-Fort (2011) : L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions. Éditions du Cidihca et Éditions de l’Université d’État d’Haïti. Voir aussi : Joseph-G. Turi (1990) : « Le droit linguistique et les droits linguistiques ». Dans Les Cahiers de droit, vol. 31 no 2 : les Presses de l’Université Laval, Québec.
[10] Voir la note 7.
[11] Sur la notion d’« équité des droits linguistiques », sur celles de « droits linguistiques » et de « droit à la langue », voir également Robert Berrouët-Oriol (2014) : « Plaidoyer pour une éthique et une culture des droits linguistiques en Haïti ».
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